A ce sujet, voici les méritoires efforts des pères missionnaires, qui voient le Thibet en Chine :
Rapport annuel des évêques
Année: 1893
Pays: Chine
Mission: Thibet
Rédacteur: Mgr FÉLIX BIET
IV. — Thibet.
Population catholique 1.312
Baptêmes d’adultes 63
Baptêmes d’enfants de païens 585
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RAPPORT DE MGR BIET, ÉVÊQUE TITULAIRE DE DIANA,
VICAIRE APOSTOLIQUE DU THIBET, A MM. LES DIRECTEURS
DU SÉMINAIRE DE PARIS
« Comparée aux splendides moissons amassées dans d’autres parties du champ du Père de famille, notre gerbe paraîtra sans doute très légère ; elle a pourtant coûté bien des sueurs et bien des fatigues, et l’on s’en convaincra facilement, pour peu que l’on tienne compte des obstacles que le missionnaire rencontre à chaque pas dans notre pauvre mission.
« Une fois de plus se réalise pleinement pour nos missionnaires la parole du Psalmiste : euntes ibant et flebant, mittentes semina sua. Mais l’histoire de la prédication évangélique nous a trop accoutumés à ces pénibles débuts pour que notre confiance en soit ébranlée, et nous ne voyons dans les difficultés du moment qu’un gage de prospérité future. Que tous les chrétiens dévoués aux intérêts de la Foi s’unissent à nous pour remercier Dieu des grâces obtenues, et pour lui demander que bientôt l’on puisse dire des missionnaires du Thibet : venientes autem venient cum exultatione portantes manipulos suos.
« Le compte-rendu particulier de chaque district, en leur faisant toucher du doigt les misères journalières de l’apostolat, excitera, nous l’espérons, chez nos lecteurs le désir efficace de nous aider au moins de leurs prières.
Ta-tsien-lou. — Baptêmes d’adultes, 16 ; baptêmes d’enfants d’infidèles, 250.
« Depuis quatre ans, à cause de la trop grande mortalité parmi nos chrétiens, nous étions censés stationnaires ; mais cette année, n’ayant eu à enregistrer que deux décès, nous avons le plaisir de constater une légère marche en avant. Notre seul malheur, dans le courant de cet exercice, a été la mauvaise récolte, et c’est pour nous un devoir, bien doux il est vrai, de remercier ici quelques généreux bienfaiteurs de France, sans la charité desquels notre gêne fût devenue la misère noire.
« Nos rapports avec les païens sont faciles et pleins de courtoisie, et il serait à désirer que les missionnaires pussent jouir, dans les postes de l’intérieur, de la même liberté qu’à Ta-tsien-lou. Les conversions pourtant sont rares, et, parfois, c’est l’indigence seule qui nous amène de nouveaux adorateurs : aussi nous faut-il user de prudence. En pareil cas, le missionnaire a souvent bien raison de douter de la sincérité des conversions, et doit longtemps éprouver la foi des catéchumènes avant de les admettre au baptême.
Mosymien. ― Baptêmes d’adultes, 51 baptêmes d’enfants d’infidèles, 3.
« Vu sa formation récente, la chrétienté de Mosymien se développe d’une façon satisfaisante. Le P. Giraudeau, qui administre ce district et qui tient plus à la qualité qu’à la quantité des chrétiens, s’est contenté d’en inscrire 75 au lieu d’une centaine dont il poursuit l’instruction. Néanmoins, ce chiffre est assez beau pour nous donner l’espoir qu’avec la grâce de Dieu, Mosymien sera bientôt une de nos meilleurs chrétientés. Bon nombre d’honnêtes familles viendront à nous pour préserver leurs enfants des deux grandes plaies du pays, l’opium et la franc-maçonnerie.
« Au marché même de Mosymien, il n’y a que très peu de chose à faire, parce que c’est le centre d’une loge. Il est vrai que le missionnaire et les maîtres-maçons vivent en assez bons termes, à tel point que ces derniers ont donné l’ordre à leurs adeptes, presque tous voleurs, de respecter la demeure du Père.
« Le véritable espoir de la chrétienté, se trouve dans les gros villages qui entourent Mosymien et dans lesquels se produit maintenant un mouvement favorable au christianisme. Mais, le tout n’est pas de recevoir de nouveaux adorateurs ; sous peine de n’avoir que des chrétiens de contrebande, il faut encore instruire, et c’est là la grande difficulté. Les catéchistes font défaut, et Dieu sait s’il en est parmi les néophytes qui ont la tête dure et la mémoire courte ! C’est dans cette dernière classe qu’on pourrait ranger un vieillard de 70 ans nommé Liéou, qui, depuis 20 ans, n’a pas encore réussi à apprendre le catéchisme.
« Médecin ambulant par profession, il pratiquait encore à l’occasion le non moins noble métier de sorcier. Or, un beau soir, il y a de cela quelque vingt ans, notre Liéou fit, dans une auberge, la rencontre d’un médecin chrétien de même nom que lui. Entre gens exerçant le même art, la connaissance fut vite faite, et notre païen, voyant son compère en médecine réciter des prières, lui demanda quelques explications, bientôt données, et trouvées tellement persuasives que le médecin-sorcier dit aussitôt :
« — Moi aussi, je veux prier ton Dieu et embrasser ta religion.
« — Mais tu fumes horriblement l’opium ; c’est contraire aux règles des chrétiens.
« — Qu’à cela ne tienne ! Je ne fumerai plus du tout.
« — Tu as encore des livres de sorcellerie, et les chrétiens abhorrent ces diableries.
« — Eh bien ! je brûle mes livres, cela suffit-il ?
« Et le nouveau converti abandonna l’opium, brûla ses livres, et vint se fixer dans les montagnes de Mosymien. Son instruction, jusqu’ici, n’est rien moins que brillante, et il est bien à craindre que jamais elle ne se perfectionne, car le bon vieux manque absolument de mémoire. Mais Liéou croit en Dieu, et est un fidèle serviteur de la sainte Vierge. Marie lui obtiendra miséricorde.
Cha-pa. — Baptêmes d’adultes, 10 ; baptêmes d’enfants d’infidèles, 266 ; confessions, 893 ; communions, 896.
« Dans ce district, il n’y a pas eu cette année la fièvre d’émigration qui poussait naguère nos chrétiens à courir à la recherche de la fortune. Ils ont appris par expérience qu’au Kouy-tchéou et ailleurs on ne fait pas plus vite fortune qu’à Cha-pa, qu’au contraire beaucoup achèvent de se ruiner avant d’y parvenir, et cette considération leur a suggéré la prudente résolution de rester dans leur pays. Le nombre des confessions et des communions montre assez que le missionnaire s’occupe activement de ses chrétiens. « Après Dieu, au dire du P. « Grandjean, à qui nous laissons la parole, l’honneur du succès revient à deux catéchistes. « Quand je gravis la montagne pour visiter mes chrétiens, ces deux braves gens tiennent à me « fournir de tout. Ils me reçoivent le cœur sur la main, et pourtant s’ils donnent, ce n’est certes « pas de leur superflu. Je n’en suis que plus touché. Avec les chrétiens, ils n’épargnent ni les « exhortations ni les instructions ; s’il s’agit d’arranger les procès, de prévenir ou d’apaiser les « disputes, ils trouvent du temps pour tout, et Dieu bénit leur zèle. En somme, dans le poste « qui m’est confié, je remercie le Ciel du bien qui s’opère. Il y a bien, par ci, par là, quelques « petits soucis, quelques contrariétés, mais c’est encore une consolation de d’être pas plus mal « partagé. »
Yerkalo. — Baptêmes d’adultes, 3 ; baptêmes d’enfants d’infidèles, 1.
« Les chrétiens de Yerkalo fréquentent assidûment les sacrements, et, dans la situation actuelle de la station, c’est une grande preuve de leur foi énergique. De nombreux païens seraient assez disposés à les imiter, si la peur des lamas ne les arrêtait à la porte du bercail. Les conversions ne sont pas nombreuses, nous l’avouons, mais pour nous qui connaissons la situation précaire des missionnaires à Yerkalo, cela n’a rien d’étonnant, bien au contraire, et nous accordons un juste tribut d’admiration à la constance des deux vaillants apôtres qui savent garder intact, au milieu de tant de périls, le petit bataillon des enfants de Dieu.
« A tout propos, les mauvaises langues répandent le bruit que l’expulsion des missionnaires est imminente : aussi mes confrères vivent-ils au jour le jour, comme l’oiseau sur la branche, mais confiants en Dieu quand même. Tantôt c’est le peuple tout entier qui va se soulever pour chasser les étrangers ; tantôt, ce sont les satellites de Lhassa qui doivent les enlever. Et malheureusement ces bruits ne sont parfois que trop fondés ; pour preuve, voici une anecdote prise parmi d’autres du même genre.
« Le 3 juillet, vive alerte au pays des Salines.
« Par la route de Kiang-long, arrivent vingt cavaliers armés de fusils, de sabres et de lances, et ce qui frappe encore davantage les imaginations, c’est que nos vingt braves portent la besace vide, signe évident qu’ils méditent un pillage en règle.
« Aussitôt, les commérages marchent bon train : les Européens, dit-on, vont être chassés ; ces vingt soldats, arrivant de Lhassa, composent l’avant-garde d’une troupe de plus de deux cents satellites. Des amis prudents et des ennemis hypocrites profitent de l’obscurité pour venir conseiller aux missionnaires de mettre en sûreté leurs personnes et leurs objets précieux. Le P. Couroux fait à tous cette réponse : « N’ayez crainte ! A nous deux, le P. Bourdonnec et moi,nous aurons raison de ces vingt brigands. » Et, après une nuit plus ou moins calme, quand les cavaliers se présentent au P. Couroux pour lui réclamer de l’argent, celui-ci, trouvant la somme fixée un peu forte, leur dit : « Quand on me demande l’aumône, j’aime à donner ce « qu’il me plaît. Si ce que je vous propose ne satisfait pas votre appétit, et que vous vouliez « employer la force pour piller notre maison, essayez, nous saurons nous défendre. » Ce fier langage produisit son effet, et les détrousseurs s’en allèrent comme ils étaient venus. Cette petite aventure n’en montre pas moins que les missionnaires et les chrétiens de Yerkalo vivent dans une sécurité fort précaire et, chose surprenante, au milieu de toutes ces difflcultés, le prestige du missionnaire, loin de diminuer, ne fait que grandir. C’est encore d’un bon présage pour l’avenir.
Atentse. — Ce poste ne compte que 24 chrétiens ; mais c’est là surtout où la vigne du Seigneur demeure stérile que les épreuves sont plus grandes. « Dans l’espoir qu’enfin on « rendra justice à leur cause, les missionnaires passent leur temps en sollicitations auprès des « mandarins du pays et, bien à regret, s’interdisent toute propagande ouverte, pour ne pas « augmenter le mauvais vouloir des juges iniques qui, depuis dix ans, ne répondent à leurs « revendications que par l’indifférence ou le mépris. Tout cela, il est vrai, le missionnaire le « supporte facilement, tant qu’il peut, au saint autel, verser dans le cœur de Dieu le trop plein « du sien. »
« C’est ainsi que parle le P. Goutelle, ce vieillard de 73 ans, qui continue vaillamment son apostolat, en attendant que Dieu lui fasse partager avec le Vén. Bonnard, le compagnon de sa jeunesse, la récompense promise aux bons serviteurs.
Tsekou. — Baptêmes d’adultes, 3 ; baptêmes d’enfants de païens, 12.
« Sans nous arrêter à parler des tracasseries journalières dont missionnaires et chrétiens sont l’objet, des persécutions de toute sorte qui sont le pain quotidien de cette malheureuse chrétienté, nous nous contenterons d’énumérer les principaux sujets de deuil qui ont attristé notre cœur, cette année.
« D’abord, la peste a enlevé aux missionnaires trente et quelques bêtes à cornes ; c’était presque la ruine, que la perte de la moisson a bientôt complétée. La famine eût été grande si le P. Génestier, à force de soins et de dévouement, n’avait récolté une certaine quantité de mira.
« Les chrétiens n’ont pas été plus épargnés que les Pères. Une grande partie de leur récolte a été brûlée, quatre de leurs maisons ont également été livrées aux flammes, et généralement, ces dégâts sont dus à la malveillance. De là, procès sur procès. Enfin, la destruction du pont de Tsekou, le 1er janvier 1893, est venue mettre le comble à la mesure. Ce pont avait coûté aux missionnaires des sommes importantes ; de plus, c’était leur seule voie de communication avec le reste du pays ; et malgré la législation du Thibet qui considère une pareille destruction comme un crime de droit public, toutes les réclamations sont, jusqu’à ce jour, demeurées sans effet. Dans cette affaire comme dans toutes les autres, la mauvaise volonté des autorités thibétaines est manifeste. Il n’en faut pas tant pour paralyser les efforts des meilleurs ouvriers, et si le succès ne répond pas à nos sacrifices, tout le monde en verra facilement la cause ; aussi n’insisterons-nous pas davantage sur ce triste sujet.
Siao-ouy-sy. — Baptêmes d’adultes, 14 ; baptêmes d’enfants de païens, 50.
« A Siao-ouy-sy, toujours vaillant et toujours sur la brèche, réside le P. Léard dont l’ardeur grandit avec les années. Catéchismes, instructions, administration des sacrements, direction du collège, il suffit à tout, et trouve encore le temps de faire face aux ennemis de la foi, à tel point que ceux-ci, dans leur rage, en sont réduits à le menacer de l’incendie, voire même de la mort.
« Le principal chef du pays s’était permis de dire : « Que les vagabonds, les va-nu-pieds, « les gens de rien, se fassent chrétiens, je le veux bien ; quant aux autres, je leur défends « d’abandonner les anciens usages qui ont donné à nos pères le bien-être et l’abondance. »
« — Patience ! avait répondu le P. Léard, avec le bon Dieu pour compagnon, on va loin ! »
« Et le missionnaire a réussi à se procurer des papiers qui compromettent grandement ce monsieur si tranchant, et qui suffiront à lui imposer silence à l’avenir.
« Nous demandons à Dieu qu’il bénisse les travaux du P. Léard et le laisse batailler longtemps encore.
Padong. — Baptêmes d’adultes, 12 ; baptêmes d’enfants de païens, 3.
« Le diable a plus d’une corde à son arc, et comme il avait excité ailleurs assez de persécutions, il s’est contenté de déchaîner sur Padong la concurrence protestante, Hommes, argent, rien ne manque aux fauteurs de l’hérésie, tandis que les catholiques n’ont pour soutenir la lutte que leur pauvreté et trois missionnaires, de grande valeur sans doute, mais qui sont écrasés par le nombre des prédicants. Pour secourir ses chrétiens, le P. Douênel a dû fermer la petite pharmacie établie à Padong, depuis 12 ans. Encore trop souvent, hélas ! nos néophytes dépourvus de toute ressource sont exposés à la tentation de s’en aller chez les protestants mendier au prix d’une apostasie de quoi soutenir leur misérable existence.
« A ce sujet, le P. Hervagault rapporte le fait suivant dont les témoins ont été fortement impressionnés :
« Parmi les néophytes qui nous ont abandonnés, se trouvait une mère avec ses deux petits « enfants. Comme elle en avait donné un à la mission, je le lui réclamai au moment de son « départ, en disant : « Celui-ci est au bon Dieu, puisque tu le lui as donné ; si malgré tout tu « l’emmènes, rappelle-toi bien que Dieu peut le reprendre quand il lui plaira. » Je tenais « l’enfant d’une main, sa mère le tenait de l’autre, et j’avais à peine fini de parler qu’il « tombait mort, sans souffrance apparente. Il était allé chez le bon Dieu au lieu d’aller chez « les protestants. »
« Dieu ne fait de miracles qu’en faveur de ceux qu’il aime ; à nous donc d’apprendre aux Thibétains sur lesquels son regard s’est arrêté avec complaisance, à lui rendre amour pour amour.
« Notre peu de succès dans le passé ne doit pas être un prétexte pour mal augurer de l’avenir ; car, si les missionnaires, attendant l’issue d’un trop long procès, ont encore les mains liées, ils sont pleins de zèle et ne demandent qu’à rentrer dans l’arène. Les populations qui, jadis, ont déjà reçu la semence évangélique, désirent nous voir au milieu d’elles. Malheureusement, nous sommes trop peu nombreux pour étendre notre champ d’action, et trop dénués de ressources pour soutenir avantageusement la concurrence protestante. Mais puisque Dieu est avec nous, c’est le moment de faire tous les sacrifices possibles. Si Deus pro nobis, quis contra nos ?
« † FÉLIX BIET,
« Év. tit. de Diana. »