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Divagation généraliste

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
14 mars 2008, 04:29   Divagation généraliste
Les machines réalisent cette prétention grossière qui consiste à vouloir nous priver de la matérialité des choses et, dans cette ambition, elles nous comblent. Il faut suivre cette passion de la mise à distance, qui n'est d'aucune nationalité bien repérable.

Cette faculté que nous nous sommes donnés de faire disparaître avec méthode quantité de gestes qui s'exécutaient, naguère encore, et massivement, en prise directe, n'empêche pas, malgré les modifications profondes qu'elle entraîne dans les échanges humains, qu'on s'attache par-dessus tout à des questions de voisinages entre ce qu'on croit être des ethnies. Il faut dire qu'elle se donnent en effet tout l'air et la faconde d'en être encore. Mais c'est un air dont l'enjeu pour les techniques est qu'il disparaisse. Nos machines seules sont capables d'en finir avec les caractères ethniques et toutes leurs complications. On ne peut raisonnablement se passer de les citer à comparaître, ces techniques, dans l'examen des occasions de sentir la substitution d'un peuple par un autre, avec cette circonstance particulière qu'il puisse s'agir avec elles de la substitution de TOUS les peuples par un peuple d'utilisateurs d'appareils au fonctionnement rigoureusement identique, de Luceram à Dzurow.

Et néanmoins, l'habitant de Luceram tient à conserver son identité, il s'aime, rejoint en cela par celui de Dzurow, les deux également confiés aux bons soins de semblables satellites qui transportent leurs points de vue, leurs intentions, y compris celle qu'ils ont d'en découdre. C'est une envie qui en démange plus d'un. Il y en a qui ont commencé à se gratter furieusement. Il ne faudrait tout de même pas que cette envie d'en découdre endommage trop les appareils. Chacun se ferait bien une petite barbarie, mais sans trop démolir le matériel et continuer à le perfectionner.

Or, s'il faut en croire certains, ces perfectionnements, l'amélioration croissante du matériel, les frontières sans cesse reculées dans ce qu'il est permis aux hommes d'accomplir, tout ce génie inventif jamais en repos serait une spécialité occidentale, tandis qu'une certaine religion, par la rigidité de ses dogmes et pratiques, empêcherait d'aller bien loin dans la connaissance scientifique de la réalité, immédiatement suivie d'une application pratique sous forme d'appareils domestiques.

Si l'on tient pour vraies ces propositions, on doit en conclure que, sous la domination de cette certaine religion, le progrès scientifique connaîtrait nécessairement un sérieux ralentissement dont les membres eux-mêmes de la secte dominatrice ne tarderaient pas à être biens marris, comme tout le monde. Dieu cependant a pourvu à tout. Il a permis que quelques milliers d'intelligence, une poignée de cerveaux (qui peuvent bien croire ce qu'ils veulent et vivre comme ils l'entendent), suffisent à terme à assurer la bonne marche et les manières de millions d'individus, si bien libérés de toutes les tâches utiles et inutiles qui en faisaient des hommes, qu'il ne leur reste plus comme ultime preuve de leur humanité le seul exercice interdit aux machines : prier. Et plutôt cinq fois qu'une.

Ce qui devrait nous conduire à surveiller de très près tous les gestes que nous confions à nos machines, c'est que celles-ci pourraient s'accorder à merveille avec les mœurs les plus archaïques du mode d'emploi religieux.

Et les surveiller de près signifie penser les machines, non pas comme devant nous débarrasser des gestes simples ou complexes mais, au contraire comme étant au service de notre fantaisie, de notre bon plaisir et temps passé à sa guise.

A propos de cette expression, "à sa guise", je viens d'apprendre qu'elle n'est plus de saison dans les notices publicitaires, telles que je les rédige en ce moment pour un catalogue d'objets par correspondance. Je l'ai utilisée étourdiment dans le descriptif d'un vaporisateur de vinaigrette, l'un des objets qu'il m'appartenait de mettre en valeur. J'ai écrit que parmi les mérites de ce gadget, on pouvait "aromatiser à sa guise" l'huile des assaisonnements. Ebohifou ! Mon correcteur a entouré cette "guise", comme terme inaproprié, i guesse.

Je me suis laissé aller dans une autre occasion, au moment de faire l'article en vue de favoriser la vente d'un livre pratique qui apprend au néophyte comment tenter sa chance en Bourse. On voit sur la couverture un homme en complet veston pousser une brouette pleine de billets. Mon accroche a été bien reçue : "Premiers pas dans la cour des grands ", mais la suite a connu la vigilance du correcteur. Ainsi, dans la phrase : "Ce livre pratique s'adresse à tous ceux qui souhaitent s'initier aux mille et un secrets des placements boursiers mais sont retenus par des représentations intimidantes de cet univers.", le tronçon après "mais" a été réécrit comme suit : "mais craignent de débuter et de se tromper au départ."

A la lecture d'un tel corrigé, on pourrait légitimement croire que mon commanditaire se propose de s'adresser à de rustiques populations et que j'ai trouvé du taf au service d'un catalogue des campagnes. Au village, la venue de certain gros camion plein de choses est précédée par la distribution dans les boîtes aux lettres de catalogues d'objets dont l'attrait enfantin m'est resté. Mais non ! La cible qu'on me prie de viser est celle d'un lectorat de magazines généralistes, volontiers feuilletés par des cadres, des cadres français dont certains s'inquiètent peut-être de voir leur identité se dissoudre mais vis-à-vis de qui il est trop aléatoire de vouloir se faire comprendre en disant "à sa guise", "représentations intimidantes", un lectorat de dirigeants ou apparentés qui comprend plus surement "débuter" car il ne veut surtout pas se "tromper au départ", trop occupé qu'il est à chercher, conserver, changer d'empoi, un lectorat de gens qui ne sont pas à perdre du temps pendant que la baignoire se remplit, avec ses gouttes d'huiles essentielles, on a pensé à eux, et voici le "poisson-alarme", ingénieux et ludique gadget qui, au moyen d'une sonnerie qui se déclenche quand l'eau l'atteint, avertit notre cadre que sa baignoire est pleine et l'arrache à quelque taf, distraction d'écran ou communication téléphonique.

Ainsi quelques-une de mes notices ont-elles été efficacement corrigées, mais somme toute, en terme de réécritures entraînées par mes impairs, je tire un bilan globalement positif de ces quatre-vingt notices et je pense être parvenu, dans la majorité des cas, à me mettre au niveau du désir d'achat des cadres français. Sur le tard, ça remonte en insomnie.
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