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Marguerite Yourcenar et la démographie

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
09 février 2008, 14:33   Marguerite Yourcenar et la démographie
Après avoir lu Souvenirs Pieux et au moment de commencer Archives du Nord, m'est revenu certain « fil oublié » de l'ancien forum, quand un liseur avait mis en avant le franc point de vue de Marguerite Yourcenar à l'égard du danger démographique et la tentative de sa biographe, Mme Savigneau, de l'attribuer, ce point de vue très pessismiste, à quelque chose comme un « égarement » superficiel. Or, ce thème de l'horreur démographique court tout au long des écrits autobiographiques de l'académicienne. En voici quelques exemples :


En 1956, elle note, pendant un pèlerinage sur les traces de son enfance, : « La brutalité, l'avidité, l'indifférence aux maux d'autrui, la folie et la bêtise régnaient plus que jamais sur le monde, multipliées par la prolifération de l'espèce humaine, et munies pour la première fois des outils de sa destruction finale. »

Sur ses grands-parents maternels, Arthur et Mathilde :

« Crut-il que ses devoirs de chrétien et d'homme bien né étaient de donner l'exemple d'une nombreuse famille ? [une dizaine d'enfants] [...] Cet homme pour qui rien n'est plus sacré que le statu quo familial et social n'a sans doute jamais trouvé quelqu'un pour lui dire qu'il en compromet l'équilibre. Proles : le peu de latin qu'il a appris ne l'a pas fait réfléchir au sens originel du mot prolétaire. Ni Arthur ni Mathilde ne prévoient qu'en moins de cent ans cette production humaine en série, pour ne pas dire à la chaîne, aura transformé la planète en une termitière, et cela en dépit de massacres tels qu'on n'en trouve que dans l'Histoire Sainte. Quelques esprits plus perscpicaces que Monsieur Arthur ont pourtant prédit cet aboutissement sans toutefois en envisager toute l'horreur, mais Malthus n'est pour Arthur qu'un mot obscène : il ne sait d'ailleurs pas trop qui c'est. N'a-t-il pas pour lui les bonnes mœurs et les traditions de familles ? Son grand-père, le citoyen Decartier, aux temps révolutionnaires, a eu neuf enfants. Quant à Mathilde, elle n'a sans doute jamais rencontré, comme la Dolly de Tolstoï, à laquelle décidément elle me fait penser, une Anna Karenine pour lui expliquer comment se limitent les naissances. Une telle rencontre eût-elle eu lieu, que, comme Dolly, elle eût sans doute eu un mouvement de recul embarrassé, en se disant que « c'est mal ». Et quelque chose en nous lui fait écho. Mais il y a plus mal encore, qui est d'encombrer le monde. »

« La fertilité de Mathilde, vue sous un certain angle, fait penser à la floraison surabondante d'arbres fruitiers attaqués par la rouille ou par des parasites invisibles, ou qu'un sol appauvri n'alimente plus. La même métaphore s'applique peut-être à l'indue expansion de l'humanité d'aujourd'hui. »


Archives du Nord s'ouvre délibérément sur une évocation de la région de la Flandre française à l'époque pré-humaine, quand ce territoire n'était habité que des seules créatures animales. Marguerite Yourcenar, sans revendiquer un tel projet, n'empêche guère le lecteur d'y voir un tableau, non pas exactement paradisiaque, mais, du moins, équilibré, rien d'un chaos ni d'une jungle, un équilibre, en tout cas, que rompt le terrible « Mais » qui ouvre le deuxième chapitre : « Mais déjà, et un peu partout, l'homme. L'homme encore clairsemé, furtif, dérangé parfois par les dernières poussées des glaciers tout proches, et qui n'a laissé que peu de traces dans cette terre sans cavernes et sans rochers. [...] L'homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu'on les évalue, constituent une anomalie dans l'ensemble des choses, avec son don redoutable d'aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et sublime faculté de choix. »

On peut alors se demander si le sentiment de l'horreur démographique n'entretient pas d'indissolubles liens avec un sentiment beaucoup plus radical, beaucoup plus délicat à éprouver dans ses conséquences, le sentiment d'une humanité perçue comme une « anomalie dans l'ensemble des choses » ?
Je suis toujours frappée par la justesse de M.Yourcenar. Je suis d'accord avec elle aussi bien quand elle s'inquiète de l'explosion démographique que quand, de façon apparemment paradoxale, elle dit son hostilité, non à l'avortement en lui-même, mais à sa banalisation quelque peu sordide.
"Avant de quitter Bruxelles, j’étais allée rendre mes respects aux Breughels du Musée d’Art ancien. La pénombre d’une grise après-midi de novembre noyait déjà Le dénombrement à Bethléem et ses manants dociles éparpillés sur la neige, La Lutte des bons et des mauvais Anges, ces derniers avec leurs gueules subhumaines, La Chute d’Icare tombant du ciel pendant qu’un rustique que ce premier accident d’avion n’intéresse pas continue ses semailles. D’autres peintures dans d’autres musées semblaient surgir derrière celles-là : Greete l’Idiote hurlant sa juste et vaine fureur au milieu d’un village en cendres ; Le Massacre des Innocents, lugubre pendant du Dénombrement ; La Tour de Babel et son chef d’État reçu respectueusement par les ouvriers qui édifient pour lui cet amas d’erreurs ; Le Triomphe de la Mort avec ses régiments de squelettes ; et la plus pertinente peut-être de toutes ces allégories, Les Aveugles conduits par des Aveugles. La brutalité, l’avidité, l’indifférence aux maux d’autrui, la folie et la bêtise régnaient plus que jamais sur le monde, multipliées par la prolifération de l’espèce humaine, et munies pour la première fois des outils de la destruction finale. La présente crise se résoudrait peut-être après n’avoir sévi que pour un nombre limité d’êtres humains ; d’autres viendraient, chacune aggravée par les séquelles des crises précédentes : l’inévitable a déjà commencé. Les gardes arpentant d’un pas militaire les salles du musée pour annoncer qu’on ferme semblaient proclamer la fermeture de tout."
(Souvenirs pieux)
Merci pour ces extraits qui donnent envie de lire Souvenirs Pieux, ce que je n'ai pas encore fait.
Il est bien fâcheux que les dernières nouvelles démographiques nous aient surpris en pleine suspension de séance... Trop tard maintenant pour réagir. Mais nous aurons d'autres occasions.
Utilisateur anonyme
10 février 2008, 21:11   Re : Marguerite Yourcenar et la démographie
"Après avoir lu Souvenirs Pieux et au moment de commencer Archives du Nord, m'est revenu certain « fil oublié » de l'ancien forum, quand un liseur avait mis en avant le franc point de vue de Marguerite Yourcenar à l'égard du danger démographique et la tentative de sa biographe, Mme Savigneau, de l'attribuer, ce point de vue très pessismiste, à quelque chose comme un « égarement » superficiel. Or, ce thème de l'horreur démographique court tout au long des écrits autobiographiques de l'académicienne."

A mon souvenir, j'étais intervenu pour dire que Mme Savigneau qualifiait d'égarement le fait que Marguerite Yourcenar ait appartenu à une société qui luttait contre le danger démographique par le contrôle des naissances. En vous lisant, cher Orimont Bolacre, je comprends combien Mme Savigneau a travaillé de manière superficielle. Car si elle avait pris la peine de lire comme vous lisez l'oeuvre, elle aurait compris que ce pessimisme démographique est un trait important et constant chez cet écrivain.

Permettez-moi de vous conseiller, si ce n'est déjà fait, la lecture de la correspondance de Marguerite Yourcenar. Cette magnifique intelligence se déploie avec talent dans le champ épistolaire. Que d'analyses profondes sur ses lectures, de vues pertinentes sur les évènements de son temps. C'est une lecture indispensable.
Utilisateur anonyme
11 février 2008, 00:40   Re : Marguerite Yourcenar et la démographie
Merci, cher Corto, de donner des précisions sur le message que vous aviez proposé et qui m'est revenu plus clair. J'avoue avoir quelques difficultés de lecture vis-à-vis de la correspondance des écrivains mais je me souviendrais de votre conseil.

Quant à Souvenirs Pieux, c'est un livre que j'ai lu avec énormément de plaisir.

De la page 101 à la page 119 est l'un des passages que j'ai préféré (dans l'édition Gallimard.)
Utilisateur anonyme
12 février 2008, 21:17   Re : Marguerite Yourcenar et la démographie
A l'heure d'entreprendre son travail autobiographique, Marguerite Yourcenar a peut-être atteint cet âge où l'érudition (sinon, pour la plupart de ceux qui n'en ont pas une aussi vaste, la simple expérience de la vie) semble servir, entre autres choses, à étayer la formule “rien de nouveau sous le soleil”(position qui, d'ailleurs, n'est pas incompatible avec l'expression d'autres points de vue qui disent au contraire la radicale nouveauté de l'époque, dans le sens du “mal en pis”.)

Sans en faire une profession de foi, elle parsème son entreprise généalogique de petites touches qui soulignent la permanence des ambitions humaines, sages ou folles, leurs mobiles inchangés que les formes du temps se contenteraient de déguiser. Exemple parmi d'autres, au désir de ses médiévaux aïeux flamands d'assembler leurs blasons comme bon leur semble, elle donne le pendant d'hommes d'affaires d'aujourd'hui forgeant sigles et logos de leur entreprise selon leur fantaisie. Evoquant les “portiques monolithiques de Stonehenge”, elle glisse un “Le Corbusier de la préhistoire.” Ces transpositions seraient-elles un penchant naturel de l'âge ? Comme un moyen de se rasséréner en cette période d'une vie où, peu ou prou, l'avenir qui se dessine jour après jour c'est de devoir quitter ce monde et qu'en relevant les marques de la permanence de la condition humaine en ses agissements on cherchait à diluer ce que la mort peut avoir de si terriblement individuel afin de partir un peu moins seul, fondu au sort commun.

Inversement, les hommes d'une époque où la seule évidence à proclamer serait que tout a changé de fond en comble, que rien n'est plus comme avant, une époque où personne ne pourrait prétendre avoir quoi que ce soit de commun avec ses ancêtres, ces hommes-là se priveraient de toute consolation, affronteraient la mort dans une solitude brute, avec pour tout viatique l'inconfortable gloriole de “vivre sa mort” soi-même, comme on a d'ailleurs vécu sa vie sous la bannière de “soi-même”. Ce serait payer très cher l'absence d'humilité et démocratiser plus que cruellement une force de caractère qui n'a jamais appartenu qu'à un très petit nombre.
12 février 2008, 22:11   Bruta Solitudina
Ah merci, Orimont, pour ce beau remontage de moral...
Utilisateur anonyme
13 février 2008, 10:19   Re : Marguerite Yourcenar et la démographie
C'est la faute à Margot....

Dans Archives du Nord elle évoque son grand-père paternel :

"Dans le fallacieux combat entre l'ordre et la justice, Michel-Charles s'est déjà rangé du côté de l'ordre. Il croira toute sa vie qu'un homme bien né, bien élevé, bien lavé, bien nourri et bien abreuvé sans excès, cultivé comme il convient qu'un homme de bonne compagnie le soit de son temps, est non seulement supérieur aux misérables, mais encore d'une autre race, presque d'un autre sang. Même s'il se rencontrait, parmi beaucoup d'erreurs, une petite parcelle de vérité dans cette vue qui, avouée ou tacite, a été celle de toutes les civilisations jusqu'à nos jours, ce qu'elle contient de faux finit toujours par lézarder toute société qui se repose sur elle. Au cours de son existence d'homme privilégié, mais pas nécessairement d'homme heureux, Michel-Charles n'a jamais traversé de crise assez forte pour s'apercevoir qu'il était en dernière analyse le semblable de ces rebuts humains, peut-être leur frère. Il ne s'avouera pas non plus que tout homme, un jour ou l'autre, se voit condamné aux travaux forcés à perpétuité."
Utilisateur anonyme
14 février 2008, 11:16   Marguerite Yourcenar et le 26 rue Marais
“Amable Dufresne a mis le bel hôtel 26 rue Marais [à Lille] sous le nom de Noémi [grand-mère paternelle de Marguerite]; l'immeuble passe ensuite à celui de son gendre [Michel-Charles époux de Noémi] [...] J'ai vécu dans ce même 26 rue Marais les deux premiers hivers de ma vie : je dois avoir encore au fond de mes os quelque chose de la chaleur de son calorifère. [...] Je repère au fond de ma mémoire les marches de marbre d'un escalier, une rampe qui tourne, les grands arbres du spacieux jardin, et une galerie sur arcades qui a dû rappeler à Michel-Charles les portiques romains du XVIIIème siècle. [...]

Quand je repassai par Lille en 1956, le jardin était remplacé par des bâtisses quelconques, mais le vieux concierge se souvenait encore des beaux arbres. L'hôtel était occupé par une société d'assurances; la galerie sur arcades était toujours là. Vingt ans à peu près ont passé. Un ami lillois m'écrit ces jours-ci que le quartier, très changé, est devenu une sorte de ghetto nord-africain. “J'ai cru faire un voyage à La Mecque”, ajoute cet aimable homme qui regrette sa vieille ville. La société d'assurances est allée ailleurs; l'immeuble a été mis en vente. Je me dis que pour Amable Dufresne, qui fut orléaniste jusqu'au jour où il se rallia à l'Empire, la conquête de l'Algérie avait été sans doute une des gloires du siècle. Le résultat lointain de ce fait d'armes reflue aujourd'hui dans sa belle demeure.”

On a donc l'état de ce 26 rue du Marais, à Lille, à la fin du XIXème siècle, en 1956 et en 1976. Et en 2008 ?
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