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Bertrand de Jouvenel : Arcadie (3)

Envoyé par Quentin Dolet 
De l'art cadre de vie à l'art consommation de privilégiés.

"Nous manquons de culture à un point dont n'avons pas conscience, et qui se révèle d'ailleurs dans la majuscule que nous mettons au mot, comme si la Culture était une chose au lieu d'être un processus. C'est un besoin naturel de l'homme de s'exprimer dans le discours, la poésie, le chant, la musique, la danse, la sculpture, la peinture. Si la culture a un sens, c'est que ces activités sont satisfaisantes en soi et non pas parce que ceux qui les accomplissent sont cultivés, que tout enfant puisse sous forme ou sous une autre déployer cette aptitude humaine à l'expression. Les plaisirs authentiques ne consistent pas à "consommer de l'art" mais à en produire ; et qui n'en produit pas est un consommateur malhabile.

Il est étrange que dans une société aussi riche que la nôtre tout ce qui est d'ordre esthétique soit regardé comme non essentiel. Non-essentiel et "distingué" ; sans doute nous faisons grand cas des "oeuvres d'art" que les riches peuvent collectionner pour le plus grand bien des musées où finalement ils sont offerts à tous. Et sans doute, on nous presse de les goûter mais enfin leur traitement, si honorifique soit-il, témoigne de leur excentricité relativement à notre civilisation.

C'est, à mon gré, la définition même du philistinisme de penser à l'Art avec une majuscule ; qu'importe que cette aptitude soit celle du bourgeois tant décrié ou de l'artiste lui-même. Aux époques de vraie culture, le mot "les arts" désignait ce que nous appelons à présent "les industries" ; ainsi à Florence l'arte di la lana c'était tout simplement l'industrie lainière. On ne pensait pas alors que faire des tissus de laine était une chose, s'occuper de la beauté une autre. Encore moins pensait-on que l'industrie de la construction fût une tout autre affaire que l'encouragement aux arts ! C'est le XIXe siècle, essentiellement philistin, qui a développé la notion d'"objet d'art" : la petite chose sur laquelle on s'extasie après avoir produit la laideur des choses laides. La "jolie petite chose" est à la vérité une orpheline désolée dans un building abominable.

Le prestige prodigieux acquis par la peinture au cours des deux dernières générations est peut-être le plus sûr indice de notre philistinisme. Dans un âge de culture, un tableau n'est pas une chose en soi, c'est un élément décoratif qui appartient à un ensemble. Le fait qu'il y a des objets d'art dans les musées de Paris ne nous acquitte point d'un enlaidissement continuel de la ville. Qu'il s'agisse de ce que nous montrons aux touristes ou des résidences où nous accueillons les hommes d'Etat étrangers, nous recourons toujours à ce qui a été fait avant nous, et que nous n'avons pas encore détruit.

On prétend que les gens ne s'en soucient point. Quelle erreur ! Comment donc passent-ils leurs congés, sinon en s'échappant vers les campagnes ou bien en visitant les cités d'autrefois dont les habitants, combien plus pauvres que nous, nous ont laissé un héritage dont nous sommes bien loin de former l'équivalent. La conduite effective des hommes témoigne qu'individuellement ils attachent une bien autre importance à la beauté qui ne se voit pas dans nos choix collectifs (...)"

Bertrand de Jouvenel. Arcadie : essais sur le mieux-vivre. "Efficacité et savoir-vivre" (1960). Gallimard, 2002.
Utilisateur anonyme
23 mars 2009, 20:58   Re : Bertrand de Jouvenel : Arcadie (3)
Barbey d'Aurevilly : "Il n'y a rien de plus beau que ce que nous ne voyons plus."
Le maître qui m’a formé facturait ses pièces de marqueterie hollandaise au prix de l’heure (il avait la main d’une rapidité et d’une sureté stupéfiantes) et soldait ses bois précieux, attendu qu’il les tenait de ses aïeux. Il rangeait en rigolant sous la dénomination « design » tout ce qui prétendait au beau sans être utile. Il se fâchait quand il découvrait de vieux outils reconvertis en presse-livres. Il n’avait guère poussé sa scolarité bien loin mais voulait tout apprendre de ce qu’il touchait : les bois, les tissus, l’histoire du mobilier. Pour lui, la tradition était l’étalon ; un meuble bien dessiné, dans d’harmonieuses proportions, passerait toujours alors qu’un autre, parfaitement réalisé mais trop original, resterait désagréable. Il demeurait incrédule lorsqu’on lui parlait des « artistes » improvisés qui faisaient payer très cher leurs « créations, chevillées à l’ancienne ». Sa fierté était qu’en trois générations, sa famille n’ait franchi que quinze kilomètres. C’était aussi un formidable sonneur de bombarde ; stupéfaction du maire devant son refus outré à l’invitation qui lui était faite d’aller sonner aux États-Unis pour le bicentenaire de l’indépendance.
"Sa fierté était qu’en trois générations, sa famille n’ait franchi que quinze kilomètres."

C'est peut-être là une ligne de partage fondamentale entre hommes : ceux qui se déplacent et ceux qui stationnent. Nos sociétés se sont irrésistiblement organisées en faveur des premiers. Un renversement de cap vraiment bouleversant serait qu'elles s'organisent peu à peu en faveur des seconds. Ce n'est pas inenvisageable.
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