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Proust antijuif ?

Envoyé par Jean Robin 
14 mars 2008, 19:33   Proust antijuif ?
Je sais, comme chacun sur ce forum, le respect que Renaud Camus manifeste envers Marcel Proust, c'est pourquoi je soumets à votre attention un livre dont je trouve le titre scandaleux et diffamatoire, si ce terme peut être employé à l'encontre de personne décédée.
Contrairement à ce que je viens de faire en titre de cette note, aucun point d'interrogation n'a été ajouté à l'affirmation "Proust antijuif" qui constitue le titre d'un ouvrage paru en septembre 2007, et dont la presse ne s'est heureusement pas emparée.

Voici la présentation du livre, trouvée sur Amazon :
"Présentation de l'éditeur
A la fin du XIXe siècle, forte des valeurs défendues par la Révolution française, une large part de la bourgeoisie israélite croit aux valeurs de l'intégration. Mettre en sourdine sa propre culture permettrait de se fondre dans la masse et peut-être même d'accéder au monde clos des salons parisiens. Marcel Proust ne fait pas exception à cette vision. L'affaire Dreyfus le mettra face à ses contradictions et pointera l'antisémitisme d'une société résolue à conserver ses préjugés. Dans ce brillant essai, Alessandro Piperno nous offre une traversée de ce moment de vérité, annonciateur des drames du génocide juif, où les israélites redeviendront - pour les autres et pour eux-mêmes - des Juifs.

Biographie de l'auteur
Alessandro Piperno est né à Rome, en 1972, d'une famille mixte, père juif et mère catholique, à l'inverse de Proust. A travers ce dernier, il découvre la littérature française qu'il enseigne aujourd'hui à l'université de Tor Vergata à Rome. Son parcours d'écrivain commence en 2000 avec cet essai, et se poursuit en 2005 lorsqu'il publie Avec /es pires intentions, qui fait de lui l'enfant prodige de la littérature italienne"

Certains d'entre vous ont-ils lu ce livre, et dans tous les cas êtes-vous aussi surpris, pour ne pas dire déçu qu'une telle affirmation puisse paraître en titre d'un livre aujourd'hui en France, alors que Proust était juif, comme chacun sait, de mère qui plus est. Un juif anti-juif, c'est un peu comme un sanglier chasseur, non ? Moi qui n'ai pas tout lu Proust, ces accusations si graves ont-elles une (mal)chance d'être justifiées ?
14 mars 2008, 21:18   Re : Proust antijuif ?
Vous n'ignorez pas le topos de la haine de soi juive, Monsieur Robin... Il se pourrait bien (simple hypothèse) que le judaïsme porte avec lui l'anti-judaïsme (de Saint Paul à Sabbatai Zevi, jusqu'à, pourquoi pas, les Israélites du franco-judaïsme, Proust, et aujourd'hui, qui sait, quelques Juifs radicalement anti-sionistes (pas pour des raisons religieuses ou mystiques, mais pour des raisons politiques et morales, suivant le tropisme de l'universalisme ou, plus proche de nous, du post-nationalisme). J'ai appris dans Le Monde d'aujourd'hui, par exemple, un nouveau concept, celui d'"a-sionisme", utilisé par Art Spigelman, le dessinateur. On connaissait le post-sionisme, l'antisionisme, voilà l'a-sionisme, concept bricolé par un Juif diasporique "postnational".
14 mars 2008, 22:25   Re : Proust antijuif ?
"Vous n'ignorez pas le topos de la haine de soi juive, Monsieur Robin..."

Merci d'expliciter ce qui pourrait être compris comme une insulte.
14 mars 2008, 22:32   Re : Proust antijuif ?
Une insulte ?
Je pense au concept élaboré par Theodor Lessing ("La haine de soi juive"), repris par l'Américain Sander Gilman, et dont on trouve çà et là des analyses aussi bien chez le Sartre des Réflexions sur la question juive, que chez l'Albert Memmi du Portrait d'un Juif. Il s'agit de la psychologie de l'intériorisation du regard d'autrui, en l'espèce du regard de l'antisémite, b-a-ba, me semblait-il, de la psychanalyse existentielle.
Une insulte ? Et moi qui m'efforçais de répondre à une question (mais peut-être ne s'agissait-il pas d'une vraie question) qui vous aurait peut-être laissé sans interlocuteur...
14 mars 2008, 22:52   Re : Proust antijuif ?
J'ai dit que la formulation que vous avez employée nécessitait explicitation, car elle pouvait être comprise comme une insulte.
Oui, une insulte. Oui, pouvait être comprise. Pas était comprise. Pouvait être comprise. Merci donc pour votre réponse et pour l'explication de votre réponse.
Cela dit je ne sais toujours pas si Proust a une quelconque (mal)chance d'être antijuif...
14 mars 2008, 23:29   Re : Proust antijuif ?
Quand bien même Proust aurait été "anti-Juif", cela ne changerait rien à sa place dans la littérature occidentale. Par ailleurs, cette formulation "anti-Juif", est brutale, sans nuance. On peut parler d'un rapport conflictuel de Proust au judaïsme, mais "anti-Juif", c'est d'une platitude...
Utilisateur anonyme
14 mars 2008, 23:35   David Golder
Sur cette question de "la haine de soi", le cas d'Irène Némirowski me semble plus parlant que celui de Marcel Proust.
14 mars 2008, 23:42   Re : Proust antijuif ?
Merci, Monsieur Orimont Bolacre, pour la référence. J'étais justement à un colloque où j'ai entendu un professeur qui essayait désespérément de "sauver" Némirowski de cette accusation. Le résultat n'est pas très probant. Quand on dit que les Juifs du ghetto pullulent comme des rats, si ce n'est pas antisémite, je ne sais pas ce qui peut l'être. Mais là encore, il ne s'agit pas de juger ou d'incriminer, surtout quand on connaît son destin tragique...
Utilisateur anonyme
15 mars 2008, 09:06   Re : Proust antijuif ?
Alessandro Piperno est un jeune auteur doué et malin qui sait comment se faire remarquer ; il puise une bonne part de son inspiration chez Philip Roth comme le prouve son premier roman (largement autobiographique), Avec les pires intentions (disponible en Folio), où l'on retrouve le ton et l'esprit de Portnoy et son complexe, transposés dans le milieu de la bourgeoisie juive romaine. On le voit souvent en Italie dans les émissions populaires où son goût de la provocation, son humour pince-sans-rire et sa virtuosité à jouer avec les limites du politiquement incorrect font merveille et lui valent de grands succès de librairie. Il savait pertinemment qu'avec un titre pareil, son premier livre ne passerait pas inaperçu ! En fait, son essai est beaucoup plus subtil et nuancé et mérite d'être lu, même si ses analyses ne brillent pas toujours par leur originalité ; il y montre par exemple comment coexistent chez Proust l'orgueil d'appartenir à la caste des "différents" (et cela vaut autant pour son judaïsme que pour son homosexualité) et "le dépit face à l'insuffisance de cette condition, qui se traduit par de violentes colères contre lui-même, contre ses origines, contre ses propres atavismes incontrôlés."
15 mars 2008, 10:21   Re : Proust antijuif ?
Merci Alexis pour ces précisions.
Dès lors, ce livre mérite-t-il selon vous ce titre laminaire, sans point d'interrogation ?
Utilisateur anonyme
15 mars 2008, 12:06   Re : Proust antijuif ?
Quand on sait que c'est l'existence même de la réalité que Proust met en question, on mesure le degré d'importance de cette petite provocation.
15 mars 2008, 12:08   Contre Sainte-Beuve
Marcel Proust met lui-même en garde contre la manie biographiste qui fait s'intéresser à la vie et aux moeurs des écrivains, alors que la source de leur oeuvre se situe dans un Moi profond, inaccessible aux biographes et aux idéologues. La personne de Marcel Proust a été prise dans les conflits de l'Affaire Dreyfus, etc... Ce qui compte n'est pas cette personne, mais son élaboration de ces crises dans un roman qui les représente, les pense et les transcende. Ruth R. Wisse, professeur de littérature yiddish et de littérature comparée à Harvard, a fait paraître en 2000 un ouvrage intéressant sur la notion de littérature juive, The Modern Jewish Canon, a journey through language and culture, Free Press, New York. Dans une passionnante préface consacrée aux critères linguistiques de définition de la littérature juive, elle explique les raisons pour lesquelles elle n'inclut pas Proust dans son étude. L'intérêt de l'argumentation consiste dans le fait qu'elle tire ses observations des livres de Proust, non de ce qu'il appellerait sa vie extérieure. Cette vie extérieure fut marquée de sympathies dreyfusardes et d'une ascendance juive du côté maternel, malgré le baptême et l'éducation catholiques. Ruth R. Wisse l'exclut du Canon juif moderne non à cause du portrait sévère et caricatural qu'il fait de la "tribu" Bloch: elle connaît trop de bien plus virulentes caricatures en yiddish, en hébreu et en d'autres langues (on ferait bien de ne pas conclure trop vite à la haine de soi, à quoi l'on ne songe pas à propos des Français quand on lit La Bruyère, Balzac ou Céline). Si Proust n'est pas, pour Ruth R. Wisse, un écrivain juif, c'est que le narrateur de la Recherche, à chaque page du roman, ne cesse de manifester son inappartenance, son détachement de toute solidarité ethnique, avec des Juifs comme avec les Français (sauf dans une page très exceptionnelle, très patriotique, du Temps Retrouvé). Elle conclut la question en écrivant: " Proust's familiarity and sympathies do not translate into a novel of Jewish experience, however deep and persuasive its knowledge of the subject. On the whole, I think we do well to respect the author's guidelines, instead of taking it upon ourselves to decide, as antisemites do and as the rabbis must, who is a Jew and who is not. Proust's work will continue to give pleasure from outside the Jewish canon." (p. 18)
Utilisateur anonyme
15 mars 2008, 12:53   Une page.
"sauf dans une page très exceptionnelle, très patriotique, du Temps Retrouvé). "


Laquelle est-ce ?, cher Henri (car je suis malheureusement incapable de lire tout Proust, et pourtant... ).
Utilisateur anonyme
15 mars 2008, 12:53   La Bruyère anti-français ?
"(on ferait bien de ne pas conclure trop vite à la haine de soi, à quoi l'on ne songe pas à propos des Français quand on lit La Bruyère, Balzac ou Céline)."

Très juste.
Utilisateur anonyme
15 mars 2008, 13:19   Re : Proust antijuif ?
On dira tout ce que l'on veut mais la haine de soi reste un puissant "moteur littéraire"...
15 mars 2008, 13:46   Haine de soi
Bien cher Henri,

Tout comme Orimont, je suis très frappé par votre juste remarque à propos de La Bruyère ou de Balzac, qu'on peut d'ailleurs compléter par Maupassant (rappelez-vous de la fin de "Boule de suif") et bien d'autres.

Critiquer certains aspects d'une civilisation n'est pas, en effet, de la haine de soi.
Utilisateur anonyme
15 mars 2008, 13:51   Re : Proust antijuif ?
« Moi qui me rappelle ce petit village tout penché vers la terre avare et mère d’avarice, où seul l’élan vers le ciel souvent pommelé de nuages, mais aussi souvent d’un bleu divin, et chaque soir transfiguré au couchant de la Bauce, est encore celui du joli clocher d’église, moi qui me rappelle le curé qui m’a appris le latin et le nom des fleurs de son jardin, il me semble que ce n’est pas bien que le vieux curé ne soit plus invité à la distribution des prix, comme représentant dans le village de quelque chose de plus difficile à définir que l’Ordre social symbolisé par le pharmacien, l’ingénieur des tabacs retiré et l’opticien, mais qui est tout de même assez respectable, ne fût-ce que pour l’intelligence du clocher spiritualisé qui pointe vers le couchant et se fond dans ses nuées roses avec tant d’amour et qui, à la première vue d’un étranger débarquant dans le village, a meilleur air, plus de noblesse, plus de désintéressement, plus d’intelligence et plus d’amour que les autres constructions, si votées soient-elles par les lois les plus récentes… »
15 mars 2008, 14:43   Re : Contre Sainte-Beuve
Juste remarque, cher Jmarc, en prolongement de celle d'Henri Bès: un professeur de littérature anglaise pour qui j'avais une certaine estime nous fit ainsi noter que toute la littérature victorienne, une des plus riches et accomplies qui soient, n'est que virulente critique et déploration de la société victorienne et qu'elle n'exclut pas même la haine ("anger" en anglais, qui est tout autre chose que la colère), chez les Brontë par exemple, ou la cruelle dérision chez d'autres auteurs.
Utilisateur anonyme
15 mars 2008, 15:08   Re : Proust antijuif ?
"il me semble que ce n’est pas bien que le vieux curé ne soit plus invité à la distribution des prix, comme représentant dans le village de quelque chose de plus difficile à définir que l’Ordre social symbolisé par le pharmacien, l’ingénieur des tabacs retiré et l’opticien"


Ah, ce "quelque chose de plus difficile à définir"... Tout est là.
Le Temps Retrouvé, en fait, contient nombre de pages patriotiques dans sa première partie consacrée au Paris de la guerre. Juste avant l'annonce de la mort au front de Robert de Saint-Loup, voici ce que je lis au sujet des cousins millionnaires de Françoise: " Dans ce livre où il n'y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n'y a pas un seul personnage 'à clef', où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire à la louange de mon pays que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s'en offensera pas, pour la raison qu'ils ne liront jamais ce livre, c'est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d'autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s'appellent, d'un nom si français d'ailleurs, Larivière. S'il y a eu quelques vilains embusqués comme l'impérieux jeune homme en smoking que j'avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de savoir s'il pourrait avoir Léon à 10h1/2 'parce qu'il déjeunait en ville', ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j'égale les Larivière." Rivière est d'ailleurs, selon Bachelard qui s'est peut-être souvenu de cette page dans L'eau et les rêves, le plus français de tous les mots. Pour comprendre le choix de Ruth R. Wisse de ne pas compter Proust parmi les écrivains juifs, on comparera cette page à celles d'Albert Cohen, où le fervent désir de France signale, par sa présence et sa ferveur mêmes, que le narrateur ni l'auteur ne sont "naturellement" français, alors que celui d'A la Recherche du temps perdu semble être, exceptionnellement ici, de la même "race" de Saint-André-des-Champs que les Larivière. Cent vingt pages plus haut à peu près, le narrateur signale que Robert de Saint-Loup vient de s'engager volontairement pour aller au front: " ... étant en cela moins original, au sens qu'il croyait qu'il fallait donner à ce mot, mais plus profondément Français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu'il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Morel, d'où deux flèches se dirigeaient, pour se réunir à nouveau, dans une même direction, qui était la frontière." Dans ce dernier tome de la Recherche, on commencerait à douter de l'inappartenance du narrateur, si la dernière partie, où il se change en artiste, ne le plaçait dans la transcendance de l'art, très au-dessus de toutes les fidélités de clan.
Utilisateur anonyme
15 mars 2008, 15:41   Re : Proust antijuif ?
Merci !
15 mars 2008, 15:52   Re : Proust antijuif ?
Oui, vraiment, merci!
15 mars 2008, 16:19   Re : Proust antijuif ?
Je me joins aux remerciements pour ces magnifiques extraits.
Utilisateur anonyme
15 mars 2008, 16:50   Re : Proust antijuif ?
Le mien est un passage d'un lettre à Georges de Lauris, en juin 1902, en réaction aux lois Combes. C'est beau n'est-ce pas ? C'est lui comme je l'aime.
15 mars 2008, 17:06   Re : Proust antijuif ?
Cher Obi Wan, c'est, en effet, très beau.
17 mars 2008, 21:52   Re : Contre Sainte-Beuve
Cher Henri, je vous ai déjà parlé sur l’autre site de Pol Vandromme, et, je ne crois pas être très loin de l’esprit de vos beaux messages en citant ci-dessous un passage de ses souvenirs* dans lequel, après avoir conté son éveil d’adolescent ébloui à la littérature, ses émois et ses désenchantements (par exemple, sa joie en découvrant la bibliothèque paroissiale (à Charleroi) prise pour la caverne d’Ali Baba, sa déconvenue lorsqu’il se rend compte que le catalogue est dressé par le directeur de conscience du bibliothécaire et que par conséquent à peu près toute la grande littérature est prohibée), il évoque un autre dégrisement et ce, après la libération. Il découvre que la littérature d’après la résistance et la collaboration va très rapidement faire l’objet de procès en canonisation ou en sorcellerie et Il remarque, consterné, qu’après avoir mis à l’air ses égouts, puni ses traîtres, la société entre progressivement dans une période de liberté plus surveillée que jamais. Il ironise sur la « littérature qui allait devenir le dindon d’une farce civique ainsi qu’elle l’avait été d’une farce cléricale »… On ne peut s’empêcher de penser à tous les procès rétroactifs que l’on fait actuellement à de plus en plus de nos grands écrivains. On ne peut s’empêcher de penser aux tricoteuses qui, bien des années plus tard, ont sali Renaud Camus.



« Longtemps, la liberté d’expression avait été un bloc. La laïcité ne transigeait pas là-dessus ; c’était même pourquoi elle stigmatisait l’obscurantisme des Églises. Aucune limite à la contestation. Aucune interdiction de séjour pour les idéologues, ni pour les militants, qu’ils fussent royalistes ou républicains, socialistes ou Croix-de-feu, catholiques ou francs-maçons, communistes ou fascistes. La démocratie savait faire la différence entre ses amis et ses ennemis, elle savait mieux encore ce qui la distinguait de la dictature. On n’était démocrate que si l’on tolérait les antidémocrates et si l’on s’abstenait d’entraîner les controverses au poste de police et au cabinet du juge d’instruction. Avoir mauvais goût en littérature, être odieux en politique, médire du pouvoir à mots populaciers, vitupérer ses principes, réprouver ses mœurs, ridiculiser ses grands prêtres et renverser ses idoles, ces séditions livresques n’exposaient personne au bannissement. La société ne s’estimait pas en péril de mort lorsqu’elle était moquée par les chansonniers, contredite par les journalistes d’opposition, secouée par les pamphlétaires.
J’aurais le ridicule aux trousses si j’enjolivais le tableau. La république avait toujours considéré d’un œil torve les auteurs qui la dérangeaient, mais l’ingéniosité de son hypocrisie avait maintenu sous le boisseau la liste de ses répugnances littéraires. À la litanie du cercle paroissial : « C’est la faute à Gide, c’est la faute à Cocteau », ne répondait pas en écho : « C’est la faute à Barrès, c’est la faute à Gaxotte ». En septembre 44, euphorique dans le tourbillon d’écume, elle abdiqua toute prudence, dilapida l’héritage de Voltaire « Je ne pense rien de ce que vous pensez, mais je me battrai jusque sur mon lit de mort pour que vous puissiez penser ce qui m’horrifie »), tomba le masque et publia son Index.
La démocratie parlementaire convertie à l’intégrisme théocratique, les libertins d’autrefois en bien-pensants d’aujourd’hui et la foire sur la place ! Il y avait de quoi être abasourdi devant la mise en vacances de la démocratie dite culturelle. Je le fus davantage, atterré devant l’alignement de la république des lettres sur la république jacobine. À l’heure de ce qui aurait dû être les retrouvailles de l’État et de la liberté, l’esprit totalitaire colloquait la littérature, instruisait à sa charge et requérait contre elle, lynchait les écrivains, interdisait de publication les deux tiers des grands auteurs et s’engageait à boycotter, par bons confrères interposés, les éditeurs qui snoberaient ses consignes. Sur le marché au bétail, des inspecteurs vétérinaires condamnaient à l’abattoir la meilleure part du cheptel, graciaient l’autre, médaillaient quelques vaches, sacrées par eux et pour eux. Une mécanique liberticide instaurait la pensée conforme de manière inexpugnable, avant de l’instituer en adjurant la magistrature de légaliser la lettre de cachet. Un mauvais citoyen ne pouvait être qu’un mauvais écrivain. Ce qui impliquait que le mauvais écrivain devait être fiché et blâmé comme l’était le mauvais citoyen.
Rien, jamais, n’expliquerait que le complot de la coercition sociale contre la littérature avait été ourdi par les écrivains sous l’égide de leur Comité national, illustration emblématique de la métaphore flaubertienne du catoblépas, cet animal de caverne, monstre de masochisme qui, pour se nourrir, se dévore lui-même. Jusqu’à la fin de mes années, mon indignation serait aussi violente qu’au premier jour.
(…)
J’en étais revenu à la case départ de mon jeu de l’oie. La même haine de la littérature, la même haine calomnieuse, la morale conjuguée pour que la liste noire de la citoyenneté rancunière ne fût pas en reste avec celle de la prêtrise balourde. Pour le C.N.E., Giono avait perdu la guerre de Gamelin ; pour le cercle paroissial, c’était Gide le responsable.
La littérature, dindon d’une farce civique ainsi qu’elle l’avait été d’une farce cléricale. Demain, comme hier, par amour des livres, il me faudrait traiter le bibliothécaire du C.N.E. avec la même rudesse que celui du cercle paroissial. »


Plus loin, il dresse un portrait des écrivains d’avant la « peopolisation », suggérant le peu d’intérêt qu’il y a à fouiller dans leur vie intime ou leurs convictions idéologiques. Mais la copie de ce passage sera pour un peu plus tard…

*Pol Vandromme
Bivouacs d’un hussard
Ivresses et escagasseries littéraires
17 mars 2008, 22:03   Re : Contre Sainte-Beuve
Brillantissime
Merci, chère Aline pour cet extrait.
Si vous avez un texte à envoyer au forum des lecteurs n'hésitez pas ...mon service copié-collé est disponible.
17 mars 2008, 22:37   Re : Contre Sainte-Beuve
Merci chère Anna pour votre gentillesse (j'espère toutefois ne pas froisser notre cher Psychopompe!).
18 mars 2008, 07:58   CNE
Voilà de fortes paroles sur l'Epuration et les nouvelles moeurs littéraires, en effet, chère Aline. Vandromme cite le cas de Giono, qui fut mis en prison pour pacifisme en 1939, et aussi en 1944 pour "collaboration", parce que des textes de lui avaient été publiés pendant l'Occupation. Il est difficile de plaire à tout le monde, comme vous voyez (mais certains pensent que la seconde prison de Giono, à Marseille, a servi à le mettre hors de portée de quelques résistants communistes manosquins exaltés prêts à le fusiller sur place, puisqu'il était condamné à Paris par Eluard, Tzara -procureurs impitoyables-, Aragon et compagnie). Votre citation, relevée, forte et éloquente, serait à mettre en regard des chroniques de Marcel Aymé pour ces années-là, où domine plutôt une certaine ironie froide.

Ceci dit, je crois que j'ai un peu vite feuilleté dimanche Le temps retrouvé, et oublié que le narrateur de la Recherche jette sur "les Français de Saint-André-des-Champs" le même regard d'esthète entomologiste que sur "la tribu Bloch", par exemple. Seul le premier extrait cité, sur les Larivière, me paraît maintenant faire exception à cette règle d'inappartenance qui est partout en vigueur, et qui n'empêche nullement, d'ailleurs, l'amour pour l'objet contemplé.
18 mars 2008, 10:26   Re : Proust antijuif ?
Giono, traumatisé, comme beaucoup d'hommes de sa génération, par la Première Guerre mondiale défendait la ligne d'un pacifisme radical selon lequel il valait mieux vivre Allemand que mourir Français. Ce qui n'en faisait bien évidemment pas un nazi comme les procureurs staliniens ont tenté de le faire accroire à la "Libération". A ma connaissance, les nazis n'étaient pas des pacifistes radicaux. Giono a résisté à sa manière pendant l'occupation. Modestement. En cachant, chez lui à Manosque, des juifs, des résistants, des réfractaires comme Jean Malaquais.
18 mars 2008, 11:55   Re : Proust antijuif ?
La "Libération" avec des guillemets ? Mon cher Petit-Détour, vous me semblez filer un mauvais coton.
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