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Livre noir de la Révolution française: «une manipulation» ?

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
19 mars 2008, 12:55   Livre noir de la Révolution française: «une manipulation» ?
Et si on reparlait un peu de la Révolution française...
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Libération.fr (16/03/08)


Livre noir de la Révolution française: «une manipulation».


«Une France coupée en deux avec les catholiques d’un côté, les révolutionnaires athées le couteau entre les dents de l’autre: le Livre noir de la révolution française donne une vision totalement faussée» affirme Jean-Clément Martin, professeur d'histoire de la Révolution française à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne et directeur de l'Institut d'histoire de la Révolution française (CNRS). La publication aux éditions du Cerf, début janvier, du « Livre noir » de la révolution provoque l'indignation des historiens, qui dénoncent « l'absurdité » de certains chapitres. « On peut faire de l’idéologie, certes, mais on ne peut pas expliquer le passé avec ça, souligne Jean-Clément Martin. On est clairement en présence d’une critique catholique de la Révolution, proche de l’intégrisme même.»

Le Livre noir sort-il des rails de l’histoire « officielle » de la Révolution française ?

Il n’y a pas, ou plus, d’histoire officielle de la Révolution française. Y en a-t-il eu d’ailleurs? Je dirais plutôt qu’il existe plusieurs histoires convenues, au sens où tout le monde s’accorde à parler d’événements identiques : la prise de la Bastille, la Déclaration des Droits de l’Homme, la mort du Roi... C’est comme dans un grand jeu de l’oie, on passe toujours par là ! Ensuite il y a les cases subalternes : la Constitution Civile du clergé, la fuite à Varennes, l'insurrection de la Vendée... sur lesquelles on insiste plus ou moins.

Grosso modo, trois écoles "classiques" existent sur ces événements. La première est consensuelle, plutôt libérale centre droit : la Révolution débute en 1789, tourne mal en 1792, et vire dans le sang en 1794. Heureusement, il y a une session de rattrapage en 1799, et on reste dans un Etat démocratique. Cette vision présente les violences mais aussi les gains de la Révolution. Une deuxième vision, plutôt à gauche, insiste sur la défaite de la Révolution à cause des traitres qui ont pris le pouvoir. La Révolution finit dans un système bourgeois qui débouche sur Bonaparte. Enfin, dans la 3ème vision, 1789 découle des faiblesses de l’Ancien Régime, des difficultés économiques, et du travail de « sape » des philosophes. Et ce n’est pas une vraie Révolution, c’est d’abord et avant tout du sang ! C’est une position partagée par exemple par François Furet qui souligne l’inutilité de la Révolution qui n’appelle que le sang.

Le Livre noir entre dans cette dernière vision en l’aggravant. Non seulement la Révolution de 1789 est sanguinaire, mais elle est même scandaleuse. Il ne faut donc pas s’étonner si ensuite, tout va mal ! Dès le chapitre introductif, Pierre Chaunu décrit le désordre et le malheur de la Révolution en les rapprochant des merveilles du vaccin de Jenner découvert à la même époque. La révolution de Jenner, qui a sauvé des millions de vies, doit donc primer sur la Révolution française qui ne fut que destruction. Le Livre noir va encore plus loin : tout ce qui est révolutionnaire est mauvais. Il faudrait donc revenir aux valeurs tirées de la contre-révolution, et plus précisément de son aile radicale et clairement catholique.

C'est donc un point de vue religieux sur la révolution.

On est clairement en présence d’une critique catholique de la Révolution, proche de l’intégrisme même. Les vrais ennemis des auteurs du Livre noir, ce sont finalement tous les individus qui ont accepté de critiquer la monarchie, au nom d’un catholicisme éclairé des Lumières.

Le Livre noir donne une vision totalement faussée de la Révolution : une France coupée en deux avec les catholiques d’un côté, les révolutionnaires athées le couteau entre les dents de l’autre. Les catholiques des Lumières et les révolutionnaires modérés sont totalement absents ! (comme l’Abbé Grégoire, l’abbé Fauchet, ou l’abbé Lamourette). Même les catholiques massacrés par les révolutionnaires, mais qui avaient adhéré à l’origine à la Révolution, ne sont jamais cités. C’est une déclaration de guerre à tous ceux qui, d’une certaine façon, avaient accepté que le monde ait pu changer. Cette vision est parfaitement erronée, n’apporte rien et ne permet pas de comprendre l’histoire. On peut faire de l’idéologie, certes, mais on ne peut pas expliquer le passé avec ça.

Ce livre oublie même de rappeler que la Révolution française a permis la régénération du catholicisme Français ! Ce sont les catholiques qui le disent : Joseph de Maistre affirmant que cette Révolution a participé du plan de Dieu. Cette épreuve aurait fait rejaillir le sang neuf catholique. C’est quelque chose qui aurait mérité d’être rappelé : cet évènement a été une épreuve terrible, certes, mais une épreuve qui a renforcé le catholicisme romain !

Le dérapage le plus évident semble être le lien établi entre la Révolution Française et l’antisémitisme voire le futur fascisme.

Comparer Saint Just au fascisme est absurde. Il n’y a pas la hiérarchisation des individus, ou l’échelle des êtres, qu’il y avait dans le fascisme. De même assimiler la Révolution à un mouvement antisémite n’a aucun sens. Les communautés juives d’Alsace, ou les négociants juifs bordelais étaient déjà victimes de persécutions auparavant. Au contraire, la Révolution donne l’égalité aux juifs, conservée sous Napoléon. Les juifs allemands ne s’y trompent pas à l’époque, et approuvent l’occupation française car ils apprécient cette égalité. Il est vraiment impossible de faire passer la Révolution française pour antisémite, c’est un tour de passe-passe considérable. À ce sujet, le Livre noir fait véritablement de la manipulation.

Les auteurs se livrent à d'autres comparaisons, du côté des régimes communistes... En particulier sur la question de la Terreur.

On ne peut pas parler d’un régime de Terreur sous la Révolution, comme cela a existé en Russie soviétique, dans le Cambodge de Pol Pot, ou sous la Chine de Mao. Quand on regarde les textes, la Terreur n’a jamais été « à l’ordre du jour ». Robespierre lui-même n’en voulait pas, ainsi que la quasi-totalité des conventionnels. Si la violence existe, un régime de Terreur n’est pas la même chose : c’est la centralisation de la violence par l’État, qui l’organise et l’applique. Ce n’est pas le cas de 1789 à 1793 ! Et le Tribunal Révolutionnaire, centralisé ensuite, ne correspond pas à la Terreur : les procédures juridiques persistent et de nombreux accusés sont acquittés. Ce ne sont pas les purges staliniennes, ni les mises à mort systématiques dans les camps de concentration cambodgiens ! Pire qu’un raccourci, c’est une invention pure et simple, appuyée sur la dénonciation opérée par quelques Conventionnels après Thermidor que ce qui s’était passé auparavant s’appelait « la Terreur ». Ce n’est pas non plus parce que Lénine ou Trotski se seraient inspirés de la Révolution Française qu’on peut assimiler les deux régimes.

L’analogie avec le terrorisme d’aujourd’hui n’est donc pas valable ?

On comprend que le terrorisme puisse s’enraciner dans le souvenir de la Révolution et de la terreur, telle que le Directoire et la Restauration la dénoncent ensuite. Cependant, les textes de l’époque sont explicites : la Terreur est une arme employée par l’Ancien Régime, et les Conventionnels affirment en 1793 qu’ils ne puniront que « la loi à la main ». Ce n’est pas du terrorisme, ce sont les pratiques violentes d’une époque. Des mesures répressives vont être employées, mais moindres par rapport aux pratiques précédentes dans la mesure où la justice monarchique, elle, utilisait la Terreur avec de nombreux supplices. Si la justice révolutionnaire, c’est la guillotine, c’est aussi le refus du supplice et une mort quasi-médicale. Ce qui a été perçu à l’époque comme un aménagement de la peine de mort, comme une peine adoucie. L’utilisation politique de la guillotine dans la répression a changé la perception de cette mise à mort, en oubliant que l’Angleterre se livre à la même époque à des supplices bien pires, et ce jusqu’en 1832 ! Ce dont le Livre noir ne parle évidemment pas. De même qu’il ne fait aucune comparaison avec les répressions abominables sous Napoléon par exemple.

Qu'est-ce qui anime à votre avis les auteurs du Livre noir ?

Que cela plaise ou non, la Révolution française a bâti le monde moderne. On peut dénoncer cet évènement sans expliquer pourquoi il a eu lieu. Mais toute lecture manichéenne insistant sur des « méchants » n’explique rien, et traduit sans doute une grande insatisfaction de ne pas trouver des réponses simples à des questions compliquées.

La Révolution française est un chantier considérable et il y a toujours besoin de retravailler sur ce moment historique. Il faut continuer à creuser les mécanismes culturels, politiques, religieux… qui ont fait que ces Français sont entrés en Révolution. À l’inverse, ce livre participe à ce mouvement de repentance, très à la mode actuellement, qui laisse dans une sorte de désespérance continue, à propos de tout et n’importe quoi, contre-productive et dangereuse. La réponse passe alors par le retour au travail historique, l’érudition et la vulgarisation. Sans doute, faut-il accepter de penser que les historiens ont eu des responsabilités en privilégiant des ouvrages scientifiques très « pointus », en oubliant le public cultivé à qui ce livre noir est destiné. Ils ont un rôle à jouer en écrivant des livres de vulgarisation historique permettant de rendre compte simplement de la complexité des choses, sans rien oublier des violences par exemple, mais sans non plus être aveuglé par elles. Cela permet d’éviter les raccourcis : ce qui arrive aujourd’hui n’est pas le résultat direct de ce qui s’est passé avant! De la même façon, entre la Révolution française et la révolution russe, il y a eu de nombreuses étapes intermédiaires qu’il convient d’expliciter. C’est le seul moyen de lutter contre ce genre de théories du complot absurdes.

Jeter en pâture une période historique, seulement pour montrer du doigt les coupables, n’apporte rien. L’Histoire n’est souvent qu’un tissu de sang, alors des Livres noirs on peut en faire autant qu’on veut. D’ailleurs, je ferai bien le Livre noir des livres noirs ! »

Propos recueillis par CAMILLE STROMBONI


Jean Clément Martin est l'auteur La Révolution française, Editions le Cavalier Bleu, collection Idées reçues, 2008 et La révolte brisée, femmes et hommes dans la Révolution française et l'Empire (1770-1820), Armand Colin, 2008
Les éditions Grasset ont publié l'an passé de Christophe Donner le roman "Un roi sans lendemain", à qui il a été question un temps de décerner un prix littéraire (il n'a rien obtenu, semble-t-il). C'est une enquête sur le martyre du fils de Louis XVI. Ce que démonte Donner, c'est la falsification ou l'occultation par les historiens (quasiment tous) des faits et des réalités et la fabrication de fables vaguement poétiques (par Hugo en particulier) dont l'objet a été de dissimuler les horreurs de la prétendue révolution.
A ma connaissance, Donner n'est pas catholique, il n'est pas royaliste, il a été militant communiste.
J'ai feuilleté ce Livre noir - épais et cher. Je ne pense pas que les historiens qui y ont contribué aillent aussi loin dans la critique des faits et dans la critique de la représentation (plus ou moins officielle, celle des historiens et des idéologues) des faits que Donner, qui, hélas, écrit trop branchouille. Il y a chez les romanciers et les artistes une bien plus grande liberté intellectuelle que chez les historiens : la journaliste de Libé (Camille ? Elle ou il ?) qui a pondu ce papier, apparemment, ne l'a compris; elle n'a pas compris grand chose, sauf ce que lui dictent ses propres croyances.
Quant aux historiens "officiels", il suffit de les fréquenter (un peu) ou de les lire (souvent) pour se persuader qu'en matière de connaissance, ils sont loin d'être parfaits ou objectifs.
Utilisateur anonyme
19 mars 2008, 20:25   Question.
Comme d'habitude vos messages sont passionnants (et tellement éclairants), cher JGL.



"Quand on regarde les textes, la Terreur n’a jamais été « à l’ordre du jour ». Robespierre lui-même n’en voulait pas, ainsi que la quasi-totalité des conventionnels. "

Cette affirmation me semble mensongère... malheureusement je ne suis pas en mesure d'en dire davantage (mes connaissances sur la Révolution française étant trop minces). Si quelqu'un voulait bien m'aider... ?
Je n'ai rien lu de ce Jean-Clément Martin mais cet entretien ne m'y incite vraiment pas. C'est un tissu d'affirmations taillées à la hache et qui ne signifient pas grand-chose ; le passage sur la Terreur en est un bon exemple. Quant aux quelques mots qui situent et jugent François Furet, ils sont hautement comiques. Et ça c'est un professeur d'université spécialiste de la question ? Mais Albert Soboul, à côté, était un modèle de subtilité !

Misère de l'Université française contemporaine. Il faut dire que compte tenu du niveau en histoire du bachelier actuel, les cours à la Sorbonne sur la Révolution doivent être à peine du niveau de ce que l'on enseignait jadis en seconde.

Je ne sais ce que vaut ce "Livre noir", même si le nom de Pierre Chaunu est évidemment un gage de qualité (il ne doit plus être tout jeune celui-là). En tout cas, en ce qui concerne la Terreur, il semble que ce Monsieur Martin ne pardonne pas à François Furet son analyse remarquable : montrant que la répression devient plus violente, plus arbitraire et plus massive au fur et à mesure que le danger qu'elle était censée combattre disparaît ("Grande Terreur" avec la loi du 22 prairial qui supprime le recours à un avocat, instaurée après la victoire sur la contre-révolution), il analyse la violence révolutionnaire comme le produit non du danger contre-révolutionnaire mais de l'éclatement de l'utopie qui se brise sur la réalité. Et Furet, le premier, montre comment ce mécanisme se reproduit en URSS où la grande terreur des années trente est mise en place après que toute vélléité contre-révolutionnaire ait été brisée.
Utilisateur anonyme
19 mars 2008, 21:18   Re : Question.
"La Révolution débute en 1789, tourne mal en 1792, et vire dans le sang en 1794. Heureusement, il y a une session de rattrapage en 1799, et on reste dans un Etat démocratique."

Ca ne choque personne ?
Merci, cher M. Meyer, et votre message confirme mon intuition.
Je suppose que de nombreux liseurs passant sur cette cyber-assemblée n'ont pas encore lu ce texte bouleversant. J'en recommande vivement la lecture mais attention avant de le faire il vous faudra vous accrocher solidement à votre table car vous en aurez besoin.

Une page emblématique de notre Révolution française :
le sac des tombeaux de Saint-Denis, par ordre de la Convention, du 12 au 25 octobre 1793, treize jours de honte.

Extrait du livre de Jean Raspail: Le Roi au-delà de la mer - Albin Michel, 01-2000

Au milieu d'une foule surexcitée qui encourageait de la voix et du geste les terrassiers, on commença à creuser aux abords immédiats de la basilique deux fosses carrées. La première était destinée à recevoir les ossements des Bourbons, la seconde ceux des Valois et des Capétiens directs, ainsi que les restes des rois des deux premières races, si l'on en retrouvait quelque chose. Puis l'on enfonça au bélier les portes de la crypte où s'alignaient les tombes royales sur plusieurs niveaux de profondeur. Le premier «tyran» forcé dans son repos éternel fut le bon roi Henri IV. Lorsqu'on eut fait sauter le couvercle de son cercueil, son corps apparut presque intact. Dans l'air raréfié de la crypte, il répandait une forte exhalaison d'aromates. Ce roi-là sentait bon. Ce ne fut pas le cas des autres. Son visage était admirablement conservé, la barbe presque blanche, les traits à peine altérés. Le cadavre fut ainsi dressé, comme un mannequin, et adossé à un pilier. La foule qui l'entourait, impressionnée, suspendit un instant sa haine. Allait-elle tomber à genoux, en témoignage d'ancien respect ? Mais la loi qui régit les masses humaines ne souffre pas d'exception : c'est toujours le plus vil qui l'emporte. Se poussant au premier rang, un courageux sectionnaire tira son sabre et coupa ras une mèche de barbe dont il se fit une moustache postiche sous les rires et les applaudissements. Puis ce fut le tour d'une mégère qui gifla le roi à toute volée, si fort que son corps tomba à terre. Après des heures d'outrages et d'insultes, réduit à l'état qu'on peut imaginer, il fut balancé sans ménagements, le premier, dans la fosse des Bourbons.

Louis XIII fut expédié dans la fosse sans même l'aumône d'une injure. Il puait trop. Avec Louis XIV, on avait un compte à régler. Son corps fut éventré au couteau, d'où s'échappa quantité d'étoupes qui remplaçaient les entrailles, après quoi l'éventreur, avec son couteau, ouvrit en force la bouche du roi dont les mâchoires étaient bloquées depuis soixante-dix-huit années. Prélevant un chicot noir et pourri, il le montra au peuple, comme un trophée. Cette fois indifférente à l'odeur effroyable que répandait la bouche royale, la foule rugit de bonheur. Quant à la reine Marie-Thérèse, l'épouse du roi Louis XIV et fille de Philippe IV d'Espagne, elle fut basculée dans la fosse où elle S'abîma, la tête tordue et renversée, les jambes écartées levées vers le ciel, elle qui avait été si vertueuse, et cela fit bien rigoler. Marie de Médicis ne fut pas mieux traitée. On s'en débarrassa très vite, car elle coulait comme un vieux fromage. Les patriotes se disputèrent quelques cheveux qui surnageaient dans cette putréfaction. Anne d'Autriche, la fière Anne, la reine de cape et d'épée, fut balancée en hâte dans la fosse. Ses membres ne tenaient plus à son corps et la foule se bouchait le nez, agglutinée autour de ces caveaux béants méphitiques. On entassa, dans la fosse des Bourbons, des dauphins, des grands dauphins, des petits dauphins, des Mademoiselles, des Grandes Mademoiselles, quelques Orléans, des ducs de Bourgogne, d'Anjou, d'Aquitaine, de Bretagne, de Montpensier, des princes mort-nés qu'applaudissaient les mégères parce que au moins « ceux-là n'avaient pas vécu », une Stuart égarée, des duchesses de Parme, d'Artois, de Berry, et la Palatine, et Turenne, et le Grand Condé, et tant de filles de France qui s'appelaient Marie, Marie-Zéphirine, Marie-Adélaïde, Louise-Marie, Marie-Élisabeth, Marie-Anne, lesquelles coulaient comme des fontaines de mort au fond de leur cercueil de plomb. La basilique n'était plus respirable. La foule reniflait avec passion.

C'est alors qu'on découvrit Louis XV. Dieu sait qu'on l'attendait, celui-là, pour lui montrer combien on l'avait haï, à sa mort, le Bien-Aimé ! Que n'avait-on dit, qu'il était mort de la vérole, déjà pourri vivant, et qu'on ne l'avait point embaumé parce que les embaumeurs étaient morts après l'avoir à peine touché... Il déçut. Son cercueil ne répandit aucune exhalaison mauvaise. On le trouva très bien conservé et la peau blanche aussi fraîche que s'il venait d'être inhumé. On aurait dit qu'il prenait un bain, car il flottait dans une eau abondante formée par une dissolution de sel marin. Mais, l'eau vidée, ce fut l'horreur. Le corps du Bien-Aimé parut aussitôt se digérer lui-même jusqu'à n'être plus qu'une empreinte de chair au fond du cercueil d'où s'échappait un nuage d'une effroyable puanteur. On enflamma force poudre, on tira même des feux de salve dans l'espoir de purifier l'air, comme lors des épidémies de peste.

Ainsi fut salué le roi Louis XV. C'était le 16 octobre 1793, à l'heure où la reine Marie-Antoinette était menée à l'échafaud dans la charrette ordinaire du bourreau, tournant le dos au cheval, les mains liées derrière le dos et les cheveux roides sur la nuque...

Dois-je continuer, Monseigneur ? C'est une déplaisante façon, je le reconnais, d'évoquer de la sorte votre famille en ces jours de 93 où la France et les Français cessèrent d'aimer d'amour leurs rois. Peut-être cette haine populaire représentait-elle une sorte de salut dévoyé à la Majesté fracassée. On vous haïssait très fort parce que vous aviez été tout, si longtemps. On vous faisait payer, par votre supplice, le bien que le pays vous devait et la grandeur où vous l'aviez hissé. Quand la tête de Louis XVI tomba dans le panier de son, le 21 janvier 1793 à dix heures et vingt-deux minutes, il se fit un grand silence qui s'étendit jusqu'aux Tuileries à travers la foule innombrable.

C'est la haine qui, un instant, suspendait son cours, un dernier acte de communion parfaite entre la France et ses rois. Cette communion-là est anéantie à jamais, Monseigneur. L'indifférence et l'ignorance l'ont aujourd'hui remplacée, avec, au mieux, chez ceux d'entre les Français qui connaissent votre existence - j'allais écrire : votre survivance -, un peu de cette sympathie du coeur et de ces élans d'émotion que l'on réserve aux causes perdues. Allez-vous vous en satisfaire durant toute votre vie ?

Mais revenons au sac des tombeaux de Saint-Denis. Qui sait si ce n'est pas là, justement, que vous pourriez puiser la force et la volonté de ne pas vous résigner à n'être qu'un souvenir..

La fosse des Bourbons étant comblée, on passa aux Valois. Dans les mêmes conditions d'horreur, en deux jours le niveau monta si bien qu'un ouvrier fit remarquer qu'il n'y aurait pas de place pour tout le monde. Puis la tâche devint difficile. Il fallut plusieurs sondages obstinés et des campements de taupe pour repérer l'entrée du caveau de François Ier. Le créateur du Collège de France reposait là avec sa famille, sa mère la reine Louise, Claude de France, sa femme, et trois de leurs enfants. Ils se transformèrent, au contact de l'air, en un liquide boueux et nauséabond, qu'on vida, au seau, comme des excréments, dans la fosse aux Valois. Ce fut le dernier souverain qui pua et beaucoup le regrettèrent, car cette puanteur attisait la haine. Mais au-delà du XVIe siècle, les cercueils de plomb disparurent, faisant place à des sarcophages de pierre. Les chairs étaient réduites en poussière. Certaines avaient été bouillies afin de les séparer de leur squelette et enfermées dans des sacs de peau. L'élément solide ne comportait que les ossements et les crânes dont l'accumulation épaississait notablement la soupe de teinte indéfinissable, mêlée de chaux vive, qui atteignait presque le rebord de la fosse et qui était une sorte de concentré, de quintessence de nos rois. Les représentants du peuple crachaient dedans, car la récolte d'objets précieux n'avait pas été à la hauteur de leurs espérances. Nos princes s'étaient le plus souvent couchés dans leur tombeau en chemise, sans bijoux ni attributs royaux, en signe d'humilité chrétienne. Il y avait aussi, auprès d'eux, faisant monter le niveau de la fosse, toute une foule de dignitaires, abbés, ministres, connétables, chambellans, le sénéchal de Beaucaire, le chevalier de Barbazan, le grand Suger, abbé de Saint-Denis, et Bertrand Duguesclin, et Léon de Lusignan, dernier roi franc d'Arménie et premier d'une longue série non close de réfugiés chrétiens en France...

Le roi Saint Louis, inhumé aussi à Saint-Denis, ne fut jamais retrouvé. Doublement odieux, comme roi et comme saint, on imagine l'acharnement avec lequel on le chercha, on le traqua de caveau en caveau. Peine perdue. Sa grande ombre s'étend, tutélaire, sur la vieille basilique assiégée. Et l'on continua à creuser. Il y eut quelque chose d'épouvantablement sacré l'insondable sacré populaire, celui qui s'oppose au divin, celui qui fait douter de Dieu - dans l'acharnement des violeurs de tombes à s'enfoncer comme des termites en plein fondement des siècles premiers, comme si c'était un nouveau droit de vie et de mort sur le passé découlant naturellement de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Épuisés, toussant, crachant, asphyxiés, les nécrophages entreprirent de se frayer un chemin à travers les plus anciens sédiments funéraires de l'antique basilique. Ce ne fut pas sans peine. Le 21 octobre 1793, au-delà du sarcophage de Philippe Auguste, mort en 1223, ils piétinaient en territoire inconnu, sans plan, sans repères, doués dans leurs boyaux souterrains qu'il fallait étayer et aérer. Avec le poids des siècles, peut-être celui de la honte commençait-il à leur peser. On doit leur reconnaître un singulier courage. Furent ramenés au grand jour et balancés dans la fosse le roi Louis VII Lejeune et Louis VI le Gros, son père, qui ne livra de lui-même qu'une poignée de poussière lumineuses Henri Ier et son épouse la reine Anne, fille du roi viking de Kiev, et d'autres, et d'autres, jusqu'à Robert II le Pieux, le second des Capétiens, né en l'an 970, à partir duquel les violeurs de tombeaux changèrent de millénaire, et changeant aussi de dynastie, à deux reprises, se coulèrent sous le dallage du choeur par d'étroites galeries inclinées, dans un labyrinthe sépulcral.

Sur plusieurs niveaux de profondeur s'entremêlaient en un étroit espace une foule de Carolingiens et de Mérovingiens. Les inscriptions gravées étaient effacées. On trouva des ossements en tas regroupés dans des auges de pierre mais que l'anonymat ne sauva pas du plongeon dans la fosse aux Valois. En revanche, ce qui restait de Charles le Chauve fut identifié et découvert à l'intérieur d'un petit coffre de bois marqué à son chiffre, inexplicablement intact et enfermé dans un sarcophage. Charles II le Chauve, roi de France, signataire du fameux traité de Verdun, en 843, peut-être le véritable fondateur de votre royaume après le partage de l'empire de Charlemagne... Le coffre flotta quelques instants à la surface de la fosse, au milieu de grosses bulles immondes, puis bascula comme un navire qui sombre et disparut au sein de ce magma royal.

Mais le triomphe final, l'apothéose de l'abjection, ce fut la découverte de Dagobert Ier Enfin ! On avait détruit l'abbaye, dévasté la basilique, anéanti la nécropole, les tombeaux, et voilà qu'on allait pouvoir, avec autant de jubilation, faire disparaître à jamais le despote qui était à l'origine de tout cela, le fondateur de l'abbaye, celui qui l'avait élevée au rang d'unique sépulture royale: Dagobert, le Salomon des Francs ! Lorsqu'ils tombèrent sur son sarcophage, après un épuisant labeur souterrain, les fils du peuple eurent l'excellente surprise de constater qu'il n'y était pas seul. La reine Nantilde, son épouse, qu'il avait si romantiquement enlevée dans un couvent, reposait auprès de lui, dans un coffret à deux compartiments, sous la forme d'un petit tas d'ossements enveloppés d'un tissu de soie. Deux inscriptions au poinçon étaient encore lisibles sur le coffre : Hic jacet corpus Dagoberti et Hic jacet corpus Nantildis. Le triomphe se tempéra d'une amère frustration car le plus fastueux des Mérovingiens s'était fait enterrer comme un gueux. On étala les ossements sur une dalle. Pas la moindre petite pierre précieuse, pas le plus mince anneau d'or. A la pelle et au balai furent réunis Dagobert et Nantilde, et balancés, à la volée, dans la fosse.

La fosse aux Bourbons avait été fermée le 16 octobre 1793. Celle des Valois et autres souverains le fut le 25 de ce même mois. Ainsi fut consommée la seconde mort de nos rois, la seconde mort, Monseigneur, de tous ces souverains dont vous procédez. On combla les deux fosses. On les recouvrit de terre. On les piétina méticuleusement. On fit passer des rouleaux traînés par des chevaux. On plaça des sentinelles pour prévenir d'improbables manifestations de la ferveur populaire. C'était une précaution inutile. Le peuple avait perdu la mémoire. Il ne l'a pas récupérée depuis. Par la conjonction d'attentats répetés et concertés contre l'unité de l'Histoire de France, après plus d'un siècle de laïcité militante républicaine et de démantèlement acharné du sacré, elle a sombré dans un néant d'où seul un miracle pourrait aujourd'hui la tirer. Croyez-vous aux miracles, Monseigneur ?

L'histoire occultée. Samizdat du Roi, n°l.
Eh bien !!
Il manquait donc un chapitre au Dix-neuvième siècle à travers les âges...
Merci, cher Rogemi, pour ce texte est magnifique.
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