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Pour une mystique de la chair!

Envoyé par Gérard Rogemi 
Dialogue entre Fabrice Hadjadj et Philippe Sollers

Et si notre époque d’hypersexualisation était une époque de haine du sexe, de sa signification et de ses mystères ? « Comme à ses premiers siècles, le christianisme se retrouve alors aujourd’hui dans la situation singulière d’avoir à chanter la gloire du corps, la spiritualité de la chair, et à lui redonner sa dimension spirituelle. »

Ceux qui seraient intéressés par cette conférence organisée par la revue Les Epées peuvent écouter l'enregistrement mp3 ICI
Utilisateur anonyme
02 avril 2008, 17:41   Re : Pour une mystique de la chair!
Philippe Sollers ! Ici ! Quel courage, cher Rogémi !
Je ne sais de qui, cher Rogemi, est la phrase que vous citez entre guillemets, mais il m'a semblé y voir de nombreuses erreurs. Est-elle de Sollers ou d'Hadjadj ? En tous cas, le christianisme eut toujours à rappeler le caractère charnel du salut, et non pas seulement à ses premiers siècles. Il eut toujours en face de lui son ennemi gnostique, dont la première manifestation était toujours de spiritualiser, d'enlever toute concrétude (si vous permettez ce mot) au salut qu'il annonçait par l'incarnation de Dieu: Gnostiques, Bogomiles, Cathares, protestants extrémistes, philosophes illuministes, socialistes occultistes si magnifiquement étudiés par Philippe Muray, tous ont eu un compte à régler avec la chair chrétienne de Dieu incarné. Ils l'ont niée carrément, contournée, noyée, ignorée, entre mille autres stratégies. La situation du christianisme n'est pas singulière : en face du platonisme antique, il n'a pas chanté la gloire du corps, de n'importe quel corps, mais du corps divin ressuscité, appelant à la déification les autres corps humains. Le Christ n'est pas l'apologiste du sport, et sur le corps, sôma, règle une ambigüité que les écrits de Saint Paul (justement honni par la bien-pensance, qui sait choisir ses adversaires) contribuent à lever (St Paul emploie deux mots qui désignent deux attitudes devant la chair: sôma, le corps spirituel, et sarx, la chair qui désire pour elle-même). Le christianisme ne chante pas la spiritualité de la chair, qui en est dénuée par elle-même selon sa théologie, mais la capacité de la chair humaine créée à recevoir l'Esprit, ce qui est différent. Enfin, le christianisme n'a pas à redonner au corps ou à la chair leur dimension spirituelle, car ils ne l'ont jamais perdue dans sa théologie et son art. En revanche, il est bien possible que le monde, au sens évangélique du terme, ait dévalorisé le corps en ayant l'air de l'exalter, tandis que la religion chrétienne aura toujours laissé au corps sa capacité de glorification et de déification, tout en ayant l'air de le mépriser et de le maltraiter.
Mes amis si le sujet vous interesse allez écouter cette conférence et essayez de garder votre calme comme le fait d'ailleurs Fabrice Hadjadj avec une patience infinie car Sollers y fait un numéro de cabotinage à la limite du supportable.
Le Christ n'est pas l'apologiste du sport, et sur le corps, sôma, règle une ambigüité que les écrits de Saint Paul

Doit-on lire "...règne une ambigüité" ?

A propos des représentations du corps humain en Occident: on est toujours surpris de la surprise des visiteurs chinois en Occident qui pour la première fois découvrent la folle statuaire des nus en Occident, sur les édifices publics, dans les galeries des musées, les salles des pas perdus des vieilles gares, les façades des maisons de notaires :

"Chez nous, en Chine, on ne comprend pas cette vénération du corps humain que vous entretenez chez vous ?
- Elle nous vient de Dieu, qui nous a fait à son image.
- Chez nous l'homme n'est rien, qu'un petit bout de bois dans les grands paysages embrumés de nos peintres. Les oiseaux, les roseaux, le vent, voilà qui est majestueux, digne et pénétré de sens. L'homme est minuscule, une mochetée à camoufler dans les basses herbes du paysage au lavis.
- Ce qui explique que vous ne lui accordiez pas ses droits.
- Oui, c'est cela, vos "droits de l'homme" sont chez vous un relais du divin. Ils commencent et finissent par un droit à la représentation. Chez nous les droits de l'homme ne seront jamais respectés, parce que l'homme n'est pas figurable, pas représentable, et il n'est pas représentable parce qu'il ne représente rien. Chez nous, l'homme mérite des baffes quand il prétend avoir des droits; son corps n'est qu'un lieu de passage de l'univers, rien n'aboutit ni ne s'arrête à lui".
Oui, pardon, c'est bien "règne une ambigüité", je me suis trop vite relu. Votre message jette une lumière particulièrement bienvenue sur un passage de La Condition humaine que je viens de faire étudier, où le peintre Kama, qui a pour modèle réel un artiste connu de Malraux, Koïchiro Kondo, est confronté au sentiment tragique de la vie, individualiste et occidental, incarné par le baron de Clappique et Gisors. Dans ses lavis, selon le texte, l'homme est exactement à la place que vous dites. Kama fait remarquer que les peintres européens qu'il a vus dans les musées d'Europe ne font jamais que se représenter eux-mêmes, tout en peignant des pommes ou des figures abstraites. C'est moins le corps humain, ici, que l'individu, qui trône au centre de l'art occidental, d'après ce passage.
Merci infiniment, Rogemi.

Je n'ai encore écouté qu'une partie (le reste ce soir), mais voilà qui me réconcile presque avec Sollers, malgré, en dépit de (j'insiste) {son cabotinage, son maniérisme, ses intonations à la Lacan (est-il en train de réécouter les Séminaires ?), la publicité pour sa chapelle (Kristeva)}...

Écoutez, patiemment, c'est passionnant.
Pour les gens qui préfèrent télécharger l'émission, et non l'écouter en ligne :
http://revuelesepees.free.fr/Conf_LesEpees_Sollers_Hadjadj.mp3
Oui, cher Henri. On mesure la grande césure introduite par ce que l'on est convenu d'appeler l'impressionnisme en peinture quand un buisson dans un paysage lavé par la pluie, peint comme une algue que les yeux du peintre percevraient ouverts en immersion, le "barbouillis pictural", vinrent sonner la mort de l'art pompier, celui du trait occidental modelant des fessiers et des épaules, et à quel point cet art impressionniste fut d'inspiration radicalemenet orientaliste ("j'ai trouvé mon Japon" - Vincent découvrant Arles) ; point étonnant non plus le "plein-pied", le tutoiement déconcertant des artistes chinois contemporains avec le vingtiémisme européen.
Je crois qu'Henri, sans avoir écouté la conférence de Sollers (puisqu'il demande de qui est la citation - je n'ai pas, moi non plus, encore tout entendu) a compris immédiatement le propos de Sollers...

Concernant la gnose, il faudrait peut-être préciser. Henri parle évidemment du "gnosticisme" des premiers siècles, mais il est une "gnose" (au sens de "connaissance par l'expérience") qui va exactement dans le sens contraire : on peut connaître le divin à travers le corps. Et cette gnose vient de loin, car on en retrouve les éléments non seulement en Grèce (et en Grande Grèce), mais en Inde : voyez les cultes shivaïstes, dont nous parlions récemment, les cultes du Linga, voyez les temples de Khajuraho...



(Essayez-moi-ça...)
03 avril 2008, 13:35   Re : Conversation dans le Kanagawa
Séduisante synthèse que la vôtre, cher Francis mais j’espère que vous ne réduisez pas l’art occidental, la peinture occidentale, sinon au « trait modelant des fessiers » (rassurez-vous, je n'en crois rien) du moins à l’usage du trait, accompagné ou non du modelé. Avez-vous jamais essayé de décalquer la Joconde ? L’impressionnisme renouait incontestablement avec une tradition dévoyée par les « Pompiers » en redécouvrant les modulations et surtout une fluidité, un frémissement déjà présents dans l’œuvre de Rubens, où les corps, les feuillages, les ciels, Dieu, les dieux, les anges, liés dans une même pâte sublime et irisée se tordent ensemble dans un immense tourbillon.
(J'ajoute au passage que Rubens avait déjà codifié l’utilisation des couleurs complémentaires).
En effet, ce que j'ai vu de Rubens m'a convaincu de la justesse des remarques de Claudel, et aussi de vous, chère Aline: il fait de lui le peintre catholique par excellence, puisque la chair y est imprégnée de divin, tirée vers le ciel. Rien de plus étranger à la gnose de M. Lombart, et qui semble partir de présupposés exactement inverses, puisque la chair y semble par elle-même capable de divinisation, grâce à une discipline et un savoir appropriés: pensée étrangère à la Chute, ce qui lui confère un attrait et un charme prenants. Vous avez raison de signaler que je confondais Gnose et Gnosticisme, qui sont distincts, bien que les ennemis antiques des Gnostiques les aient justement accusés de nier le péché originel et de se livrer à des orgies charnelles et spirituelles, faisant l'économie de la Chute, de la Croix et de la divinisation qui en résulte. On trouve un bel écho de cela dans L'oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar: je pense aux illuminés de Münster, que le Millénium arrivé dispense de tout exercice ascétique, et aux Pré-adamites de Bruges, croyant à la sainteté intrinsèque de la chair. Dans La condition humaine, Kama ne comprend pas l'art moderne occidental de la même façon que vous, cher Francis Marche: il dit (p. 189): "Plus vos peintres font des pommes, et même des lignes qui ne représentent pas des choses, plus ils parlent d'eux." L'abstraction (il n'est pas question de l'impressionnisme) serait un comble de subjectivité, et non un signe de dissolution de l'individu dans le cosmos. Plus loin, Kama ajoute: "Le monde est comme les caractères de notre écriture. Ce que le signe est à la fleur, la fleur elle-même, celle-ci (il montra l'un de ses lavis) l'est à quelque chose. Tout est signe. Aller du signe à la chose signifiée, c'est approfondir le monde, c'est aller vers Dieu." Je ne sais pas si ces propos reflètent une pensée authentiquement asiatique, ou les seules vues de Malraux sur l'art et l'Orient. En lisant cela, je ne pouvais m'empêcher de penser aux écritures picturales de Klee ou de Michaux, qui rappellent une démarche idéographique, mais qui sont illisibles: écritures privées, strictement subjectives, langages repliés sur eux-mêmes et ne manifestant à l'autre que leur présence muette mais signifiante (comme on le voit dans Commande publique, dans les réflexions de Renaud Camus sur les artistes du métro toulousain). Savez-vous ce que pensent vraiment les artistes chinois ou japonais traditionnels de l'art occidental? Des Kama ont-ils visité, à l'époque de Malraux, les musées d'Europe et ont-ils écrit leurs impressions?
Ce qui m'avait arrêté dans votre sujet sur le soma est l'omniprésence relevé par les Chinois, en particulier, de la réprésentation du corps humain dans l'art occidental, quand vous disiez que ce corps n'est pas "corps sportif". En effet. Il est très difficile de répondre à l'étonnement oriental face à ces représentations sans tirer un vaste écheveau ordonné par la spiritualité . Dans l'art oriental que vous évoquez, plutôt que "l'aller vers dieu", la destination de l'écho, le point de fuite du retentissement infini des signes et des signifiés seraient une simple finalité célébrante des lois organisatrices de l'univers et de leurs différents jeux et manifestations, de leurs paradoxes et souvent du désespérant échec politique des hommes à les faire leurs (je pense ici à ces oiseaux peints sur une branche qui contemplent, l'oeil las et désabusé, le désastre politique déployé en contrebas).

Vous savez comme le corps humain est lu et interprété par la médecine chinoise traditionnelle, avec ses méridiens, ses points comme les étoiles d'un cosmos, etc. Il s'agit d'un corps traversé et assez peu docile à la délinéation, savoir le graphisme occidental qui, lui, découpe le corps humain dans un décor qu'il transcende, décor qui lui sert au mieux de mise en valeur contrapunctique, avec ses couleurs complémentaires, etc.. Bref le "sujet" occidental s'incarne dans le corps central (ou bien figure diversement ancré dans un rapport de perspective qui le lie au centre de l'oeuvre) lequel, délimité au graphisme, pour être pénétré de lumière comme chez Rubens ou Ingres n'en est pour autant aucunement objet de forces qui le relativiseraient en tant que sujet. Je vous dis cela maladroitement et de manière improvisée, sans recourir aux outils conceptuels consacrés qu'il conviendrait de mobiliser ici pour cette analyse. Néanmoins, je crois qu'il s'agit de cela.
Je pense à une reflexion de Jean Clair, à l'émission "Répliques", qui se demandait si l'art pictural occidental n'avait pas favorisé le développement de la connaissance scientifique. Il préparerait un livre sur ce sujet.
Vous aurez remarqué à quel point ce débat engagé entre Henri Bés et Henri Marche est fascinant et au détour d'une arborescence on bute sur des sujets qui sont d'une envergure civilisationnelle.
04 avril 2008, 11:50   Re : Comment ça "etc..."?
« Il s'agit d'un corps traversé et assez peu docile à la délinéation, savoir le graphisme occidental qui, lui, découpe le corps humain dans un décor qu'il transcende, décor qui lui sert au mieux de mise en valeur contrapunctique, avec ses couleurs complémentaires, etc... »


Cette conversation s’avère extrêmement touffue et chacun en tire un fil à sa façon, comme souvent et, quitte à l’ébouriffer un peu plus, je tire le mien. Je ne peux pas en effet, accepter cette réduction que vous nous présentez de la peinture occidentale, à savoir la découpe d’une figure sur un « décor », terme que je croyais enfin à tout jamais relégué aux oubliettes, du moins chez les amateurs d’art. Le graphisme occidental avec le temps, s’est taillé une belle autonomie, notamment à partir de XXe siècle où la ligne s’est vu créditer d’une vie, d’un frémissement tout personnels. Je pense ici notamment aux exemples cités par Henri (et à bien d’autres) mais là n’est pas l’essentiel de ce que je voudrais préciser.
A vous lire, on pourrait croire qu’un peintre utilise un rasoir plutôt qu’un pinceau. Rappelez-vous le « il n’y a pas de formes fermées « de Cézanne. Mais Cézanne ne faisait que rappeler des vérités séculaires. Dans toute peinture, il y a obligatoire hiérarchisation des moyens. On ne peut impunément jouer à la fois du modelé, de la ligne et de la couleur sous peine de produire des horreurs (genre vulgarité ou boursouflures). Les peintres se sont toujours imposé des choix et ont volontairement sacrifié certains de ces moyens plastiques afin de parvenir à la cohérence souhaitée. Les plus grands d’entre eux ont toujours pris soin d’intégrer fond et figure et les moyens pour y parvenir s’ils sont subtils, ne sont pas des secrets. Une forme, un objet sont toujours « mangés », « dévorés » en leurs extrémités opposées, d’une part par l’ombre, d’autre part, par la lumière. Une même atmosphère devrait, idalemnt, dans une peinture, englober tous les éléments d’un tableau, tous les objets, tous les êtres comme si tous ces éléments étaient constitués des mêmes atomes. Cela signifie qu’en dessin, en peinture, le « contour » n’existe pas. Qu’un objet ne se perçoit que par opposition avec le champ qui se trouve derrière lui mais que, plus subtilement, un objet, une figure sont toujours reliés au moins en un de leurs points à cet arrière-plan : c’est ce qu’on appelle un « passage ». À l’autre extrémité, le peintre a le souci de ménager ce qu’il appelle un contraste. Voyez les dessins de Seurat, vous aurez la démonstration implacable de cette théorie ( un peu rapidement explicitée mais on m’a comprise, je l'espère). Voyez encore à quelle musique aérienne sont soumis les merveilleux plans (écrans) qui s’épaulent l’un l’autre jusqu’à l’horizon chez Patinir. Voyez chez Rembrandt, comme la lumière sourd des profondeurs de l’ombre, comme pétrie en elle et comme une nappe de lumière chez Rubens va s’éteindre , progressivement, voluptueusement au plus loin de son lieu de naissance. C’est l’interaction de l’ombre et de la lumière, la « solidarité plastique » de tous les éléments du tableau qui font la caractéristique principale de la peinture occidentale de la Renaissance à nos jours (césure ou pas des impressionnistes »).
Les complémentaires chez Rubens participent de cette cohérence, c’est la théorie des passages poussés à leur limites, dans le domaine de la couleur. En gros, sa théorie sur la complémentarité est celle-ci (De coloribus) : les deux tiers de la surface seront réservés aux demi-teintes, le tiers restant à la lumière et à l’ombre « additionnées ». Appliqué à une sphère, ce dosage concerne l’orangé comme couleur de la lumière, la dominance bleue comme couleur dédiée à l’ombre, soit sa complémentaire. La demi-teinte de « passage » se fera par l’intermédiaire du rouge-violet et du violet-bleu. Mais c’est un tout petit peu plus compliqué et je ne veux être ennuyeuse ni pédante.
On ne peut vérifier l’application de cette théorie que devant les œuvres nettoyées, naturellement (d’où pour moi, l’importance du nettoyage des œuvres !).
» Rien de plus étranger à la gnose de M. Lombart, et qui semble partir de présupposés exactement inverses, puisque la chair y semble par elle-même capable de divinisation, grâce à une discipline et un savoir appropriés : pensée étrangère à la Chute, ce qui lui confère un attrait et un charme prenants. Vous avez raison de signaler que je confondais Gnose et Gnosticisme, qui sont distincts, bien que les ennemis antiques des Gnostiques les aient justement accusés de nier le péché originel et de se livrer à des orgies charnelles et spirituelles, faisant l'économie de la Chute, de la Croix et de la divinisation qui en résulte.

Précisément. (Vous ne confondiez rien, puisque vous parliez bien de gnosticisme, c'est moi qui, voulant amener mon propos, ai distingué Gnose et gnosticisme.) Mais plutôt que d'une pensée préchrétienne, ou même, faisant cascader les époques et les prépositions, pré-néo-platonicienne), je parlerais plus volontiers d'une pensée prémanichéenne. Dans la philosophie indienne (généralement, car tous les courants y sont représentés), la "Chute" est intégrée d'emblée à la vision du monde, puisque la destruction fait partie de la création du monde, et c'est ce que la religion (ou le yoga, mais ce terme introduit toujours une ambiguïté quand on en parle) cherche à mettre en œuvre (et non à réparer, comme dans le christianisme). C'est donc une pensée non-dualiste. À travers les siècles, on peut voir dans l'œuvre d'un Merleau-Ponty une tentative de rejoindre ces positions où l'on retrouve une réelle unité de l'homme et de la nature (le corps, l'entrelac, le chiasme...)
» Cette conversation s’avère extrêmement touffue et chacun en tire un fil à sa façon

Voici pour rejoindre non sans taquinerie le titre du fil...

Utilisateur anonyme
04 avril 2008, 12:39   Re : Pour une mystique de la chair!
« Écoutez, patiemment, c'est passionnant »

Vous êtes sérieux ?
04 avril 2008, 12:58   Re : Comment ça "etc..."?
"....terme que je croyais enfin à tout jamais relégué aux oubliettes, du moins chez les amateurs d’art. "

Je l'ai bien spécifié à la fin de mon message à Henri, chère Aline: je suis à mille lieux de ces problématiques ces jours-ci et bien incapable de mettre en action les outils critiques et conceptuels rigoureux qui dans ce domaine semblent faire partie de votre quotidien. Je me suis laissé allé à soumettre une intuition. Au vrai, ce caveat avait pour but de vous inviter dans cette conversation, bien sûr pour me contredire, me corriger et même "démolir", si vous le jugez bon, l'intuition qui est la mienne.

Cela étant, ayant lu votre texte avec toute l'attention dont je suis capable en ce moment, j'y vois plutôt une confirmation de ce que j'ai voulu dire: tout ce que vous écrivez tourne autour du "sujet". En Orient, le sujet humain est un simple accident; il n'occupe pas la place royale que votre magistrale démonstration lui reconnaît implicitement (en évoquant la débauche de moyens qui vous sont familiers pour le sertir dans les oeuvres occidentales, en dressant l'inventaire ouvert de ces moyens de délinéation qui vont évidemment bien au-delà des seuls moyens graphiques que j'évoquais).

Je pensais en rédigeant mon message précédent au texte de Michel Foucault sur les Ménines de Velasquez. Ce jeu sur et dans le sujet auquel se livre Velasquez ne fait qu'exalter davantage, loin de la déconstruire, la royauté du sujet représenté. La représentation, quel que soit le sujet (le peintre, ses modèles, le spectateur...) demeure assujettie à une place royale, illuminée, sertie, signifiant un pôle transcendantal.

Ci-dessous (qu'on veuille me pardonner mais je pare au plus pressé) cet extrait d'un article de Wikipédia qui éclaire le propos:

Michel Foucault dans Les mots et les choses fait une analyse magistrale de ce tableau. Le spectateur découvre peu à peu que dans le fond, parmi le pan de mur couvert de portraits, l'un d'eux a un reflet étrange, qui fait penser à un miroir. Il comprend alors que le couple royal s'y reflète. Puis le regard du spectateur revient vers le devant de la scène, vers Vélasquez en train de peindre (son pinceau vient de quitter la toile). Le regard du peintre va au-delà du cadre du tableau, il regarde le couple royal qui se trouve plus loin, à la place même du spectateur. Le peintre croise alors le regard du spectateur qui regarde le tableau, et qui, au moment même de cet échange de regards, devient lui-même, en un instant, le modèle du tableau.

Cette impression est d'autant plus saisissante lorsqu'on se trouve, en chair et en os, devant le regard du peintre, au musée du Prado. Le personnage, dans le fond, semble hésiter entre extérieur et intérieur, devant ou derrière : il se trouve de côté, et regarde l'ensemble de la scène. Sa présence fait écho à tout ce jeu de regards : qui est regardé, qui regarde ? qui est devant la toile, qui est derrière ?

Foucault souligne la richesse de cette œuvre dont le centre est le dos d'un tableau invisible en cours de réalisation : « nous ne savons qui nous sommes ni ce que nous faisons ».

En fait, le tableau représente une scène familière aux cours européennes. Vélasquez, en tant que peintre officiel de la cour d'Espagne, était tenu de réaliser des portraits de la famille royale. Et c'est ce qu'il tente de figurer dans ce tableau tout y intégrant le spectateur du tableau en tant que sujet et observateur.

* En tant que Sujet : l'analyse du tableau révèle au fond de la pièce la présence d'un miroir dans lequel se reflète un couple un peu fantomatique. On ne les distingue pas bien, en tout cas pas assez bien pour les identifier directement ; mais plusieurs éléments du tableau le permettent indirectement. Les contemporains de la peinture ont ainsi reconnu l'atelier du peintre et la disposition des lieux. Au fond de la pièce, bloquant l'accès, ce personnage attentif est en fait le garde du corps personnel du roi. Les personnages entre le peintre et ses sujets sont tous connus. Il y a l'Infante Margarita, ses demoiselles de compagnie, le confesseur du roi, le chien Iago, un autre enfant et une naine dont on sait qu'elle appartenait à une maison ayant un statut particulier et accompagnant l'Infante. À l'évidence, l'ensemble de ces indices, la présence et l'attitude des personnages nous autorise à conclure que c'est en effet le couple royal qui se trouve face à Vélasquez, qu'ils sont le sujet de la séance de pose décrite par ce tableau, et que c'est bien leur reflet que l'on aperçoit au fond de la pièce dans le miroir. Or tel que le tableau est structuré, et si l'on observe bien les regards des personnages, quelqu'un d'autre se tient aux côtés du couple royal, quelqu'un dont on ignore l'identité. D'une certaine façon, c'est ce mystérieux témoin qui semble le véritable sujet d'attention du tableau et que les regards suivent à la manière de celui de la Joconde de Vinci

* En tant que Spectateur, un élément discret nous interpelle. En effet, les conventions de l'époque exigeaient que les sujets peints soient toujours éclairés depuis la gauche du tableau. Or si c'est le cas en se plaçant du point de vue du Vélasquez représenté sur le tableau en train d'exécuter son travail de portraitiste, ça ne l'est pas si l'on se place du point de vue du spectateur : vous et moi voyons bien que sur ce tableau la lumière arrive de la droite et non pas de la gauche ? Autrement dit, tout en réalisant une chronique de son quotidien, presque un instantané, Vélasquez parvient à jouer avec et à vaincre les conventions picturales de l'époque ; et il réalise ceci sans les transgresser pour autant ! Et en faisant cela, il propulse le spectateur à l'intérieur du tableau. Il en fait un sujet, et le place à la droite du roi.

[fr.wikipedia.org]
» Vous êtes sérieux ?

Oh, vous pouvez zapper Hadjadj !
Utilisateur anonyme
04 avril 2008, 14:58   PS
Mais je parlais de Sollers, malheureusement ! Il me fait vraiment de la peine, celui-là. Je l'ai beaucoup aimé, il y a vingt ans, et même après, mais il est vraiment devenu gâteux, complètement gâteux, et assez pitoyable. Je n'arrive pas à comprendre, je ne me moque pas, je n'arrive pas à comprendre comment il en est arrivé là ! C'est vraiment un cas stupéfiant, pour moi, que cet homme-là. Une si grande intelligence, de tels dons, une grande culture, indéniablement, pour dire quoi, en définitive ? J'avoue que je n'ai pas réussi à aller très loin, j'ai dû écouter un quart d'heure, vingt minutes, mais les bras m'en tombent. Quelle bouillie… Vraiment triste !
04 avril 2008, 16:45   Re : PS
Oui, cher Boris, je suis bien d'accord avec vous. (J'allais d'ailleurs compléter mon message précédent, car, plaisanterie mise à part, j'ai un peu expédié votre objection.)

Mais c'est bien pourquoi je disais qu'il fallait être patient. Hadjadj ne lui sert que de mur de pelote basque. Au bout d'un moment l'excitation lui fait prendre, plus que jamais, la posture du grand maître, et cela commence à devenir intéressant. Mais, encore une fois, il faut passer au-dessus des défauts que vous dites pour entendre la conception du christianisme qu'il essaie de décrire, et qui, à mon avis, est finalement la seule qui tienne encore...
Utilisateur anonyme
04 avril 2008, 16:49   Re : PS
Alors expliquez-le moi, ce catholicisme-là.
04 avril 2008, 18:08   Re : PS
Sollers l'explique mieux que moi... Ou plutôt, il place quelques poteaux indicateurs aux bons endroits...
Utilisateur anonyme
04 avril 2008, 18:14   Re : PS
Je vois…
04 avril 2008, 18:30   Re : PS
Bravo à tous pour ce fil passionnant.
Je suis, justement, en train de lire un roman du prix Nobel turc Orhan Pamuk. Il se passe, vers le quinzième siècle, dans le milieu raffiné des miniaturistes musulmans. L'un d'eux s'intéresse à la peinture occidentale mais n'arrive pas à comprendre l'art du portrait individualisé dans notre civilisation ni, encore moins, la nécessité de la ressemblance d'après un modèle, ni que ces portraits puissent être aussi ceux de monsieur ou madame Tout-le-monde car c'est à l'opposé de l'art pictural musulman. Ce dernier, en effet, ne se doit de représenter que tel ou tel personnage célèbre, réel ou mythique -avec éventuellement son entourage - dont tout le monde connaît l'existence et l'histoire et dont l'artiste cherche à atteindre l'idéal de représentation archétypique, souvent atteinte avant lui par un grand maître qu'il convient, en puisant dans les anecdotes de la vie du personnage en question, d'imiter le plus scrupuleusement possible, en s'interdisant toute innovation.
04 avril 2008, 21:55   Re : Comment ça "etc..."?
Mais je n’avais nulle intention de contredire ces différences entre la conception orientale et occidentale de l’homme dans la peinture, cher Francis. Et loin de moi l’idée de vouloir « démolir » votre intuition. Mais vous savez, n'est-ce pas comme ici, chacun a ses centres d’intérêt ou ses marottes et comme chacun hausse facilement le sourcil quand il imagine qu’un autre intervenant bouscule un tant soit peu ses bibelots bien-aimés.
Effectivement, on a dit qu’il était heureux pour les artistes du début du XXe que le Père Tanguy ait vendu ses estampes japonaises. Ces peintres qui ont, d’une part fait un joli saut dans le passé pour aller reconsidérer la fraîcheur des coloris des enluminures (échappant peut-être ainsi aux « barbouillis » ouateux dans lesquels les suiveurs des peintres impressionnistes n’auraient pas manqué de tomber). Et qui ont redécouvert - ou découvert - d’autre part, les vertus des teintes « plates », orientales celles-là. Mais ces couleurs franches, vives, solaires qui remplaçaient et le clair-obscur et les modelés en demi-teintes des grands maîtres (remplacés déjà eux-mêmes par les modulations des Impressionnistes et par leurs successions analytiques de touches), demandaient à être vivifiées, enrichies d’une « trituration » raffinée et nouvelle, (virgules, lanières etc.). Une espèce d’ornementation expressive, le « signe » coloré dans ses variations les plus individualisées. Et cette trituration des teintes plates, nécessaire à la représentation tactile des objets ou des personnes, et constitutive de l’avènement d’un nouvel espace pictural réfutant la perspective traditionnelle, c’est certainement, oui, Van Gogh qui l’a, si pas vraiment inaugurée, du moins poussée le plus loin. Jusqu’à la frénésie, jusqu’à l’incompréhension de la part de ses amis, jusqu’à la maladie et la folie.
05 avril 2008, 04:35   Re : Comment ça "etc..."?
Oui chère Aline, merci de vouloir ainsi nourrir et relever le propos de références précises. Visitant Giverny accompagné d'une hôte japonaise, j'aurais aimé avoir à ma disposition votre bagage et pouvoir répondre sur-le-champ à son étonnement - ou mieux, son absence d'étonnement! - par ce que vous dites ici face à tous ces murs de toutes ces pièces de la demeure du Maître occupés du sol au plafond par des estampes japonaises.
05 avril 2008, 06:05   Ito Jakuchu.
On trouvera ici [www.iht.com]

un diaporama de maîtres japonais de la période Edo (1615-1868), proposé par le Herald Tribune de ce jour qui se fait l'écho d'une exposition à Los Angeles de la collection de John Price et Etsuko Yoshimoshi, couple de collectionneurs à qui l'on doit la préservation de ces pièces.

On y relève l'influence occidentale dans la composition de certaines oeuvres (celles d'Iro Jakuchu) en particulier, ce qui tend à attester la réciprocité des échanges et du bouleversement des approches esthétiques dès cette époque. Cela en réponse à votre question "Des Kama ont-ils visité des musées d'Europe ?".
Merci pour ce lien, cher Francis Marche. Les lectures de Cassandre m'ont rappelé le beau livre de Michaël Barry sur le peintre iranien Behzâd (1465-1535), L'art figuratif en Islam médiéval, où l'on trouve des réflexions sur l'influence de Bellini sur les portraitistes ottomans, et des lavis chinois sur les paysages persans. Voici un passage dont vous jugerez s'il est pertinent:

" La peinture chinoise, on le sait, par le pinceau qui se soulevait du papier, voulait suggérer le vide: c'est le hsü, l'invisible divin qui renferme la matrice de notre monde visible. Or, sous le pinceau de Behzâd, l'enluminure musulmane ira jusqu'à suggérer, elle aussi, le vertige de ce vide: c'est-à-dire, là encore, le Divin non encore manifesté, invisible aux yeux de la chair, ce que la mystique d'islam appelle l'Essence absolue, le Dhât. L'immense poète persan Roumi, en Anatolie selkjoukide du XIII°s, dans une méditation sur le double mystère des peintures byzantines et chinoises qui s'offraient alors à sa vue, ira jusqu'à évoquer, lui aussi, l'abîme de ce vide dans le coeur d'un artiste anatolien contemplatif en utilisant, précisément pour évoquer ce même vide, le mot arabe khalâ. Mais là où la peinture de Chine, pour s'ouvrir sur son vide, le hsü, relevait le pinceau et laissait un espace de papier en blanc, l'artiste de Herât (Behzâd) appuiera au contraire son pinceau tout chargé d'encre et y peindra un trou noir: ce sera pour Behzâd le moyen de traduire, en enluminure, le mystère de la caverne prophétique où reluit la 'Lumière noire' ou 'Noirceur suprême' de la Divinité invisible: la Nour-é siyâh ou souad 'azam des mystiques soufis." (p. 111).

Le passage me semble audacieux et stimulant. Les échanges artistiques et commerciaux sont avérés entre la Chine et l'Iran, mais le concept chinois de vide peut-il être considéré comme l'origine de cette 'lumière noire', présence divine manifestée dans la ténèbre? Cette ténèbre, fermement inscrite dans la plus ancienne tradition juive et chrétienne, puis musulmane soufie, est le comble de l'Etre, si je puis dire: le Dieu personnel se donne à voir aux prophètes dans son paradoxe, qui est d'être une personne infinie, un illimité limité, une lumière obscure, etc (on pourrait multiplier les oxymores). En va-t-il de même pour ce vide de la tradition chinoise? La question m'est inspirée, cher Francis Marche, par la reprise que vous faites de la formule du Kama de Malraux: plutôt que d'aller vers Dieu, il s'agirait de de célébrer les lois organisatrices de l'univers dans leurs différents jeux et manifestations, pour vous citer en substance. Ce vide chinois, qui serait alors fortement panthéiste, ou déiste, ne pourrait se changer en Ténèbre divine qu'au prix d'un contresens créateur.

En tous cas, dans ces domaines artistiques et intellectuels si peu touchés par la Grèce (c'est ce qui les rend fascinants pour nous), l'homme n'est pas la mesure de toute chose, et il fallut par exemple deux pénibles siècles d'iconoclasme et de combats pour concilier, esthétiquement et théologiquement, la figure humaine et la transcendance sur les icônes orthodoxes.
05 avril 2008, 09:00   Le Pont japonais
Cela étant, l'"intuition", qui n'ose pas être une thèse, n'est pas tant celle des différences "entre la conception orientale et la conception occidentale de l'homme en peinture" que celle d'un décrochage (j'ai employé le terme de "césure" dans mon premier message) de l'esthétique (la "méta-esthétique" ?) occidentale née de la spiritualité chrétienne, mutation qui prit forme sous l'effet de la séduction orientaliste.

Cette période de mutation se serait achevée avec, justement, le Pont japonais de Monet. Le "pont" concluant un échange long de plusieurs décennies, qui avait pu avoir sa tête initiale dans le Japon d'Edo (voir mon message sur Ito Jakuchu dans cette arborescence) où l'Occident avait été reçu, la valeur de son esthétique reconnue, avant que l'esthétique japonaise ne connût à son tour la consécration en Europe.

L'idée que je vous soumets est donc que cette orientalisation, qui opéra une rétrogradation ou une dissolution du sujet-roi, valut déchristianisation de la peinture en Occident.
Je vous remercie d'avoir proposé cette intuition précieuse et féconde.
07 avril 2008, 21:40   Re : Le Pont japonais
Je compte bien tenter de répondre à votre dernière intervention, cher Francis mais ce sera pour demain car après une journée et un week-end fort fatigants, je n’ai pas les idées suffisamment claires.
Je dactylographierai aussi un texte pour vous Henri, une lettre de Michaux qui devrait vous plaire et qui ne me paraît pas trop éloignée des propos de ce fil.
Citation
Sollers l'explique mieux que moi... Ou plutôt, il place quelques poteaux indicateurs aux bons endroits...
Cher Bernard,
J'ai oublié de vous dire que vous avez raison mais alors totalement raison car au-delà de ses roulement de tambour horripilants Sollers dépasse Hadjadj de la tête et des épaules !
08 avril 2008, 12:49   Re : Le Pont japonais
Oui, l’époque impressionniste vit une incroyable mutation de la sensibilité générale mais si la séduction orientale (et particulièrement des estampes japonaises) fut grande, tout ne se réduit cependant pas à elle, cher Francis. Cette transformation prolongée assez vite par les avant-gardes européennes est corrélative d’autres (r)évolutions considérables, d’autres séductions. J’y reviendrai plus loin.

"L'idée que je vous soumets est donc que cette orientalisation, qui opéra une rétrogradation ou une dissolution du sujet-roi, valut déchristianisation de la peinture en Occident."

En ce qui concerne la « déchristianisation » de la peinture occidentale, n’oubliez pas que Courbet, le réaliste, était déjà passé par là et avait joyeusement évincé l’idéalisation classique. L’extase « panthéiste » impressionniste, n’a pas non plus signé l’arrêt de la spiritualité dans la peinture. On sait que Kandinsky, Klee, Mondrian étaient encore à venir. Et qu’un contemporain, Seurat, pour le citer à nouveau, après les effets « papillotants », parvint à édifier une nouvelle monumentalité, une monde hautement spiritualisé.
Quant à la « rétrogradation, la dissolution du sujet-roi » (si j’entends bien ce que vous voulez nous dire : l’Homme, la subjectivité, la présence du peintre dans son tableau ?), le peintre à cette époque était plus que jamais présent dans son tableau, il me semble. Il y avait même fait une entrée en grand fracas par cette esthétique de la sensation, non ? Jusque-là, le peintre classique était en effet, le grand démiurge, « l’horloger sublime » à la Rubens, à la Poussin, qui se « tenait au-dessus de son tableau » (pour reprendre la formule de ce dernier ) : celui qui tirait les fils dorés de la divine proportion et des tracés régulateurs, (ces merveilleuses machines qui vous éternisaient les plus vifs des mouvements, une croupe de cheval sur un fragment d’arc de cercle, l’ avant-bras d’un dieu sur une bissectrice de triangle (d’or !)). Les Impressionnistes et après eux les Fauves (et ensuite les Expressionnistes) entrèrent « physiquement » dans le tableau, en y laissant leurs traces, leurs griffes, la nervosité de leur main, l’effervescence non contrôlée de leur tête, le frémissement ou la violence de leur désir. C’est ici, à ce point que je replacerais les triturations de la teinte plate de Van Gogh, exaspérées par Van Gogh, qui avait très bien compris cette règle imparable «une teinte plate ne « tourne » pas, ne se modèle pas ». Il fallait donc trouver un équivalent. Règle d’or de Matisse et des Fauves.
Ceci met en évidence, au passage, que, quoi qu’en pense le public rétif à l’histoire de l’art moderne, l’intelligence plastique n’a jamais sombré de toute façon, je veux dire la spéculative associée à la sensuelle. Elle a progressivement modifié ses critères et ses lois, en fonction des cycles de sensibilité des époques. Mais cette fameuse teinte plate…La couleur, donc, si suspecte pendant des siècles, si coupable de flatter vainement les sens au point qu’on l’avait strictement subordonnée au dessin, le pur Dessin qui mène l’Idée, cette couleur opère, des Impressionnistes aux Fauves, sa progression vers l’autonomie.
Les estampes ont eu une grande influence, mais aussi les lois de la couleur de Chevreul (parues en 1839) que les Impressionnistes s’empressèrent de mettre en application. Il y avait eu, auparavant, je veux dire avant la gloire des estampes japonaises, la touche atmosphérique et vaporeuse de Turner. Et l’invention de la photographie évidemment. Il y eut l’électricité publique. Il y eut le sublime fog londonien. (Dira-t-on jamais assez l’influence du fog sur l’évolution de la peinture ?)
On pourrait écrire des tas d’Histoires de l’Art, toutes sous un angle différent (selon l’évolution de la forme, de l’espace, de la couleur etc.), toutes parallèles, et toutes pertinentes ; toutes s’interpénètrent de toute façon. Ainsi, conjointement à la « libération de la couleur » pour reprendre la formule consacrée et éculée, il y eut d’autres bouleversements, dont celui de la perception de la matière, de son changement de statut. Et ce bouleversement ne compta pas pour rien dans la transformation du langage pictural. Un déferlement de matériaux nouveaux à la fin du XXIe et au début du XXe siècle, modifia le rapport traditionnel entre l’Art et la matière. Jusque là, toujours sublimée, toujours « simulée » en rendu sidérant d’étoffes, de chairs, de pierreries, elle devient progressivement, dans sa nouvelle perception « chosiste » une composante plastique au même titre que les autres. Pour rappel : les Cubistes introduisirent dans un espace simulé, les collages de papiers et autres matériaux plats réels (suivis plus tard par les objets, usés d’abord puis neufs, manufacturés, usinés et enfin les déchets et les matières… « innommables »).
Au début du XXe, le primat de la forme avait été dépassé par les Impressionnistes, la couleur à son tour avait volé la vedette au dessin, - ces deux révolutions entraînant fatalement celle de l’espace pictural -, la Matière entrait triomphalement dans le XXe siècle et devenait progressivement un langage autonome lui aussi et même, devenait peu à peu son propre espace.
Qu’on me pardonne d’avoir été un peu longue dans ce billet mais en résumant trop (ce que je fais de toute façon), on ne dit plus rien. Mais aussi, votre billet demanderait des pages et des pages pour tenter d’y répondre de manière complète. Je vous suis reconnaissante moi aussi d’avoir entretenu ce débat passionnant.
Cher Henri,
Voici le texte promis, une lettre de Paul Klee en fait, que m’a envoyée une amie à la suite de notre rencontre à l’exposition « Paul Klee, le théâtre de la vie » dont j’ai parlé sur l’autre site. C’est une lettre qui a été publiée dans le Nouvel Observateur le 19 avril 1985.

(Cette exposition est une coproduction avec le Zentrum Paul Klee de Berne mais dans une conception scénographique un peu différente. La première partie est importée mais la seconde, propre à Bruxelles, présente une soixantaine d’œuvres sélectionnées par Pierre Boulez, commissaire pour l’occasion, qui met en évidence à sa manière personnelle les rapports étroits entre la peinture et la musique développés par Klee.)

[www.bozar.be]

À Karl Flinker

« Quand je vis la première exposition de tableaux de Paul Klee, j’en revins, je me souviens, voûté d’un grand silence.
Fermé à la peinture, ce que j’y voyais, je ne sais pas. Je ne tenais pas à le savoir, trop heureux d’être passé de l’autre côté, dans l’aquarium, loin du coupant.
Peut-être y recherchais-je avant tout la marque de celui qui devait écrire : « Quel artiste ne voudrait s’établir là où le centre organique de tout mouvement dans l’espace et le temps – qu’il s’appelle cerveau, ou cœur de la création – détermine toutes les fonctions ? »
J’accédais au musical, au véritable Stilleben.
Grâce aux mouvantes, aux menues modulations de ses couleurs, qui ne semblaient pas non plus posées, mais exhalées au bon endroit, ou naturellement enracinées comme mousses ou moisissures rares, ses « natures tranquilles » aux tons fins de vieilles choses paraissaient mûries, avoir de l’âge et une lente vie organique, être venues au monde par graduelles émanations.
Quelques points rouges chantaient en ténor dans la sourdine générale. Néanmoins, on éprouvait qu’on était dans un souterrain devant des eaux, dans des enchantements, avec l’âme même d’une chrysalide. Le réseau complexe des lignes apparaissait petit à petit :
Celles qui vivent dans le menu peuple des poussières et des points, traversant des mies, contournant des cellules, ou tournant, tournant en spirales pour fasciner, ou pour retrouver ce qui a fasciné, ombellifères et agates.
Celle qui se promènent. – les premières qu’on vît ainsi, en Occident, se promener.
Les voyageuses, celles qui font, non pas tant des objets que des trajets, des parcours. (Il y mettait même des flèches.) Ce problème des enfants qu’ils oublient ensuite, qu’ils mettent à cet âge dans tous les dessins : le repérage, quitter ici, aller là, la distance, l’orientation, le chemin conduisant à la maison, aussi nécessaire que la maison…était aussi le sien.
Les pénétrantes, celles qui au rebours des posseseuses, avides d’envelopper, de cerner, faiseuses de formes (et après ?), sont lignes pour l’en dessous, trouvant non dans un trait du visage, mais dans l’intérieur de la tête le point névralgique, où un œil inconnu vieille et garde ses distances.
Celles qui au rebours des maniaques du contenant, vase, forme, mont, modelé du corps, vêtement, peau des choses (lui déteste cela) cherchent loin du volume, loin des centres, un centre tout de même, un centre moins évident, mais qui davantage soit le maître du mécanisme, l’enchanteur caché. (Curieux parallélisme, il mourut de sclérodermie.)
Les allusives, celles qui exposent une métaphysique, assemblent des objets transparents et des symboles plus denses que ces objets, lignes-signes, tracé de la poésie, rendant le plus lourd léger. [...]
Une ligne rencontre une ligne. Une ligne évite une ligne. Aventures de lignes.
Une ligne pour le plaisir d’être ligne, d’aller ligne. Points. Poudre de points.
Une ligne rêve. On n’avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne.
Une ligne attend. Une ligne espère. Une ligne repense un visage. […]
Temps, Temps…
Une ligne de conscience s’est reformée.
On peut les suivre mal ou bien, sans jamais risquer d’être conduit à l’éloquence, toujours évitée, toujours évité le spectaculaire, toujours dans la construction, toujours dans le prolétariat des humbles constituants de ce monde.
Sœurs des taches, de ces taches qui paraissent encore maculatrices, venues du fond, du fond d’où il revient pour y retourner, au lieu du secret, dans le ventre humide de la Terre-Mère. »
08 avril 2008, 13:58   Re : Le Pont japonais
Vous lire sur ces sujets est toujours un régal, chère Aline, et il n'est pas question que je réponde à votre message en vous jetant quelques-uns de ces traits lapidaires qui viennent si facilement sous la plume de qui n'a pas les mains dans la gouache comme on dit "les mains dans le cambouis". En d'autres termes, vous me donnez envie d'apprendre.

Sachez cependant que je ne suis pas assez naïf pour croire que l'esthétique japonaise ou chinoise aient pu à elles seules faire obliquer les arts plastiques en Occident dans le dernier quart du XIXe siècle en les faisant sortir de leur rail, voire de leurs gongs. Je suis aujourd'hui à peu près convaincu qu'en art comme en politique (voire en biologie, mais c'est une autre histoire que je m'interdis ici d'aborder) les apports ou influences extérieurs sont des prétextes à une mutation dont le moteur est interne. Si le séquentiel de l'évolution de l'art pictural n'a pas attendu le Japon pour se mettre en branle à cette époque, il reste que le Japon lui en a fourni l'occasion. Mais cela comporte aussi un corolaire: ce que vous dites sur la brume, le climat (le fameux climat océanique dégradé de d'Ile de France), les matériaux, voire les matière tinctoriales dont l'art s'est emparé en Occident au tournant du siècle dernier : tout cela existait depuis des siècles, et en tant que facteurs d'évolution ces éléments ne peuvent donc être retenus davantage que ne saurait être jugé décisif l'accident d'une rencontre entre un père jésuite et des estampes japonaises en un temps "t" donné. Le smog londonien lui-même n'était pas une nouveauté, tout en supposant qu'il ne se manifestait vraisemblablement pas sous la même forme au XVIe siècle; simplement, les peintres anglais de chasse à coure du 18e siècle - rappelez-moi le nom ce peintre fameux aux longs levriers clairs et aux habits rouges lancés dans les campagnes anglaises je vous prie... - ne la voyaient pas, cette brume qui a attendu Turner pour faire fondre les grands édifices londoniens comme des mottes de beurre. C'est que les certitudes anglaises étaient, au 18e, bien trop fortes pour fondre dans la brume.

Le seul élément physique extérieur radicalement nouveau à cette époque - et qui, chose étrange, nous vient encore d'Asie orientale ! - serait l'éruption du Perbuatan le 26 août 1883, sur l'île de Krakatoa à Java qui, de l'avis de certains experts, aurait modifié l'aspect des cieux dans l'hémisphère Nord pendant des années, y créant des lueurs d'apocalypse qui auraient inspiré des artistes, dont Edvard Munch pour son fameux Cri.

Il y a sans doute eu un désir, une maturation (que certains nommeront une corruption déliquescente) chez les artistes plasticiens et les amateurs d'art de s'emparer d'influences nouvelles, d'outils et de visions exotiques reconnus comme indispensables à la mutation désirée, désespérément recherchée, quand peindre comme avant était devenu impossible.

Le cas de Monet me fascine car dans la liquéfaction de ce pont japonais je vois comme un emblème, celui de la liquéfaction des temps et des hommes dans la Grande Guerre, cause pour laquelle le vieux Monet accepta d'être utilisé. La guerre des tranchées fut autant une guerre contre l'eau (la boue, précisément) que contre le feu ennemi - une grande liquéfaction/liquidation de la civilisation, et, du même coup, de sa vieille peinture.
08 avril 2008, 15:01   Re : Le Pont japonais
Je suis sincèrement flattée de vos compliments, cher Francis et vous en remercie. Ce n’est pas sans raison sérieuse que j’ai parlé de l’intelligence picturale dans mon message précédent. Elle transcende toutes les époques, tous les courants de peinture. Comme en science, elle connaît des « invariants » (la composition, la solidarité fond-forme, l’articulation ombre-lumière etc.). Et des impondérables (comme c’est par l’impondérable que la transmission de la vie peut se faire, c’est par des recherches d’équivalences, conscientes ou accidentelles que l’évolution de la sensibilité picturale - pour le dire vite – peut se faire elle aussi. Même si en peinture, l’idée de progrès n’existe pas, bien entendu).
Ce n’est pas qu’il était devenu impossible de peindre comme avant, ce n’est pas aussi simple. Certains tableaux de Renoir, avec des moyens nouveaux sont aussi bien composés, aussi magistralement peints que les tableaux des plus grands maîtres du passé, malgré l’abandon du clair-obscur, malgré l’abandon des modelés (« Les jeunes filles au piano » sont un chef d’œuvre de musicalité et de solidité). Toujours il a fallu faire des concessions, céder sur une composante plastique au profit d’autres. La surcharge des procédés même parfaitement maîtrisés n’a jamais mené à un chef-d’œuvre.
Quand à la capacité des Anglais à apprécier les phénomènes atmosphériques avant Turner, je suis bien d’accord avec vous, ce n’était pas l’heure. Cependant, c’est au cours de la deuxième partie du XXe siècle que ces phénomènes devinrent vraiment fascinants et c’est en allant admirer l’exposition « Turner, Whistler, Monet » au Grand-Palais il y a quelques années que j’ai vraiment compris l’engouement des peintres de cette époque pour Londres et la Tamise. Le brouillard s’épaississant de plus en plus à cause des fumées de charbon, la percée des rayons du soleil à travers ce magma provoquait des effets visuels (et la pollution: des morts !) spectaculaires et a permit ces magnifiques espaces dilatés de Turner et ces merveilleuses lumières diffuses et liquides des autres.
Hélas, je dois m’absenter ; j’ai fait « au plus pressé ». Si je n’ai pas répondu à tous les points que vous souleviez, j’y reviendrai volontiers ce soir, et ce dans les limites de mes capacités bien sûr.
Utilisateur anonyme
09 avril 2008, 22:10   erreur
09 avril 2008, 23:04   Londres
J'étais souvent surpris de lire sous la plume de Thomas Platter en 1600, ou de Mme de Boigne et d'autres émigrés en 1793, que Londres était déjà brumeux, plein de brouillard et de suie à l'époque d'Elisabeth, de Jacques I ou de Georges III. Déjà, à savoir avant les peintres qui tirèrent tant d'heureux effets de ces brumes-là. Je crois en effet qu'on ne les "voyait" pas, ou plutôt, ou peut-être, qu'on n'imaginait pas qu'elles puissent devenir des effets de peinture. En ce sens, la formule est heureuse qui vous fait associer les certitudes de l'Angleterre conquérante et un certain art qui en donne le reflet, au moins pour le XVIII° siècle. De même m'a-t-on appris que jusqu'à Rousseau, on ne voyait dans les montagnes et les forêts sauvages que "d'horribles solitudes", "d'affreux déserts", et qu'au tournant des années 1750, le regard de l'Européen sur la nature s'est entièrement modifié, comme on le voit dans l'art des jardins ou dans la peinture de Caspar David Friedrich, par exemple. Le célèbre tableau intitulé "Voyageur contemplant une mer de nuages", daté de 1818, met en scène ce regard humain sur la nature indomptée et infinie, en plaçant l'homme au premier plan, de dos, en position de domination, me semble-t-il. Si j'avais le talent d'Aline pour parler de peinture, je tenterais de dire combien ce tableau exalte le sujet humain occidental devant la nature, mais s'interroge aussi sur sa place exacte, en mettant le contemplateur et l'objet contemplé dans la même image, le même cadre.
Ce tableau de Caspar David Friedrich servit à illustrer la couverture du roman de Gobineau - les Pléiades. En France, Chateaubriand contribua largement à inaugurer ce regard nouveau sur les déserts. Et sait-on bien tout de ce qu'il faut savoir sur ce que ce regard nouveau sur le "wilderness", la physique de son atmosphère, ses brumes, sa sauvagerie habitée et signifiante, ses cascades, ses forêts-sujets, son panthéisme finalement, doit à la peinture nord-américaine, et même aux premiers grands romans de ce continent, avec Fennimore Cooper, etc. ?
12 avril 2008, 11:18   Amériques
Votre remarque sur l'influence de la peinture américaine sur Chateaubriand m'a donné l'idée de regarder l'édition critique du Voyage en Amérique, établie en 1964 par Richard Switzer sur le texte de 1826 des Oeuvres complètes de M. le vicomte de Chateaubriand. (Didier, Société des textes français modernes). Une polémique est née dès 1816, de nombreux lecteurs américains trouvant très inexactes les descriptions de leur pays dans les premières oeuvres de l'auteur (Atala, Le génie du Christianisme). Certains sont allèrent même jusqu'à dire qu'il n'était jamais allé en Amérique. Richard Switzer analyse ces discussions serrées et ces débats qui ne cessèrent plus jusqu'à nos jours. Il ressort de tout cela que le texte est une synthèse des impressions personnelles, des notes de l'auteur, et d'abondantes sources livresques, qui figurent toutes dans cette édition, ce qui ne doit pas étonner, tous les récits de voyage du XIX°s relatant des itinéraires aussi bien géographiques que littéraires (l'un des plus beaux exemples est Le voyage en Orient de Nerval). Si Richard Switzer s'abstient de citer des peintres, ilfait figurer, en exergue de son travail, cette citation de Julien Gracq : "... le charme inépuisable d'un douanier Rousseau." Vous ouvrez une piste intéressante : tout ce que j'ai lu ne parle que de l'influence de l'Europe sur l'Amérique, et il serait intéressant d'étudier le courant inverse, que Chateaubriand n'évoque qu'en termes politiques. Voilà ce qu'il écrit dans sa conclusion :

"L'abbé Raynal avait proposé un prix pour la solution de cette question: 'Quelle sera l'influence de la découverte du Nouveau-Monde sur l'Ancien-Monde? '

Les écrivains se perdirent dans des calculs relatifs à l'exportation et l'importation des métaux, à la dépopulation de l'Espagne, à l'accroissement du commerce, au perfectionnement de la marine: personne, que je sache, ne chercha l'influence de la découverte de l'Amérique sur l'Europe, dans l'établissement des républiques américaines. On ne voyait toujours que les anciennes monarchies, à peu près telles qu'elles étaient, la société stationnaire, l'esprit humain n'avançant ni ne reculant; on n'avait pas la moindre idée de la révolution qui, dans l'espace de quarante années, s'est opérée dans les esprits. "

Rien sur les arts. C'est un topos de la littérature française d'avant 1850 et la découverte d'Edgar Poe par Baudelaire, de traiter les Etats-Unis en république de marchands la tête près du bonnet, absolument indifférents aux beaux-arts, en bons bourgeois prosaïques. Voyez les réflexions de Lucien Leuwen au moment où il envisage d'émigrer là-bas et l'ennui qu'il s'attend à trouver dans ce Nouveau Monde trop "positif".
12 avril 2008, 11:58   Re : Amériques
On a beaucoup débattu pour savoir si, et éventuellement dans quelle mesure, la Hudson River School, école de peinture nord-américaine [en.wikipedia.org] et le luminisme avaient influencé l'impressionnisme français et dans quelle mesure cette école avait elle-même été inspirée par Turner. Mieux vaut laisser aux experts le soin de trancher.

Quoi qu'il en soit, il ne fait guère de doute que ce regard sur les paysages des grands espaces nord-américains, qui, et c'est ce qu'il faut souligner, n'y rencontre et ne saurait espérer y rencontrer le moindre clocher d'église, car ainsi se définissait le désert, aussi verdoyant soit-il, bouleversa la notion de sujet en peinture, brisa le cadre sur-ordonné, serti, jamais déconstruit, de la peinture chrétienne.

La forêt devint sujet, comme dans Walden de Thoreau, et plus tard, en peinture, chez un Max Ernst, qui n'est pas si éloigné qu'on pourrait le croire d'un douanier Rousseau.

Oui, on a beaucoup dit que Chateaubriand n'aurait jamais mis les pieds en Amérique. A la limite peu importe. Il est attesté que ce sont des récits en français qui les premiers dépeignirent les rives du Mississipi et les contrées de l'Illinois, ceux de Jolliet et Marquette, dès 1673. C'est dans la langue de Chateaubriand que ces paysages furent d'abord interprétés, le territoire reconnu, lu, ses possibilités futures spéculées, etc. Une esthétique est née dans ces récits, celle de la forêt pré-chrétienne, que Chateaubriand n'a peut-être fait que prolonger, amplifier, "re-esthétiser".
12 avril 2008, 17:34   Laurent de La Hire
Il existe un tableau du peintre français Laurent La Hire que j'aime beaucoup, montrant la Paix et la Justice s'embrassant. Il fut peint quelques années à peine avant que nos coureurs des bois mandés par le Roi ne découvrirent comment gagner le golfe du Mexique en descendant le Mississipi. Ce tableau ne s'accroche à aucun clocher, aucune paroisse n'est visible dans ce paysage d'arrière-saison avec "effet de matin". On y note une brume paisible, classique, dans la lumière lointaine, et en avant-plan, des moutons, une source et aucune croix dans l'ombre d'un petit bois.

Mais à vrai dire, de tous ses bords, le tableau s'organise en croix, en une myriade de croix qui s'entrecroisent et cadrastrent dûment ce territoire suggéré: glaive, fléau de balance, dalles de pierre, vieilles tuiles brisées, brindilles, lignes des collines coupées de branches d'arbres, tout, partout, n'est que croix, et qui plus est, toutes ces croix, s'organisent en une maîtresse-croix. Cette pastorale est fortement ordonnée (le fils du peintre, Philippe, fut un mathématicien de renommée européenne, auteur de traités sur la topologie) par des lois théologiques, géométriques; rien dans cette agresterie n'est laissé à soi, livré à quelque hasard; bref, ne s'y exprime aucun panthéïsme. La chrétienté est maîtresse. Il s'agit d'un paysage chrétien, qui n'exclut ni brume, ni forêt ombreuse et qui se passe de crucifix mais qui pour autant demeure maître chez lui.

Le wilderness nord-américain, à la différence du brésilien, du péruvien, offrit à ses découvreurs la surprise d'un paysage européen (la Nouvelle-France) vide de croix, de paroisses, de sens chrétien. D'où une peinture vide du seul sujet qui avait animé l'art pictural, et offrant, en l'attente des paroisses (les "communautés") qu'on s'empressa, et qu'on s'empresse encore aujourd'hui de créer et de multiplier, un panthéisme par défaut, un panthéisme du vide provisoire que la civilisation chrétienne en Nord-Amérique s'est dépêchée de combler (à la différence du vide oriental, moins provisoire, et moins facile à combler ou à effacer, celui-là).
C'est très intéressant, et je vais chercher comment Chateaubriand intègre dans son Génie du chistianisme ses premières descriptions publiées des paysages de l'Amérique.
12 avril 2008, 18:47   Re : Londres
Et nous, spectateurs, nous interrogeons en vain ce Poète ou ce Peintre, vu de dos et dont nous voudrions surprendre le regard, ce regard qui interroge tout aussi vainement l’immensité du Secret, là, en contrebas jusqu’aux lisières du visible semble-t-il. En ce sens, ce tableau me paraît au moins aussi troublant que les Ménines dont parlait l’autre jour Francis Marche.
Je signale un intéressant article de Souren Melikian « The hidden conflict in Poussin’s landscapes » dans le Herald Tribune de ce jour (version en ligne) sur l’exposition Poussin qui se tient au Metropolitan Museum of Art de New York jusqu’au 11 mai. On y souligne comment les sujets mythologiques romains ont pu lasser Poussin qui semble avoir été écartelé entre cet art de commande et la peinture paysagère, et comment dans certaines œuvres cette réconciliation peine à s’opérer. La conclusion de l’article où il est question de « La Forêt » éclaire notre propos ici : The "Forest" on loan from the Albertina has the spontaneity of the quick studies that Eugène Delacroix would do in his garden around 1850. It is as if Poussin himself had been torn between the conflicting necessity to devise compositions heavy with literary allusion, and his instinctive impulse to sing nature. And, just guessing, he probably was.

Mais encore : ne voit-on pas ici, dans cet article qui reprend les commentaires du catalogue de l’exposition, s’exprimer un point de vue proprement nord-américain sur le dilemme supposé de Poussin ?

Sur ce point de la réconciliation : Malraux parlant de l’ « art occidental réconcilié » (avec son cosmos) soulignait que chez Giotto des esquisses des fresques de Pise, mises à nu par les bombardements, montrèrent un trait brisé. Malraux parlait d’un art occidental qui peina longtemps à s’extraire du drame et à trouver la sérénité, la ligne continue ne l’aidant guère dans cette voie. Pour lui le christianisme reconcilie avec la nature serait a chercher dans les fresques de Saint Francois d’Assise ou pour la premiere fois le trait byzantin aurait ete transcende en occident par l’art de Giotto. Plusieurs siecles de deperdition de ce trait ou d’affranchissement des perimetres de la representation qui lui sont dus, selon le gout ou la vision qu’a chacun de cette evolution, allaient etre necessaires pour faire fondre tout a fait le byzantisme en Europe occidentale.

(pardon pour la perte des accents – difficultes habituelles au Japon)
13 avril 2008, 22:37   Re : Laurent de La Hire



« Mais à vrai dire, de tous ses bords, le tableau s'organise en croix, en une myriade de croix qui s'entrecroisent et cadrastrent dûment ce territoire suggéré: glaive, fléau de balance, dalles de pierre, vieilles tuiles brisées, brindilles, lignes des collines coupées de branches d'arbres, tout, partout, n'est que croix, et qui plus est, toutes ces croix, s'organisent en une maîtresse-croix. Cette pastorale est fortement ordonnée (le fils du peintre, Philippe, fut un mathématicien de renommée européenne, auteur de traités sur la topologie) par des lois théologiques, géométriques; rien dans cette agresterie n'est laissé à soi, livré à quelque hasard; bref, ne s'y exprime aucun panthéïsme. La chrétienté est maîtresse. Il s'agit d'un paysage chrétien, qui n'exclut ni brume, ni forêt ombreuse et qui se passe de crucifix mais qui pour autant demeure maître chez lui ».

Belle analyse, cher Francis, beau tableau aussi que je ne connaissais pas et que je découvre avec plaisir. Les croix foisonnent en effet (et les croix de saint André aussi). On reste confondu, comme chez Poussin, dont on retrouve la rigueur mathématique et cette précision inouïe (celle des horlogers sublimes dont je parlais l’autre jour).
Sans trop pouvoir approfondir ce soir , je viens d’essayer d’y appliquer la construction par l’armature d’un rectangle que vous connaissez sans doute : ce procédé, appelé la « porte d’harmonie » et qui consiste à reporter sur le grand côté du rectangle formé par le châssis, la dimension du petit côté. En répétant l’opération à droite et à gauche, on obtient deux carrés qui se chevauchent. Si l’on trace les diagonales de ces carrés, après avoir tracé celles du grand rectangle, on obtient alors un jeu d’obliques qui dessine comme un filet idéal, dans lequel les formes, abandonnant leurs directions « naturelles » épousent celles ainsi définies et s’y prennent comme des oiseaux. Essayez, c’est très amusant. Si je vois bien, les diagonales principales se croisent au niveau du sommet de l’arête la plus éloignée du socle qui contient la fontaine. L’avant-bras de la femme en bleu se trouve évidemment sur une de ces diagonales. Sur la grande horizontale qui coupe le tableau en deux, on trouve les deux têtes, et TOUS les coudes des arbres. Absolument rien n’est laissé au hasard, c’est vrai (et prévisible, il ne reste qu’à trouver) et on peut s’amuser à repérer les « rimes plastiques », ces subtils rappels formels dont le peintre n’a pas manqué de parsemer (de rythmer) son tableau. Le moutonnement des feuillages répondant aux arrondis des dos des animaux, les courbes de la fontaine et celle du vase trouvant une quantité d’échos que je vous laisse le plaisir de chercher.
14 avril 2008, 10:32   Re : Londres
Pour en revenir à vos remarques londoniennes cher Henri (samedi, je ne faisais que passer) et au smog inspirateur, il est vrai que l’époque victorienne était d’autant moins prête à y voir un effet esthétique ou un prétexte artistique du fait que la saleté, la pollution de la Tamise, les brumes pestilentielles en période de grande chaleur allaient de pair alors avec la notion de péché et de corruption.
14 avril 2008, 10:58   Re : Poussin et l'appel de la foret
Les peintres classiques amoureux du paysage ont dû souvent déployer des trésors d’inventivité en manigances diverses pour s’adonner à ce bonheur puisque le paysage fut longtemps strictement subordonné à la représentation de l’homme. Aussi, dans les fonds lointains, par l’ouverture d’une fenêtre, les Primitifs et bien d’autres par la suite composèrent de petites merveilles paysagères d’une ineffable poésie, faites d’entassement en un espace pourtant restreint d’éléments connus et vus en des endroits épars (montagnes, rochers, plaines, fleuves, villes imaginaires), qui se suffisaient à elles-mêmes et dont le public d’alors se régalait vraisemblablement. Les représentations de Saint Jérôme au désert étaient une aubaine pour beaucoup d’entre eux décidés à déployer dans les scènes mythologique ou religieuses les fastes d’une nature généreuse et grandiose.
En ce qui concerne Poussin et ses envies forestières et paysagères, voyez notamment au Louvre le « Diogène jetant son écuelle », (rigoureusement et mathématiquement composé comme il se doit) et dans lequel le paysage envahit le tableau dans un hymne à la création tout entière soumise au génie de l’homme.

"La forêt devint sujet, comme dans Walden de Thoreau, et plus tard, en peinture, chez un Max Ernst, qui n'est pas si éloigné qu'on pourrait le croire d'un douanier Rousseau".

Oui et Max Ernst, dans ses hallucinants et angoissants paysages de feuilles (ou les « grattages » et les empreintes semblent nouer ensemble le minéral et le végétal) fait aussi un écho lointain aux paysages des primitifs pleins de supplices et de diableries
14 avril 2008, 14:15   Mysterium Cosmographicum
Reliez ces trois points: 1/ l'enroulement du bras gauche de la Justice au cou de la Paix (qui est l'entrecroisement de ce bras et de ce cou); 2/ l'entrecroisement des deux dalles parallélipipédiques dans le coin inférieur droit; 3/ l'entrecroisement des deux troncs d'arbre sur le bord droit. Vous obtenez un triangle répété en fugue, en motif organisateur, en strette dans toute l'oeuvre. Ce triangle comporte un angle obtus de 144 degrés particulièrement signifiant pour l'astrologie képlérienne de cette époque (nous y reviendrons): il est celui de la camelle du dernier mont visible dans le lointain, bissecté par le dernier fût de bouleau visible; il est répété dans le profil de la dalle inférieure que je viens de vous indiquer, laquelle est formée de deux de ces triangles joints par l'hypothénuse; on le retrouve dans le fléau que la Justice tient dans la main droite; il apparaît dans l'angle du bassin; il est aussi celui de l'ouverture des bras de la Justice à la pliure de ses deux avant-bras...

Un autre angle, légèrement plus fermé, de 135°, est omniprésent lui aussi, celui du profil des volumes de la pile de la fontaine; celui qui, jumelé au précédent, permit à l'artiste de peindre les deux branches du plateau inférieur du fléau; il est celui du coin de bloc où sont sis les deux personnages... C'est la sesqui-quadrature. Le précédent était le biquintil (scindé en deux quintils par le bouleau qui fend en deux la courbe de l'horizon dans la brume). On sait que les idées pythagoriciennes d'harmonie inspirèrent Copernic lui même; elles ne pouvaient qu'inspirer certains des contemporains de Kepler.

Ces angles composent des aspects remarquables dans la jeune astrologie képlérienne qui subdivisait la circonférence en cinquièmes. Rapportés à la gamme musicale, ces aspects s'ajoutent aux aspects ptolémaïques classiques. A présent, comptez les moutons en partant de la droite: un, deux, trois, quatre... et cinq ? Mais non... C'est le diable! Ce mouton est un bouc qui, baisant presque, embrassant presque, le macaron de la fontaine, se dissimule dans le sous-bois, au coeur de l'oeuvre.

L'espace est tracé, quadrillé, les dernières nouvelles du cosmos y sont résumées, supputées. Le paysage est réquisitionné par la raison, il y loge tout entier et la peinture offre plus qu'une allégorie: une démonstration, une thèse moderne et ambitieuse sur l'organisation de l'univers. Les corps demi-nus des deux personnages, sont dociles à l'allégorie, au sens: littéralement, ils s'y plient.

La peinture orientale était en-deça de ces ambitions et en un sens, bien au-dessus: avec ses monts biscornus dans l'empyrée, émergeant des brumes loin au-dessus de l'insignifiance humaine, elle anticipait le chaos (le chaos modal) dans lequel la suite du monde devait nous plonger.
14 avril 2008, 15:37   Re : Mysterium Cosmographicum
Brillantissime démonstration, vraiment ! Mes " rimes plastiques » expliquées par les mathématiques et l’astronomie me laissent pantoise. J’avais commencé par chercher le nombre d’or; mais le pentagone est présent ! Je n’ai jamais été douée en maths mais je vais imprimer cette peinture et chercher de ce pas mes instruments pour tenter de visualiser tout cela (mon « Paint shop pro » , hélas, est en panne).
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