Si ma mémoire est bonne, il me semble que l'idée de progrès, consubstantiellement occidentale, a été largement portée par l'espoir d'alléger la peine liée au travail et à sa durée au cours d'une vie.
Moyennant quoi, il y a selon moi, dans ces mesures d'allongement du temps de travail qu'on prétend justifier par l'allongement de la durée de la vie (c'est-à-dire par un progrès), un très sournois venin que s'inoculent à eux-mêmes les Occidentaux, un très pernicieux reniement d'eux-mêmes par l'adoption d'une résignation sans confiance, la pire de toutes.
Je crains qu'on mesure très mal la sourde désillusion qu'elles distillent, ces mesures, dans l'esprit des Occidentaux, les privant de leur confiance en eux-mêmes, avec toutes les conséquences psychologiques et morales que cela peut entraîner, assez semblables à celles qu'éprouve quiconque a été victime d'une formidable publicité mensongère, ne s'en vante évidemment pas, peut s'y résigner par nécessité, mais conserve à jamais le sentiment démoralisant d'avoir été berné.
C'est tout à l'honneur des Français d'être, parmi les Européens, ceux qui regimbent le plus à cette prétendue “'évidente nécessité” de partir à la retraite de plus en plus tard. Ils montrent par là leur fidélité au rêve occidental. Mais ils sont priés, ces songe-creux impénitents, de “voir les choses en face”, d'être “réalistes”, de bien vouloir fourrer dans leur archaïque caboche “qu'on peut pas faire autrement”, on leur rappelle que l'espérance de vie après soixante-cinq ans était de six ans en 1945 et qu'elle est de douze aujourd'hui. Comment ? Douze ans à se “rouler les pouces aux frais de la princesse ” ! Et puis quoi encore et d'abord qui va payer ?
Chacun sait qu'il n'y a pas d'argent en circulation, pas le moindre kopeck, les poches de rétention des capitaux sont des fantasmes de gauchistes "partageux" et pleins de ressentiment, l'extraordinaire écart qui se creuse entre les revenus n'a absolument rien à dire sur le financement des retraites, non, non et non ! Ce qu'il est en revanche impératif de rendre possible, c'est que seuls les vieillards soient légitimement autorisés à se retirer du monde du travail. Six ans de retraite avant la mort, c'était en somme une excellente programmation, la société glissait la pièce à un quidam usé qui n'avait guère le temps de s'ennuyer; dix ans, ce n'est pas “réaliste”, démographiquement et économiquement parlant et puis, surtout, hein, qu'est-ce qu'il va bien pouvoir foutre, le quidam, pendant une décennie sans turbin ?
Ainsi, l'allongement de la durée de la vie obtenu par les succès de la science occidentale aurait pour première conséquence l'allongement du temps de travail ? Les “nouvelles données physiques et médicales” auraient accouché de ça : on vivrait plus pour être plus longtemps sous la contrainte d'un emploi du temps qui ne nous appartient pas ? C'était bien la peine de se donner avec un tel enthousiasme à la recherche médicale, à l'amélioration des conditions de vie, sans se soucier de ce qu'on ferait de ces années gagnées !
On peut se résigner à “l'évidente nécessité”, on peut faire contre mauvaise fortune bon cœur, se raccrocher à des “gratifications” psychologiques, mais il faut qualifier ces mesures d'allongement du temps de travail par un nom que tout le monde a en tête : régression, reniement des valeurs occidentales sur fond d'une propagande féroce en faveur d'une conception maniaco-dépressive de l'existence selon laquelle on ne saurait montrer qu'on est “encore bon à quelque chose”, qu'on est vivant, qu'au travers d'une activité salariée.
Certes, il existe des “métiers”, si c'est bien le mot, pour lesquels, en effet, le concept de “retraite” n'a aucun sens et cela, peut-être, biaise le jugement de certains. Dutilleux ne prend pas sa retraite, Claude Levi-Strauss ne prend pas sa retraite, Jacqueline de Romilly ne prend pas sa retraite, Picasso ne prend pas sa retraite, Cervantes non plus que Borges ne prennent leur retraite et le plus obscur des artistes, des chercheurs ou des philosophes, s'il est sincère, ne quitte la pratique de son art que les pieds devant, sauf à avoir perdu la raison. Ceux-là ne prennent pas leur retraite parce qu'à proprement parler ils ne travaillent pas ou, ce qui revient au même, ils travaillent constamment, jusque dans leur sommeil.
Prétendre qu'il faille impérativement allonger la durée du temps de travail revient à imaginer que tous les métiers iraient s'aligner sur les très étranges conditions de travail des artistes, des chercheurs ou des philosophes. Et puisqu'il n'est pas rêveur assez fou pour le revendiquer, allonger la durée du temps de travail, c'est simplement priver la plus grande partie des individus, et singulièrement ceux qui peinent le plus, du bénéfice d'un progrès auxquels leurs pères ont cru et à qui personne, qu'on sache, n'a fait l'article en ces termes : “Un jour, vous verrez, vous vivrez plus vieux, vous serez en meilleure forme, jeunes plus longtemps, grâce à quoi vous pourrez travailler encore plus longtemps, ce sera formidable.” Tel n'est pas le tableau qu'on a présenté pour rendre aimable le progrès et tel il ne pouvait être, sauf à se vouloir repoussant.
Alors, sous prétexte de “pragmatisme” (généralement mis en avant, d'ailleurs, par des salariés aux emplois moins pénibles, gratifiants et bien rétribués que par des conducteurs d'engin, des caissières ou des employés de bureau...), c'est une trahison très malsaine de l'idée occidentale de progrès, ce qui se niche dans l'allongement du temps de travail, une trahison dont les Occidentaux feraient bien de s'inquiéter car il se pourrait bien qu'elle porte en elle la perte de combativité pour la défense de l'Occident.
Pourquoi irait-on se battre pour une civilisation qui aurait si bien trompé son monde ?