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Lorsque la matière vivante est la moins précieuse

Envoyé par Philippe Hien 
Je ne veux pas vous ennuyer des extraits de mes lectures, mais voici un nouveau passage de Sur la Vie (A. Suares - 1928), qui m'étonne par sa clairvoyance :

"Pour vaincre, il faut être un peu vil entre ceux qui sont forts. Vil, pour la nature, c'est ne pas être rare. Avoir peu de prix, pour être fort. Comme la nature, quand une espèce doit vaincre, il faut être prodigue de matière. Les peuples nés pour ce destin font plus de fils que les autres. La matière vivante est la moins précieuse de toutes, hormis lorsque le coeur la pèse. Les Barbares aiment peut-être leurs enfants comme nous ; mais ils n'y mettent pas la même passion. Chacun se préfère, d'abord, à tous les autres, et de si loin qu'il ne place pas dans ce qu'il aime le plus un intérêt supérieur à la vie ; car ce qu'il aime le plus ne vient tout de même qu'après lui. De la sorte, les fils peuvent quitter les mères, et les pères se séarer de leurs filles. La première invasion du peuple fort dans le beau royaume qu'ils désirent, est un flot pacifique de bonnes gens, qui viennent gagne leur vie. Ils vont d'abord servir le peuple dont leurs fils feront la conquête. Ils sont vils : c'est ne pas être fier, ni libre, ni de grand fait, ni de grande âme. Mais ils ont grand appétit, durs à la besogne, toujours prompts à gagner, esclaves de l'action. Une matière de peu, que la race prodigue, et dont la masse seule fait le prix."
Beau texte, merci encore une fois. On peut le rapprocher de cet extrait des mémoires d'Amien Marcellin qu'Henri Bès nous avait fait découvrir naguère et qui a été englouti avec les archives de l'ancien forum :

« [en 376] toute la race des Goths-Tervinges se montra donc, sous la conduite d'Alavive, sur la rive gauche du Danube, et de là envoya une députation à Valens, sollicitant humblement son admission sur l'autre bord, avec promesse d'y vivre paisiblement, et de lui servir au besoin d'auxiliaire. Déjà la renommée avait fait pénétrer à l'intérieur cette effrayante nouvelle, que des convulsions insolites se manifestaient chez les peuples du Nord(…). Le bruit (…) reçut bientôt une pleine confirmation par l'arrivée de l'ambassade barbare, qui venait avec instance implorer (…) leur admission en deçà du fleuve. La première impression de cette ouverture fut plutôt de satisfaction que d'alarme. Les courtisans employèrent toutes les formes d'adulation pour exalter le bonheur du prince, à qui la fortune amenait à l'improviste des recrues des extrémités de la terre.
L'incorporation de ces étrangers dans notre armée allait la rendre invincible ; et, converti en argent, le tribut que les provinces devaient en soldats viendrait accroître indéfiniment les ressources du trésor. On dépêche donc sans délai de nombreux agents, chargés de procurer des moyens de transport à tous ces hôtes redoutables. On veilla soigneusement à ce qu'aucun des destructeurs futurs de l'empire, fût-il atteint de maladie mortelle, ne restât sur l'autre bord. Jour et nuit, en vertu de la permission impériale, les Goths, entassés sur des barques, des radeaux et des troncs d'arbres creusés, étaient transportés au-delà du Danube, pour prendre possession d'un territoire en Thrace. Mais la presse était si grande, que plus d'un fut englouti par les vagues, et se noya en essayant de passer à la nage ce fleuve dangereux (…).
Et tout cet empressement, tout ce labeur, pour aboutir à la ruine du monde romain! Il est constant que les officiers chargés de cette fatale mission tentèrent, à plusieurs reprises, le recensement de la masse d'individus dont ils opéraient le passage, et que finalement ils durent y renoncer. (…)
Réveillez-vous, vieux souvenirs des immenses soulèvements armés de la Perse contre la Grèce ; de l'Hellespont franchi ; de l'Athos ouvrant à la mer un passage artificiel; de ces innombrables escadrons passés en revue dans la plaine du Dorisque ! tous faits que les âges suivants ont traités de fables, mais dont l'antique témoignage est confirmé par nos propres yeux, qui ont vu cette inondation de peuples étrangers se répandre dans nos provinces, couvrir au loin nos campagnes, et envahir jusqu'à la cime des monts les plus élevés. »
Ces deux textes ont le même arrière-goût amer en effet.
Magnifique(s). Merci (je copie).
On trouvera une traduction plus correcte au tome VI des Histoires d'Ammien Marcellin, Belles-Lettres, Paris, 2002, pages 108 et suivantes (livre 31, 4). L'atmosphère de sombre tragédie de ces pages précédant le récit de la bataille d'Andrinople où l'empereur Valens périt contre ces Goths qu'il avait introduits dans l'Empire, est absolument saisissante.
09 mai 2009, 22:19   Sauve qui peut
"Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort", c'est de Qohélet, me semble-t-il...
Un chien, pas une meute...
Pardonnez-moi, cher Monsieur Bès, c'était juste que ce proverbe me semblait contredire exactement la teneur des propos de Suarès, et ce jusques en ses actuels sous-entendus : la louange du "peu de prix", le vil, qui de ce fait sauve sa peau, préserve sa matière, contre le "précieux" qui précisément en crève ; et ce dans un livre juif entre tous, alors que les "prodigues de matière", les barbares, ne sont-ce pas, de nos jours, les Arabes ?
L'opposition sur tous les plans me semblait plaisante... cela n'enlève rien à la pureté du style de Suarès.
Le regretté Stephen Jay Gould s'en était bien aperçu avant de mourir, ses thèses étant en grande partie reprises en France par le grand Jean-Marie Pelt (biologiste, botaniste, écologiste, homme de science né dans les années 30): la nature condamne les forts pour une raison simple: les forts sont dépendants. Etre dominant, être exploiteur, c'est dépendre du dominé, de l'exploité. La relation maître-esclave, rencontreur-rencontré, se résout toujours par les vertus dissolutoires du lien de dépendance et toujours au profit du dominé, du rencontré, du souffre-douleur, ce dernier secrètement fort du temps d'avance qu'il possède sur la douleur qu'il connaît pour se répéter. La dynamique d'évolution/élimination des espèces est immuable: elle remplace les dominants par les dominés lorsque le lien de dépendance entre les deux catégories se dissout, se dénonce, faisant du dominant un handicapé, un être de négation pour n'avoir jamais su nier son désir ni s'en frustrer. Cet être (Tyrannausus Rex, Napoléon, etc.) périt en révélant son incomplétude, tandis que le souffre-douleur, qui toute sa vie a alimenté du don de sa souffrance le dominant, le prédateur, se trouve à cette échéance, vide de souffrance, vidé de tout mal, survivant.

L'espèce humaine, apprend-on, organise ses sociétés comme le fait le rat. Une expérience de laboratoire tend à l'établir ainsi: six rats sont dans une cage sans nourriture autre que celle disposée à l'autre bout d'une piscine qu'ils doivent traverser à la nage pour se la procurer et la rapporter. Très vite apparaissent trois catégories de rats dans la population de la cage: celle des nageurs qui rapportent la nourriture (2 rats); celle des 2 rats qui ne nagent pas, qui attendent que la nourriture leur soit rapportée par les deux premiers, la leur volant avec violence, en leur empêchant de remonter dans la cage sans l'avoir au préalable lâchée sous peine de noyade; celle d'un rat dit autonome, qui se nourrit seul, ne nourrit personne, ne craint pas la violence des deux rats exploiteurs, et enfin le rat dit souffre-douleur, qui ne nage pas et doit se nourrir en chapardant la nourriture qui tombe dans les combats, rat que tous les autres battent et rudoyent à loisir.

On constitue une cage nouvelle de six rats prélevés dans trois cages telles celle ci-dessus, ces rats étant tous des "exploiteurs-dominants": au terme d'une lutte générale très violente, la même structure se recompose: 2 exploiteurs, 2 exploités, 1 autonome, 1 souffre-douleur.

On recommence l'expérience en randomisant et redistribuant les rats d'autres cages: toujours s'instaure la même structure sociale.

On teste alors les niveaux de stress (par mesures des niveaux d'hormones témoins) des individus, et là surprise: les animaux les plus stressés sont les exploiteurs-dominateurs ! ce sont eux qui mourront les premiers; ces individus sont impuissants face à l'incertitude vitale inhérente à tout lien de dépendance; ils savent que leurs liens de dépendance aux exploités les condamnent en cas de perte de ces derniers, or aucun individu, homme, rat, ne possède le pouvoir d'empêcher la perte d'un autre individu, lequel peut toujours, à l'extrême, se supprimer volontairement.

Je laisse à chacun le soin d'en tirer la morale sociale qui s'impose. La mienne serait plutôt optimiste (brisons les liens de dépendance - pétrole, main-d'oeuvre - à l'égard de ceux qui ont pu passer pour nos dominés, et nous serons saufs).

J'engage vivement chacun à lire sans tarder cet ouvrage passionnant de Jean-Marie Pelt: La Raison du plus faible, paru chez Fayard en début d'année.
Relisant mon message précédent, je relève une conclusion d'apparence diamétralement opposée à la prémisse: c'est qu'à vrai dire, il ne s'agit plus de risque de dissolution du lien de dépendance car ce lien (pétrole, main-d'oeuvre) est déjà si altéré qu'il est en passe de ne plus exister, mais d'empêcher le dénouement naturel (anéantissement de l'ex-dominant malade du lien) que sa mort risque d'entraîner, c'est à dire, dépasser ce lien par la conscience du danger qu'il nous a fait courir afin de promptement faire avorter un tel dénouement.
J'avais entendu parler de cette expérience, cher Francis Marche, et je vous remercie de nous avoir donné la référence, que mon collègue avait négligé de m'indiquer.

Loin de moi l'idée de discuter avec vous de l'Ecclésiaste et de sa judéité, cher M. Eytan, d'autant que la sagesse qu'il expose est abondamment discutée par les rabbins, qui, après avoir longuement hésité, décident de privilégier, pour l'inclure dans le canon des Ecritures, autre chose que ses aspects purement terrestres, plan sur lequel Marcellin ou Suarès se situent.
J'aime beaucoup, j'aime énormément Suarès, j'aime beaucoup ce texte-là que je ne connaissais pas, mais je suis étonné d'entendre parler de la pureté de son style. Il me semble ne se guère relire, et j'avais été surpris à première lecture par de manifestes négligences :

« La première invasion du peuple fort dans le beau royaume qu'ils désirent, est un flot pacifique de bonnes gens, qui viennent gagne[?] leur vie. Ils vont d'abord servir le peuple dont leurs fils feront la conquête. Ils sont vils : c'est ne pas être fier, ni libre, ni de grand fait, ni de grande âme. Mais ils ont grand appétit, durs à la besogne... »
J'ai honte. Je ne suis pas même capable de recopier correctement. C'est bien "qui viennent gagner leur vie" qui est écrit et ce n'est pas, comme je l'ai repris, " ils ont grand appétit", mais bien " ils sont de grand appétit". Recevez toutes mes excuses.
Ah, bien. Il reste le curieux accord : « La première invasion du peuple fort dans le beau royaume qu'ils désirent », conforme à l'anglais, il est vrai, et peut-être au français classique (par son j'm'enfoutisme). Et bonnes gens est féminin, théoriquement.
Intéressante expérience, amusant rapprochement.
Francis Marche écrivait:
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> Relisant mon message précédent, je relève une
> conclusion d'apparence diamétralement opposée à la
> prémisse: c'est qu'à vrai dire, il ne s'agit plus
> de risque de dissolution du lien de dépendance car
> ce lien (pétrole, main-d'oeuvre) est déjà si
> altéré qu'il est en passe de ne plus exister, mais
> d'empêcher le dénouement naturel (anéantissement
> de l'ex-dominant malade du lien) que sa mort
> risque d'entraîner, c'est à dire, dépasser ce lien
> par la conscience du danger qu'il nous a fait
> courir afin de promptement faire avorter un tel
> dénouement.

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Quelle jolie pirouette !
En somme, vous ne voulez que tuer symboliquement le lien, pour exorciser par avance les effets de sa mort réelle annoncée.

Merci pour le compte rendu de cette très intéressante expérience ; le rat "autonome" me plaît bien, et si, comme il est à prévoir, le passage au niveau d'organisation sociale et de répartition des rôles propre aux humains comporte un accroissement de la complexité et l'émergence de phénomènes nouveaux, l'humain "autonome" pourrait même se payer le luxe d'accès subits de générosité, espérons-le, partageant à l'occasion sa pitance avec les dominants condamnés, ou les dominés voués à la survie, c'est selon...
11 mai 2009, 00:38   Exergue
Je mettrais bien :

« La première invasion du peuple fort dans le beau royaume qu'ils désirent, est un flot pacifique de bonnes gens, qui viennent gagner leur vie. Ils vont d'abord servir le peuple dont leurs fils feront la conquête. Ils sont vils : c'est ne pas être fier, ni libre, ni de grand fait, ni de grande âme. Mais ils sont de grand appétit, durs à la besogne, toujours prompts à gagner, esclaves de l'action. Une matière de peu, que la race prodigue, et dont la masse seule fait le prix »

en exergue d'un livre à paraître, mais je crains fort qu'on ne me le refuse...
Concernant les pirouettes, je reconnais qu'on ne peut rien vous cacher.

Le rat autonome est le rat immuable; il est le gardien-observateur de la Race, son commentateur, son philosophe, son dépositaire par défaut.
Le rat autonome est spectateur de la race.
» Quelle jolie pirouette !

Hegel est dépassé, n'est-ce pas ?
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