Avec l’autorisation de son auteur, je dépose ici ce texte qui me semble avoir sa place dans les interrogations lancinantes et les réflexions amères qui hantent les fils de ce forum.
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lalettredujeudi.canalblog.com]
« (…) visite sur le site des éditions Zoé afin d’avoir quelque idée à propos d’un livre de Corinna Bille (compagne, épouse, de Maurice Chappaz) que j’ai commandé. Sur le site de cette maison d’édition, je trouve un extrait du livre d’Etienne Barilier Contre le nouvel obscurantisme, voici le lien : [
www.editionszoe.ch] . Ce texte écrit en nonante-cinq n’a guère pris de rides ; pire, ce qu’il dénonce, l’obscurantisme, n’a fait que croître partout dans le monde. J’ai souvent cette impression que l’individu d’aujourd’hui, je veux dire plus explicitement, l’artiste, l’intellectuel, a une tâche de sauvegarde qui le rapproche du moine de l’époque des invasions barbares : il s’agit de préserver ce que l’on peut là où l’on est : les savoirs, les choses de l’art, les manières et tout ce qui est menacé de sombrer. Cette tâche de sauvegarde, et la conscience que nous en avons, est sans doute ce qui nous distingue des artistes du siècle passé qui rêvaient pour beaucoup de la table rase. Bien entendu, comme dit Renaud Camus, il y a être et être et il y a donc table rase et table rase. La table rase du passé, de toutes les valeurs de la culture et de l’art à laquelle la société actuelle procède n’est pas tout à fait la table rase des dadaïstes qui aussi nihilistes qu’ils semblèrent être étaient aussi des constructeurs. Le dadaïsme fut le terreau du surréalisme, chacun sait cela. Je ne prétends pas que désormais la tâche de l’artiste soit uniquement de préservation et de sauvegarde, je prétends simplement que cette tâche s’est ajoutée aux autres tâches. Et d’abord, c’est la langue qu’il s’agit de préserver. Cette tâche n’exclut pas, loin s’en faut, la pratique de la langue comme étrangèreté au sens à la fois proustien de nouvelle langue dans la langue, de langue propre au texte, et aussi bien au sens camusien de langue comme chose non spontanée, chose non naturelle, chose qui n’est pas de l’ordre du moi mais qui, au contraire, excède de toutes parts ce moi engoncé dans sa moïté imbue d’elle-même, son soi-mêmisme aigu. En clair, la langue reste à inventer. Il ne s’agit pas de proposer un retour au classicisme. Il s’agit, au contraire, de proposer de garder en mémoire cette langue classique, de continuer à la comprendre et à l’entendre car de là nous venons. L’artiste doit entendre et voir toutes les langues. À un autre degré, il faut savoir que Beckett procède de Dante, de Proust de Geulinx, un disciple de Descartes.
Illustration. J’ai reçu, il n’y a pas très longtemps, le catalogue d’un artiste français. Un garçon de mon âge dont le travail présenté dans le catalogue consiste à réaliser une fois par mois un autoportrait à l’aquarelle qui est mis en scène selon l’actualité du mois ; l’autoportrait est accompagné d’un texte qui semble extrait d’un journal de bord. L’aquarelle est d’une grande qualité, et le tout est très maîtrisé. La langue par contre qui accompagne les images est précisément celle que l’on entend partout et à toute heure : syntaxe nulle, vocabulaire sous la ceinture. La langue signale la morale de sa forme, de sa syntaxe et de son lexique : le rêve de cet artiste est de devenir le roi de la foire d’art de Berlin. Bref, c’est un peu une version « star académie » de l’art : être le meilleur, l’élu, le choisi entre tous et à l’exclusion de tous ; avec en outre la même parlure. Je ne dis pas que ce garçon devait s’exprimer dans la langue de Racine, mais je pose la question de savoir pourquoi, s’il a pris la peine de mettre en scène son portrait, il n’a guère songé à le faire pour la langue. Volonté de réalisme ? Peut-être. Ou n’est-ce pas plutôt un signe de l’inconsciente soumission de cet artiste à l’ordre du monde tel qu’il se dit ? »