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Pour un hommage national à Roland Barthes

Envoyé par Francis Marche 
J'ignore si c'est ici le lieu, mais la commémoration de la mort de Claude François s'étant trouvé un relais sur ce forum, Roland Barthes, mort dans des circonstances non moins dramatiques ces années-là, mériterait une reconnaissance posthume déposée dans ces colonnes et pour l'ensemble du public francophone que ce forum est susceptible de toucher (comme des colonnes touchent un ciel).

Ayant emprunté les oeuvres complètes de Roland Barthes à la médiathèque de ma ville, je redécouvre comme un gosse le géant singulier que fut cet auteur entre les années mil neuf cent soixante-quatre et mil neuf cent soixante quatorze. Tout ce qu'il écrivit alors, chaque page, pour des magazines divers, chaque paragraphe d'entretien, est un trésor. Tout n'est que perle, vision, pensée inédite.

Rouvrant l'Empire des signes à la page sur le pachinko, on s'interroge: en vingt minutes, l'oeil de Roland Barthes a saisi l'essentiel certes, mais avec un art bien à lui de nous restituer l'essentiel en vingt minutes. La composition sociologique des joueurs, leurs heures de prédilection, la rugosité de ces lieux, le sens précis, général, particulier, du geste de chacun, la portée économique, affective de la présence de ces passants en ces lieux d'abrutissement. Tout est résumé. Le regard de Roland Barthes vaut celui de Cézanne.

Comment avons-nous pu perdre Roland Barthes ? Comment ce silence sur ce regard qui ne renaîtra plus ?
Utilisateur anonyme
16 mars 2008, 19:40   Re : Pour un hommage national à Roland Barthes
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Utilisateur anonyme
16 mars 2008, 22:16   Re : Pour un hommage national à Roland Barthes
Cher Alexis, merci ! (Quelle voix...)



"je redécouvre comme un gosse le géant singulier que fut cet auteur "

De même pour moi, cher Francis, et l'expression "lire avec gourmandise" reprend soudainement tout son sens. Comme la sensation de savourer (en cachette) une friandise très rare...
Il y a une part de mystère chez R.B. que je croyais jusqu'à cette semaine n'avoir fait impression sur moi qu'à cause de mon jeune âge d'alors. Il n'en est rien. Barthes reste un mystère, d'érudition, de complexe légèreté, de pénétrantes, d'embrassantes visions sur notre temps, notre substance de signes et nos multiples rapports à cette substance. Il n'est pas même nécessaire de s'extraire de l'époque de Roland Barthes pour le relire aujourd'hui comme hier. R.B. est dans la masse, la substance, le leg de tous les jours, de tous nos jours légués par cette époque.

Je n'ai pas lu "La Chambre claire". J'ai eu grand tort, car tout R.B est oeil, reflet de ce qui s'offre. Encore une fois: c'est Cézanne. Nous l'avons perdu, comme Cézanne fut perdu un bon bout de temps avant d'être re-compris, interprété, dimensionné à une époque nouvelle, fille inconnue de la précédente.
Utilisateur anonyme
17 mars 2008, 01:04   Roland Barthes : une méthode.
Extrait d'un très beau texte de Johan Faerber, "La Couronne effeuillée", où celui-ci nous démontre que Roland Barthes, loin de nous imposer une "culture", nous offre "son envers apaisant, à savoir une "méthode", une bonne volonté du penseur rendu à sa force libre, une décision préméditée qui ne fasse pas de chantage à la théorie, ne prenne pas en otage les autres en les terrifiant depuis un argument d'autorité dont Barthes serait l'agent éponyme. Une "méthode" alors pour tout héritage, c.a.d. ce mouvement prosodique qui dépasse tout texte mais guide insensiblement la voix, exige à tout prix au sens nietzschéen une "morale de la forme", une exigence pour se chercher "soi", sait ouvrir les textes que l'on lit à l'effort d'une "éthique", les mue en force de partage, en connivence, en complicité active faisant de chaque texte l'un des points de ralliement d'une communauté à la mesure du monde, terreau d'une rencontre, d'un possible "nous" ou de ce que Barthes savait encore nommer la famille sans le familialisme, donc pas de père, pas de loi, pas de discours : que des fragments appelés à germer, des enfants pensifs appelés à grandir."




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"... Cette analyse progressive suit la nouvelle, découpant le signifiant, c'est-à-dire le texte matériel, le suivant tel qu'il se suit lui-même. Chaque unité de lecture - ou lexie - correspond en gros à une phrase, quelquefois un peu plus, quelquefois un peu moins. Le découpage peut rester arbitraire, purement empirique, sans implications théoriques, dans la mesure où le signifiant ne fait pas ici problème pour lui-même. On se trouve en effet, avec Balzac, dans une littérature du signifié, qui possède un sens, ou des sens, et permet donc de découper le signifiant en visant des signifiés. La découpe a pour fonction essentielle de délimiter des unités à travers lesquelles passe un nombre raisonnable de sens: un, deux, trois, quatre sens. Car, si on découpait par paragraphe, on perdrait des articulations, qu'il faudrait par conséquent réintroduire au coeur de ces unités larges, au risque d'avoir chaque fois trop de sens;"

Extrait de Sur S/Z et L'Empire des signes, entretien donné aux Lettres françaises le 20 mai 1970

Qu'on permette ce commentaire en raccourci: le découpage en lexies reste la seule méthode valable en traduction des lettres chinoises, qui ne connaissent pas la phrase ou plus exactement, où les phrases d'origine n'offrent aucun moule où couler les phrases d'arrivée. Par conséquent, la méthode barthésienne de dégagement des lexies, illustrée avec esprit de système dans S/Z, possède une valeur pratique éminente dans l'ingénierie du sens et de la traduction; se voulant en effet manière de lecture sémantique, elle doit logiquement déboucher sur une libération de la syntaxe de la langue l'arrivée. Elle permet, ou devrait permettre de la part de ceux qui devraient en user, de donner en traduction du chinois des textes français démoulés de leur gangue orientaliste a-syntaxique, savoir de leur apparente platitude originelle. Son usage, son concept offrent à tout le moins la possibilité d'un premier pas décisif dans cette direction.
Utilisateur anonyme
17 mars 2008, 10:07   Lettres chinoises.
"le découpage en lexies reste la seule méthode valable en traduction des lettres chinoises, qui ne connaissent pas la phrase ou plus exactement, où les phrases d'origine n'offrent aucun moule où couler les phrases d'arrivée"


Cher Francis,

ce découpage en "lexies" est évidemment une méthode valable en traduction des lettres chinoises, mais parmi d'autres. Je rappelle (mais vous le saviez) que la poèsie chinoise étant chantée, d'une part, et calligraphiée, d'autre part, celle-ci présente donc des résonnances impossible à rendre (c.a.d. à traduire), à moins, par exemple, d'essayer d'appliquer à cette poèsie toute la science typographique du "Coup de dés" mallarméen, des "Calligrammes" d'Apollinaire", ou bien d'utiliser, par une sorte d'équivalence, une typographie polychrome, qui a été envisagée d'ailleurs par certains symbolistes; ou bien même les poèmes-objets modernes, - bref, tout ceci pour souligner qu'en matière de traduction il y a moult méthodes, et autant d'approches singulières.

Concernant ces problèmes liés à la traduction des lettres chinoises, quel était l'avis de Victor Segalen ?
17 mars 2008, 13:49   L'oeil écoute
Oui et non, cher Wagner, je me suis laissé dire que l'outil d'équivalence majeur des évocations calligraphiées - ce qui est plastiquement "intimé à comparaître", comme aimait dire Barthes, par la vertu du tracé et dans le contenu signifiant des idéogrammes - , susceptible de se joindre aux modes et outils d'équivalence que vous mentionnez (mallarméisme, calligrammes, recours à la typographie polychrome des symbolistes, etc.) ou de s'y substituer, serait celui que Claudel et d'autres avant lui désignaient comme harmonie imitative, savoir l'allitération dans toutes ses manifestations et ses figures. Claudel, dans "Idéogrammes en Occident" avait eu cette intuition et se prit au jeu d'en explorer les conséquences et les ressorts futurs. Ce serait donc dans le son, l'évocation allitérative, qu'il conviendrait chez nous de rechercher l'équivalence fonctionnelle, cognitive, des effets de l'image immanente à l'écrit chinois. Les pages de Claudel lancé dans cette spéculation sont admirables, fascinantes; nul doute en ce qui me concerne que l'innovation de Barthes (la lexie) présentée dans cet entretien de mai 1970 lui est complémentaire pour aborder l'écrit chinois et sa traduction.
17 mars 2008, 14:12   L'Echange
Plus précisément: si Claudel a pu montrer avec "Idéogrammes en Occident" que la part idéographique ("Locomotive", "Pain") des mots du français était secondaire et anecdotique dans les langages d'Occident, il n'a pas moins mis cette part en évidence, établi son existence dans l'ombre de nos écrits.

Ce constat ouvre naturellement à un autre constat, antisymétrique au précédent: le chinois possède sa "part pauvre" lui aussi, compensée par une part hypertrophiée, celle-ci étant la foisonnante plastique de ses signifiants, celle-là la navrante pauvreté de son syllabaire, de son système monosyllabique qui impose le recours discriminant aux quatre tons du mandarin (aux six ou au huit tons de certaines langues régionales de Chine).

Dès lors une mise en équation, un arbitrage rationnel s'impose: transcrire la part riche d'un système linguistique dans la part riche de l'autre , aussi antéposées ces deux parts soient-elles dans chacun des systèmes; cet échange (ce swapping) doit permettre de libérer, ou à tout le moins de ne pas dévaloriser l'esthétique, l'ingénierie et la surproduction signifiantes de l'écrit chinois comme on le ferait en lui donnant le répons dans la maigreur plastique d'un écrit à 26 lettres sans rebond sonore ni volume plastique.
Utilisateur anonyme
17 mars 2008, 20:50   Re : Pour un hommage national à Roland Barthes
Passionnants messages, cher Francis (messages que je relirai plus tard, et plus lentement).
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