Cher Henri, je vous ai déjà parlé sur l’autre site de Pol Vandromme, et, je ne crois pas être très loin de l’esprit de vos beaux messages en citant ci-dessous un passage de ses souvenirs* dans lequel, après avoir conté son éveil d’adolescent ébloui à la littérature, ses émois et ses désenchantements (par exemple, sa joie en découvrant la bibliothèque paroissiale (à Charleroi) prise pour la caverne d’Ali Baba, sa déconvenue lorsqu’il se rend compte que le catalogue est dressé par le directeur de conscience du bibliothécaire et que par conséquent à peu près toute la grande littérature est prohibée), il évoque un autre dégrisement et ce, après la libération. Il découvre que la littérature d’après la résistance et la collaboration va très rapidement faire l’objet de procès en canonisation ou en sorcellerie et Il remarque, consterné, qu’après avoir mis à l’air ses égouts, puni ses traîtres, la société entre progressivement dans une période de liberté plus surveillée que jamais. Il ironise sur la « littérature qui allait devenir le dindon d’une farce civique ainsi qu’elle l’avait été d’une farce cléricale »… On ne peut s’empêcher de penser à tous les procès rétroactifs que l’on fait actuellement à de plus en plus de nos grands écrivains. On ne peut s’empêcher de penser aux tricoteuses qui, bien des années plus tard, ont sali Renaud Camus.
« Longtemps, la liberté d’expression avait été un bloc. La laïcité ne transigeait pas là-dessus ; c’était même pourquoi elle stigmatisait l’obscurantisme des Églises. Aucune limite à la contestation. Aucune interdiction de séjour pour les idéologues, ni pour les militants, qu’ils fussent royalistes ou républicains, socialistes ou Croix-de-feu, catholiques ou francs-maçons, communistes ou fascistes. La démocratie savait faire la différence entre ses amis et ses ennemis, elle savait mieux encore ce qui la distinguait de la dictature. On n’était démocrate que si l’on tolérait les antidémocrates et si l’on s’abstenait d’entraîner les controverses au poste de police et au cabinet du juge d’instruction. Avoir mauvais goût en littérature, être odieux en politique, médire du pouvoir à mots populaciers, vitupérer ses principes, réprouver ses mœurs, ridiculiser ses grands prêtres et renverser ses idoles, ces séditions livresques n’exposaient personne au bannissement. La société ne s’estimait pas en péril de mort lorsqu’elle était moquée par les chansonniers, contredite par les journalistes d’opposition, secouée par les pamphlétaires.
J’aurais le ridicule aux trousses si j’enjolivais le tableau. La république avait toujours considéré d’un œil torve les auteurs qui la dérangeaient, mais l’ingéniosité de son hypocrisie avait maintenu sous le boisseau la liste de ses répugnances littéraires. À la litanie du cercle paroissial : « C’est la faute à Gide, c’est la faute à Cocteau », ne répondait pas en écho : « C’est la faute à Barrès, c’est la faute à Gaxotte ». En septembre 44, euphorique dans le tourbillon d’écume, elle abdiqua toute prudence, dilapida l’héritage de Voltaire « Je ne pense rien de ce que vous pensez, mais je me battrai jusque sur mon lit de mort pour que vous puissiez penser ce qui m’horrifie »), tomba le masque et publia son Index.
La démocratie parlementaire convertie à l’intégrisme théocratique, les libertins d’autrefois en bien-pensants d’aujourd’hui et la foire sur la place ! Il y avait de quoi être abasourdi devant la mise en vacances de la démocratie dite culturelle. Je le fus davantage, atterré devant l’alignement de la république des lettres sur la république jacobine. À l’heure de ce qui aurait dû être les retrouvailles de l’État et de la liberté, l’esprit totalitaire colloquait la littérature, instruisait à sa charge et requérait contre elle, lynchait les écrivains, interdisait de publication les deux tiers des grands auteurs et s’engageait à boycotter, par bons confrères interposés, les éditeurs qui snoberaient ses consignes. Sur le marché au bétail, des inspecteurs vétérinaires condamnaient à l’abattoir la meilleure part du cheptel, graciaient l’autre, médaillaient quelques vaches, sacrées par eux et pour eux. Une mécanique liberticide instaurait la pensée conforme de manière inexpugnable, avant de l’instituer en adjurant la magistrature de légaliser la lettre de cachet. Un mauvais citoyen ne pouvait être qu’un mauvais écrivain. Ce qui impliquait que le mauvais écrivain devait être fiché et blâmé comme l’était le mauvais citoyen.
Rien, jamais, n’expliquerait que le complot de la coercition sociale contre la littérature avait été ourdi par les écrivains sous l’égide de leur Comité national, illustration emblématique de la métaphore flaubertienne du catoblépas, cet animal de caverne, monstre de masochisme qui, pour se nourrir, se dévore lui-même. Jusqu’à la fin de mes années, mon indignation serait aussi violente qu’au premier jour.
(…)
J’en étais revenu à la case départ de mon jeu de l’oie. La même haine de la littérature, la même haine calomnieuse, la morale conjuguée pour que la liste noire de la citoyenneté rancunière ne fût pas en reste avec celle de la prêtrise balourde. Pour le C.N.E., Giono avait perdu la guerre de Gamelin ; pour le cercle paroissial, c’était Gide le responsable.
La littérature, dindon d’une farce civique ainsi qu’elle l’avait été d’une farce cléricale. Demain, comme hier, par amour des livres, il me faudrait traiter le bibliothécaire du C.N.E. avec la même rudesse que celui du cercle paroissial. »
Plus loin, il dresse un portrait des écrivains d’avant la « peopolisation », suggérant le peu d’intérêt qu’il y a à fouiller dans leur vie intime ou leurs convictions idéologiques. Mais la copie de ce passage sera pour un peu plus tard…
*Pol Vandromme
Bivouacs d’un hussard
Ivresses et escagasseries littéraires