Après avoir lu
Souvenirs Pieux et au moment de commencer
Archives du Nord, m'est revenu certain « fil oublié » de l'ancien forum, quand un liseur avait mis en avant le franc point de vue de Marguerite Yourcenar à l'égard du danger démographique et la tentative de sa biographe, Mme Savigneau, de l'attribuer, ce point de vue très pessismiste, à quelque chose comme un « égarement » superficiel. Or, ce thème de l'horreur démographique court tout au long des écrits autobiographiques de l'académicienne. En voici quelques exemples :
En 1956, elle note, pendant un pèlerinage sur les traces de son enfance, : « La brutalité, l'avidité, l'indifférence aux maux d'autrui, la folie et la bêtise régnaient plus que jamais sur le monde, multipliées par la prolifération de l'espèce humaine, et munies pour la première fois des outils de sa destruction finale. »
Sur ses grands-parents maternels, Arthur et Mathilde :
« Crut-il que ses devoirs de chrétien et d'homme bien né étaient de donner l'exemple d'une nombreuse famille ? [une dizaine d'enfants] [...] Cet homme pour qui rien n'est plus sacré que le statu quo familial et social n'a sans doute jamais trouvé quelqu'un pour lui dire qu'il en compromet l'équilibre.
Proles : le peu de latin qu'il a appris ne l'a pas fait réfléchir au sens originel du mot prolétaire. Ni Arthur ni Mathilde ne prévoient qu'en moins de cent ans cette production humaine en série, pour ne pas dire à la chaîne, aura transformé la planète en une termitière, et cela en dépit de massacres tels qu'on n'en trouve que dans l'Histoire Sainte. Quelques esprits plus perscpicaces que Monsieur Arthur ont pourtant prédit cet aboutissement sans toutefois en envisager toute l'horreur, mais Malthus n'est pour Arthur qu'un mot obscène : il ne sait d'ailleurs pas trop qui c'est. N'a-t-il pas pour lui les bonnes mœurs et les traditions de familles ? Son grand-père, le citoyen Decartier, aux temps révolutionnaires, a eu neuf enfants. Quant à Mathilde, elle n'a sans doute jamais rencontré, comme la Dolly de Tolstoï, à laquelle décidément elle me fait penser, une Anna Karenine pour lui expliquer comment se limitent les naissances. Une telle rencontre eût-elle eu lieu, que, comme Dolly, elle eût sans doute eu un mouvement de recul embarrassé, en se disant que « c'est mal ». Et quelque chose en nous lui fait écho. Mais il y a plus mal encore, qui est d'encombrer le monde. »
« La fertilité de Mathilde, vue sous un certain angle, fait penser à la floraison surabondante d'arbres fruitiers attaqués par la rouille ou par des parasites invisibles, ou qu'un sol appauvri n'alimente plus. La même métaphore s'applique peut-être à l'indue expansion de l'humanité d'aujourd'hui. »
Archives du Nord s'ouvre délibérément sur une évocation de la région de la Flandre française à l'époque pré-humaine, quand ce territoire n'était habité que des seules créatures animales. Marguerite Yourcenar, sans revendiquer un tel projet, n'empêche guère le lecteur d'y voir un tableau, non pas exactement paradisiaque, mais, du moins, équilibré, rien d'un chaos ni d'une jungle, un équilibre, en tout cas, que rompt le terrible « Mais » qui ouvre le deuxième chapitre : « Mais déjà, et un peu partout, l'homme. L'homme encore clairsemé, furtif, dérangé parfois par les dernières poussées des glaciers tout proches, et qui n'a laissé que peu de traces dans cette terre sans cavernes et sans rochers. [...] L'homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu'on les évalue, constituent une anomalie dans l'ensemble des choses, avec son don redoutable d'aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et sublime faculté de choix. »
On peut alors se demander si le sentiment de l'horreur démographique n'entretient pas d'indissolubles liens avec un sentiment beaucoup plus radical, beaucoup plus délicat à éprouver dans ses conséquences, le sentiment d'une humanité perçue comme une « anomalie dans l'ensemble des choses » ?