Baudelaire pouffait de rire en voyant les tableaux de propagande, très 1848, qu'il englobait dans ce qu'il nommait "la peinture municipale"; Musset les nommait (ironiquement bien entendu) "tableaux citoyens". On pouvait (légitimement ou naïvement) espérer qu'après un siècle et demi ou plus "d'esprit critique", de "vigilance" ou même "d'insolence obligatoire", de "rebellitude consacrée", etc., ces vieilles âneries (art municipal et art citoyen) nous seraient définitivement épargnées. Que nenni ! Elles redoublent, elles prolifèrent, elles colonisent tout.
Dans un village du Luberon (l'Autre, le pays d'Aigues, pas le caviar), la bibliothèque municipale, sise, comme il se doit, à côté de l'école communale et de la mairie, célèbre à sa manière (c'est-à-dire très officiellement) le printemps des poètes, en affichant sur la façade un grand drap blanc sur lequel est peint, en lettres rouges, un poème (municipal, évidemment).
Je ne résiste pas au plaisir de le citer, serait-ce pour la franche rigolade.
"L'AUTRE EST UN JE
AUTRE QUE MOI
QUI N'AI DE JEU
QUE DANS L'EMOI
QUI NE M'EMEUT
QU'A TRAVERS D'AUTRES
INSTANTS DONT ME
GRATIFIE L'AUTRE"
Le contenu n'appelle même pas un haussement d'épaules; la forme non plus.
En revanche, le support et le dessin peuvent être commentés : un grand tissu blanc, rectangulaire, de 5 ou 6 m de haut sur 3 de large, et les lettres majuscules peintes en rouge et de 40 cm environ de hauteur. A ceux qui ont une conscience historique, ce chef d'oeuvre rappelle sans doute quelque chose : la propagande maoïste de la Chine pop avec des majuscules qui sont maladroitement calligraphiées au pinceau.
Autrement dit, sous cette poésie municipale, démocratique, républicaine, citoyenne, dans l'air du temps, très à la mode ou dans le vent, etc. se cache le pire des totalitarismes, celui des panses pleines et des gueules bouffies. Je suppose que les ânes qui ont accroché ce chef d'oeuvre sur la façade de la bibliothèque s'indignent des exactions dont sont victimes les Tibétains dans leur propre pays, sans se rendre compte que, dans la manifestation publique de leur art, ils occupent la position des Chinois.