Cher Henri,
Voici le texte promis, une lettre de Paul Klee en fait, que m’a envoyée une amie à la suite de notre rencontre à l’exposition « Paul Klee, le théâtre de la vie » dont j’ai parlé sur l’autre site. C’est une lettre qui a été publiée dans le Nouvel Observateur le 19 avril 1985.
(Cette exposition est une coproduction avec le Zentrum Paul Klee de Berne mais dans une conception scénographique un peu différente. La première partie est importée mais la seconde, propre à Bruxelles, présente une soixantaine d’œuvres sélectionnées par Pierre Boulez, commissaire pour l’occasion, qui met en évidence à sa manière personnelle les rapports étroits entre la peinture et la musique développés par Klee.)
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www.bozar.be]
À Karl Flinker
« Quand je vis la première exposition de tableaux de Paul Klee, j’en revins, je me souviens, voûté d’un grand silence.
Fermé à la peinture, ce que j’y voyais, je ne sais pas. Je ne tenais pas à le savoir, trop heureux d’être passé de l’autre côté, dans l’aquarium, loin du coupant.
Peut-être y recherchais-je avant tout la marque de celui qui devait écrire : « Quel artiste ne voudrait s’établir là où le centre organique de tout mouvement dans l’espace et le temps – qu’il s’appelle cerveau, ou cœur de la création – détermine toutes les fonctions ? »
J’accédais au musical, au véritable
Stilleben.
Grâce aux mouvantes, aux menues modulations de ses couleurs, qui ne semblaient pas non plus posées, mais exhalées au bon endroit, ou naturellement enracinées comme mousses ou moisissures rares, ses « natures tranquilles » aux tons fins de vieilles choses paraissaient mûries, avoir de l’âge et une lente vie organique, être venues au monde par graduelles émanations.
Quelques points rouges chantaient en ténor dans la sourdine générale. Néanmoins, on éprouvait qu’on était dans un souterrain devant des eaux, dans des enchantements, avec l’âme même d’une chrysalide. Le réseau complexe des lignes apparaissait petit à petit :
Celles qui vivent dans le menu peuple des poussières et des points, traversant des mies, contournant des cellules, ou tournant, tournant en spirales pour fasciner, ou pour retrouver ce qui a fasciné, ombellifères et agates.
Celle qui se promènent. – les premières qu’on vît ainsi, en Occident, se promener.
Les voyageuses, celles qui font, non pas tant des objets que des trajets, des parcours. (Il y mettait même des flèches.) Ce problème des enfants qu’ils oublient ensuite, qu’ils mettent à cet âge dans tous les dessins : le repérage, quitter ici, aller là, la distance, l’orientation, le chemin conduisant à la maison, aussi nécessaire que la maison…était aussi le sien.
Les pénétrantes, celles qui au rebours des posseseuses, avides d’envelopper, de cerner, faiseuses de formes (et après ?), sont lignes pour l’en dessous, trouvant non dans un trait du visage, mais dans l’intérieur de la tête le point névralgique, où un œil inconnu vieille et garde ses distances.
Celles qui au rebours des maniaques du contenant, vase, forme, mont, modelé du corps, vêtement, peau des choses (lui déteste cela) cherchent loin du volume, loin des centres, un centre tout de même, un centre moins évident, mais qui davantage soit le maître du mécanisme, l’enchanteur caché. (Curieux parallélisme, il mourut de sclérodermie.)
Les allusives, celles qui exposent une métaphysique, assemblent des objets transparents et des symboles plus denses que ces objets, lignes-signes, tracé de la poésie, rendant le plus lourd léger. [...]
Une ligne rencontre une ligne. Une ligne évite une ligne. Aventures de lignes.
Une ligne pour le plaisir d’être ligne, d’aller ligne. Points. Poudre de points.
Une ligne rêve. On n’avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne.
Une ligne attend. Une ligne espère. Une ligne repense un visage. […]
Temps, Temps…
Une ligne de conscience s’est reformée.
On peut les suivre mal ou bien, sans jamais risquer d’être conduit à l’éloquence, toujours évitée, toujours évité le spectaculaire, toujours dans la construction, toujours dans le prolétariat des humbles constituants de ce monde.
Sœurs des taches, de ces taches qui paraissent encore maculatrices, venues du fond, du fond d’où il revient pour y retourner, au lieu du secret, dans le ventre humide de la Terre-Mère. »