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Aristote au Mont Saint-Michel

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
27 mai 2009, 10:40   Aristote au Mont Saint-Michel
Bonjour à tous.

Pourriez-vous m'éclairer sur la polémique qui accompagna la sortie du livre de Sylvain Gouguenheim à sa parution ? Où en est-on à ce sujet ? Ce livre est-il vraiment sérieux ?
Oui, le livre est très sérieux et ne fait que reprendre la thèse classique qui avait cours aux époques précédentes mais qui a été subrepticement remplacée comme une affaire entendue par l'idée que la civilisation occidentale devrait tout aux Arabes. Le Goff qui est le pape, reconnu internationalement, des médiévistes, s'est élevé avec indignation contre le lynchage de Gougenheim. Je ne sais pas au juste où en est ce dernier. Je crois qu'il est en congé de cours et que l'on prépare contre lui une riposte collective.
Utilisateur anonyme
27 mai 2009, 11:43   Re : Aristote au Mont Saint-Michel
Je posais la question car j'ai écouté hier une émission, la Fabrique de l'Histoire (France-Culture), où il semblait avéré que ce livre était très mauvais, pas sérieux, etc. J'avoue en avoir été surpris car j'avais lu vos commentaires ici même. Le sujet est complexe, tout de même.
Vous savez cette polémique me fait penser à celle sur le créationnisme. A force de faire pression sur l'opinion, les créationnistes sont arrivée à ce que leur thèse soit enseignée concuremment à celle de l'évolution, semant ainsi le doute sur celle-ci.

Le sujet n'est complexe que sur des points de détail, sur l'essentiel il ne l'est pas dut tout : contrairement à la société occidentale, la société musulmane ne s'est jamais renconnue dans la pensée émancipatrice de la Grèce antique . Celle-ci n'a fécondé que quelques rares esprits qui n'échappaient à la persécution de l' "umma" ( peuple et autorités religieuses confondus) que grâce à la faveur, capricieuse, aléatoire, de quelque calife toujours prompt à les abandonner pour regagner les faveurs de la rue musulmane qui haïssait les "filousoufs" .
La Fabrique de l'histoire est une émission de propagande où n'a cours aucune démarche scientifique. Le livre de Guguenheim est un très bon livre. On en a déjà parlé sur ce forum et, en son temps, j'avais signalé que les Bénédictins de Saint Maur avaient mentionné les traductions de Jacques de Venise, au Mont St Michel, dans leur excellente Histoire Littéraire de la France interrompue par la Révolution Française mais continuée, au XIXème siècle par l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres.
L'apport des Arabes est reconnu dans certains domaines mais je trouve absurde d'en rajouter; à moins que ce ne soit par compensation car, s'il y a eu une époque florissante aux XII et XIIèmes siècles, depuis c'est plutôt maigre. Et puis c'est dangereux de flatter les gens, ils finissent par se croire intéressants.
Chère Cassandre, je serais tenté de vous prier d'éviter de faire intervenir l'antinomie créationnisme/évolution dans ce débat, qui me semble déjà suffisamment confus. Des esprits savants mais peut-être malveillants, je n'en sais rien, ont attaqué le livre de Gougenheim qui ne serait pas exempt de faiblesses. Affirmer que ces faiblesses ne sont que prétexte entre les mains de ses détracteurs et en nier l'existence revient à prêter le flanc à toutes les accusations de mauvaise foi que les esprits forts du révisionnisme historique ne manqueront pas d'avancer.

A propos de mauvaise foi, on trouve chez les protagonistes du débat entre "créationnisme" et "darwinisme" des crétins et des manipulateurs de foire des deux côtés: d'un côté ceux qui croient dur comme fer que la terre a 10000 ans d'âge tout au plus et que nous devons sur elle notre présence aux processus décrits dans la Genese à la virgule près; et de l'autre côté d'autres crétins qui vous disent que l'homme descend du singe et vous en offrent pour preuve la ressemblance des caryotypes entre les primates et nous (en passant sous silence qu'entre la pomme de terre et nous, cette ressemblance n'est qu'à peine moindre).

La théorie de l'évolution n'est qu'une théorie. Que les musulmans nous l'affirment à leur tour en avançant des théories concurrentes dont certaines ne tiennent pas debout ne doit aucunement nous forcer à nous retrancher sur la première théorie en l'érigeant en science. Si un musulman nous dit qu'il va pleuvoir quand le tonnerre gronde et que le vent fraîchit, je ne vais pas déclarer qu'il va faire un temps splendide parce qu'il est musulman.

Par ailleurs, l'idée perverse qu'il faut conserver cette théorie de l'évolution parce qu'aucune théorie concurrente n'a pu être validée à ce jour reviendrait en matière de droit pénal à maintenir un innocent en prison au chef que le coupable du crime n'a pu encore être découvert.

La théorie de l'évolution esquissée (ou inaugurée) par Darwin comporte une forte dimension idéologique dont elle ne s'est jamais défendue.

Un certain Karl Marx qui vécut à Londres en même temps que Darwin, et qui, très incontestablement, s'y connaissait en idéologie, rencontra l'auteur de l'Origine des espèces en juin 1862, ce qui lui inspira le passage suivant d'une de ses lettres à Engels: "Ce qui m'amuse, chez Darwin, que j'ai revu, c'est qu'il déclare appliquer la théorie de Malthus aux plantes et aux animaux. Il est remarquable de voir comment il reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés et sa malthusienne lutte pour la vie."

Dans une autre lettre à Engels à propos de l'Origine des espèces, le fondateur du Communisme renchérit: "Bien que cela soit exposé dans le style rude des Anglais, c'est le livre qui contient les principes d'histoire naturelle adaptés à nos vues".

Le naturaliste français Jean-Marie Pelt commente ainsi cette correspondance: "La théorie de la lutte des classes trouvait désormais sa justification dans les luttes opposant plantes et animaux".

Comme l'avait très bien entrevu Marx, le darwinisme comme ontologie et théologie politique (darwinisme social) devait servir au XXème siècle les entreprises totalitaires les plus barbares : quand l'homme n'est plus désormais qu'un avatar du singe, son humanité ne pèse pas lourd, et le Goulag, et les camps d'extermination se virent ainsi pourvus du socle philosophique qui justifie leur opération. Inutile de vous faire un dessin: une idéologie qui juge aussi inéluctable que souhaitable l'élimination des plus "faibles" par les plus "adaptés", lorsque sa séduction est sans concurrence, ne saurait manquer de s'employer à prouver sa valeur sur l'échelle industrielle que prisait si fort le XXe siècle; et c'est ainsi que l'on fit en Allemagne comme en Russie dans les deux pôles où devait se déchaîner une théologie politique au pouvoir qui trouva dans le darwinisme une vision de l'homme particulièrement accommodante à son entreprise.
Fascinante démonstration, cher Francis !
Il me semble avoir rapporté cette anecdote troublante sur ce forum : dans un café bobo du Minnesota, vu un jeune serveur portant un t-shirt avec la reproduction d'un singe. La légende : "We are all African-Americans". Je lui ai demandé s'il voulait dire que les Noirs étaient comme des singes. Il n'a pas apprécié le sarcasme. Mais il y a dans ce matérialisme militant quelque chose de très perturbant, qui confirme au demeurant les dérives racistes de l'antiracisme, en l'espèce au nom de l'origine commune de l'humanité.
Pour en avoir discuté avec des professeurs de facultés, il me semble que la polémique tourne autour de trois points nodaux très spécieux et, finalement, externes au texte : 1. l'on comprend la rectification idéologique de Gougenheim comme portant sur les Arabes en général et non sur les musulmans - 2. l'on reproche à Gougenheim des affinités prétendues avec le Front National - 3. l'on affirme que la question sous-jacente est celle de la Palestine face à Israël et que cela « n'a rien à voir avec un débat scientifique » (argument que l'on a pourtant importé dans la critique du livre)... Je pense que ce dernier point est assez sensible pour fausser beaucoup de discussions...
Gouggenheim est un agent du Mossad et du FN ?
On pourrait le croire, à entendre certains débatteurs... J'aimerais savoir si je suis le seul à avoir entendu ce genre d'arguments...
Bien cher Francis, votre point de vue sur la théorie de l'évolution m'intéresse. Je crains de mal interpréter votre pensée. Il me semble que vous jetez un doute sur cette théorie au nom de l'extrapolation délirante qui a pu en être faite dans le « darwinisme » social ou politique. Pourriez-vous avoir l'amabilité d'expliciter plus avant votre analyse ?
Je vous concède, cher Francis, que j'ai choisi un peu vite ma comparaison. Toutefois par " créationnisme " j'entendais le vrai, celui qui prend la création du monde dans la Bible pour argent comptant, et non l' "Intelligent désign ". Or dans certains états des USA, c'est bien le biblique qui est enseigné dans les écoles concurremment à l'évolution . Même si la théorie de l'évolution a du plomb dans l'aile elle est malgré tout plus exacte et surtout plus féconde que ce créationnisme-là. Au moins se discute-t-elle dans les milieux scientifiques alors que le créationnisme ne se discute pas dans les milieux religieux qui le prêchent. Vous dites, cher Francis, qu'il y aurait des faiblesses dans le livre de S.G, peut-être, mais elles n'infirment en rien l'essentiel du livre. Je pense que la levée de bouclier contre son auteur, le véritable procès en sorcellerie qu'on lui fait, laisse subodorer qu'il a raison. Il donne l'impression d'avoir semé la panique parmi ceux qui se livraient tranquillement, à l'insu du plus grand nombre, à l'impitoyable déconstruction et reconstruction de notre histoire, opération destinée à justifier la société pluriculturelle ...islamique qu'ils appellent de leurs voeux.

Ce que je voulais dire c'est que la pression qui est mise pour intimider les partisans de la thèse de S.G. , laquelle n'est qu'un retour à la thèse classique, est telle que celle-ci, même reconnue valide par d'honnêtes spécialistes, n'aura de toutes façons aucune chance d'être adoptée et que les manuels scolaires l'ignoreront. Dès lors quel professeur osera la proposer dans une classe de la "diversité" ?
Citation
et c'est ainsi que l'on fit en Allemagne comme en Russie dans les deux pôles où devait se déchaîner une théologie politique au pouvoir qui trouva dans le darwinisme une vision de l'homme particulièrement accommodante à son entreprise.

Dans un forum qui a ces derniers temps tendance à s'engourdir voilà que Francis frappe un grand coup de poing sur la table. Bravo.

Je crois que l'on mélange de maniére malhonnête la théorie de l'évolution qui me semble pour l'essentiel juste bien qu'elle n'est en aucune facon prouvée puisque nous n'avons jamais pu assister à une mutation avec celle du Struggle for life cad la sélection naturelle qui elle me semble une vision mécaniste de la vie alors que la vie est un phénoméne irréductible à toute mécanicité.
Cher Rogemi, comme j'ai le souffle court et que je ne parviens que difficilement à suivre votre rythme d'enfer, je vous offre ce petit stock de virgules :
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Usez-en et abusez-en donc !
Beaucoup trop de gens parlent du livre de Guguenheim sans l'avoir lu; c'est dommage.
Utilisateur anonyme
27 mai 2009, 18:33   Re : Aristote au Mont Saint-Michel
Voici l'avis de R. Brague sur le livre de Sylvain Gouguenheim (que j'ai trouvé à la page 24 de ce fil de discussion forum histoire):

Grec, arabe, européen, A propos d’une polémique récente par Rémi Brague

Commençons par rappeler les faits : Sylvain Gouguenheim, agrégé d’histoire, docteur ès-lettres, professeur d’histoire médiévale à l’École Normale Supérieure de Lyon (ex-Saint-Cloud), auteur de plusieurs ouvrages : sur Hildegarde de Bingen, sur les « terreurs de l’an Mil », sur les chevaliers teutoniques, publie en mars 2008 un livre dont le thème général est la transmission de l’héritage intellectuel de la Grèce à l’Europe médiévale[1]. La thèse est que l’essentiel de cette transmission s’est effectué directement, ce qui tend à réduire le rôle de la médiation arabe.

Le livre a suscité un scandale inaccoutumé. Il a débordé le milieu assez restreint des gens compétents. La polémique a dérapé vers des procédés inhabituels entre universitaires, pour lesquels l’arme absolue ne va pas plus loin, à l’accoutumée, que l’éreintement dans une revue spécialisée[2]. En l’occurrence, des manifestes furent publiés dans la presse et l’on fit circuler des pétitions.

J’aimerais ici, d’abord, présenter quelques observations sur les phénomènes qui me semblent avoir rendu possible une telle querelle. Puis, je traiterai sommairement la question du rôle de la culture arabe dans la formation de l’Europe intellectuelle.


Pourquoi le scandale ?

Université et médias

Le premier problème me semble être celui de l’articulation du savoir universitaire sur le discours médiatique.

La polémique est partie d’une recension parue dans Le Monde du 4 avril. Son auteur, Roger-Pol Droit, le chroniqueur philosophique habituel du journal, y présente le livre comme opérant une révolution totale : on croyait jusqu’alors que l’Europe devait tout au monde arabe ; on sait désormais qu’elle ne lui doit rien. Le langage médiatique rabote les nuances et traduit en binaire (tout/rien, bien/mal, etc.). Hegel disait que la philosophie peignait gris sur gris. Il en est de même des petits bouts d’ivoire que polissent les historiens. Les médias, eux, brossent leurs fresques en noir et blanc.

Des manifestes parurent donc, qui évoquaient l’article, sans en nommer l’auteur, et s’attaquaient au livre de S. Gouguenheim. Parmi les signataires, on trouvait des historiens unanimement reconnus dans l’étude de la question. D’autres étaient médiévistes, mais s’occupaient d’autres domaines. Certains, peu nombreux il est vrai, ne connaissaient à peu près rien au Moyen Age. En ce qui me concerne, je me suis abstenu de toute réaction positive ou négative, tout simplement parce que j’étais à l’étranger et n’avais pas encore pu me procurer le livre. On chuchote que certains signataires n’auraient pas eu ce scrupule…

Certaines critiques étaient tout à fait courtoises. On signala des erreurs de fait, des interprétations tendancieuses, une bibliographie incomplète et datée. Tous arguments recevables dans une discussion scientifique de bon ton.

Malheureusement, on lut et entendit aussi des amalgames peu compréhensibles. On mentionna pêle-mêle l’immigration, les discours du Pape, on cria au « racisme » et à l’« islamophobie ».


Une intelligentsia cloisonnée

Le second problème est celui de la structure de l’intelligentsia française. Elle souffre d’un manque de communication entre les chercheurs du CNRS, de l’Université ou des autres établissements d’enseignement supérieur, d’une part, et le grand public, d’autre part. Bien des chercheurs ne publient que dans des revues spécialisées qui ne sont guère lues que par leurs collègues. Certains auraient l’impression de déroger, ou tout simplement de perdre leur temps, s’ils écrivaient pour un public moins restreint. Ceux qui vulgarisent ne sont pas toujours regardés avec beaucoup de bienveillance par ceux qui s’en abstiennent.

Le résultat de ce divorce entre spécialistes et médias est que le marché du prêt-à-penser est entre les mains de gens fort peu compétents, dont personne ne prend soin de rectifier les allégations quand c’est nécessaire. D’où la présence sur ledit marché de plusieurs légendes, au gré des modes.

Les gens compétents ont raison de dire que ce que S. Gouguenheim a écrit, « tout le monde le savait déjà ». C’est exact si l’on prend « tout le monde » au sens où l’on parle du « tout-Paris », ce qui veut dire, dans les deux cas, quelques dizaines de personnes. Si en revanche, on pense au non-spécialiste qui cherche à s’informer dans la presse ou dans les médias, force est de constater que la légende qui y domine actuellement, « la thèse la plus médiatisée » (AMSM, p. 14), est bien celle contre laquelle s’élève S. Gouguenheim, lequel ne prétend pas faire plus que « donner à un public aussi large que possible […] des éléments d’information et de comparaison issus des travaux de spécialistes, souvent peu médiatisés » (AMSM, p. 10).

On peut regretter qu’il ne soit pas sur ces questions le meilleur spécialiste dont on puisse rêver. Mais pourquoi les spécialistes lui ont-ils laissé la tâche désagréable de rectifier le tir ? Et pourquoi abandonnent-ils le terrain à des ignorants, des menteurs et/ou des propagandistes ?

La légende à la mode

Qu’il existe une telle légende constitue le troisième des problèmes que j’ai mentionnés. On peut la décrire à grands traits, telle qu’on la rencontre dans de larges secteurs des médias. L’idée générale est que, au Moyen Age, ce qui s’appelle aujourd’hui l’Europe, la chrétienté latine, si l’on préfère, était plongée dans une obscurité profonde. L’Église catholique y faisait régner la terreur. En revanche, le monde islamique était le théâtre d’une large tolérance. Musulmans, juifs et chrétiens y vivaient en harmonie. Tous cultivaient la science et la philosophie. Au xiie siècle, la lumière du savoir grec traduit en arabe passa d’Islam en Europe. Avec elle, c’était la rationalité qui y rentrait, permettant, voire provoquant la Renaissance, puis les Lumières.

Il est clair qu’aucun de ceux qui ont étudié les faits d’un peu près ne soutient une telle caricature. Il est clair aussi que ceux qui la rejettent le font soit pour de bonnes raisons, liées à un savoir plus exact, soit pour des raisons beaucoup moins avouables, comme le préjugé selon lequel les Arabes auraient de toute façon toujours été incapables de science ou de philosophie… Je suis payé (au sens propre) pour savoir que c’est on ne peut plus faux.

On a en tout cas un peu vite fait de dire que S. Gouguenheim s’en prendrait à des moulins à vent, que « personne » n’adhèrerait à la légende rose que j’ai dite. Car, encore une fois, si l’on veut dire : personne parmi les spécialistes, la cause est entendue. Si l’on veut dire en revanche : personne parmi ceux qui font l’opinion, on se trompe lourdement.

Un exemple : Sylvestre II

Comme exemple, ce discours du roi du Maroc prononcé à l’occasion de l’ouverture du festival de musique sacrée de Fez[3]. On y explique que Gerbert d’Aurillac, le futur Pape Sylvestre II (mort en 1003) a tiré le savoir mathématique qui faisait l’admiration de ses contemporains de ses études à l’Université de Fez.

On suppose donc que : 1) la Qarawiyin (fondée en 859) était une université au sens européen de ce terme et non simplement une mosquée « générale » (jâmi‘a), mot qui en est venu à désigner une université dans le monde arabe contemporain ; 2) on y enseignait non seulement l’exégèse coranique, les traditions sur le prophète et le droit islamique (fiqh), mais aussi les sciences profanes, dont les mathématiques—et pas seulement ce qu’il faut pour calculer la direction de La Mecque ; 3) un chrétien venu d’Europe était le bienvenu à Fez où il pouvait séjourner en toute sécurité[4] ; 4) Gerbert avait appris assez d’arabe pour suivre un enseignement supérieur dans cette langue[5].

Bien sûr, les gens compétents ont devant de telles sornettes le sourire distingué de la supériorité. Et ils me demanderont s’il était bien nécessaire d’épingler ainsi le malheureux écrivaillon qui a pondu ce laïus. Mais est-ce eux qui lisent les dépliants des agences de voyages ? Est-ce à eux que les guides serinent sur place de telles contrevérités ? Est-ce eux qui regardent la télévision ? Faut-il laisser à la merci du faux les braves gens tout prêts à apprendre ?

Et que faire lorsque des hommes politiques, des décideurs au plus haut niveau, sur les deux rives de la Méditerranée, s’en laissent accroire par ceux qui les conseillent ou rédigent leurs discours ?

La maison de la sagesse

Il me faut mentionner ici un second exemple, tant il est répandu. C’est celui de la « maison de la sagesse » (bayt al-hikma) de Bagdad. La légende y voit une sorte de C.N.R.S., un centre de recherche généreusement subventionné par les Califes amoureux du savoir, et où des traducteurs auraient été payés pour faire passer à l’arabe les trésors de la science et de la philosophie grecques.

La légende ne se nourrit que de soi ; rien de tout cela ne résiste à l’examen critique. La maison de la sagesse abritait bien une bibliothèque. Mais l’activité de tous les traducteurs que nous connaissons était commanditée par des clients privés, nullement par l’appareil d’État. Enfin, plus on remonte en arrière dans le temps, moins les chroniqueurs mettent en rapport l’activité de traduction avec cette fameuse maison[6].

Il semble que l’institution en question n’avait rien à voir avec les traductions, ni même en général avec le savoir profane, d’origine grecque. Elle semble avoir été avant tout à usage interne, plus précisément une sorte d’officine de propagande en faveur de la doctrine politique et religieuse que soutenaient les Califes de l’époque, à savoir le mu‘tazilisme, lui aussi objet de bien des légendes.

Rappelons en deux mots que les Mu‘tazilites étaient bien partisans de la liberté morale de l’homme comme indispensable pour penser la justice de Dieu qui ne peut récompenser et punir que des gens responsables de leurs actes. Mais n’oublions pas que, dans la pratique, ils ont lancé le pouvoir califal contre leurs adversaires en une campagne que bien des historiens nomment, au prix d’un anachronisme, « inquisition ».

L’Andalousie

Toute cette légende se replace dans le cadre d’un rêve rétrospectif, celui d’une société multiculturelle où aurait régné la tolérance. En particulier, l’Espagne sous domination musulmane (al-Andalus) aurait été la préfiguration de notre rêve d’avenir d’une société bigarrée de peuples et de croyances vivant en bonne intelligence. Le niveau culturel y aurait été fantastiquement élevé. Cela aurait duré jusqu’à la Reconquête chrétienne, laquelle aurait inauguré le règne du fanatisme, de l’obscurantisme, etc.

Les lieux où coexistaient effectivement plusieurs ethnies et religions ont tous disparu. Certains, comme Alexandrie ou la Bosnie, l’ont fait assez récemment pour que le souvenir de ces échecs, sanglant dans le dernier cas, ne se soit pas encore effacé. Et ne parlons pas de l’Irak… L’Espagne musulmane, elle, est assez éloignée dans le temps pour que l’on puisse encore en idéaliser la mémoire. De plus, l’Espagne est, depuis le xvie siècle, le lieu idéal des légendes et des clichés. Cela a commencé par la « légende noire » sur la conquête du Nouveau Monde. Répandue par les plumitifs stipendiés par les rivaux commerciaux des espagnols et des portugais, dont la France, elle permettait à ceux-ci de légitimer leur piraterie d’État (dite « guerre de course »). N’insistons pas sur les poncifs « orientalistes » de Gautier et de Mérimée. Donc, pourquoi ne pas ajouter aux castagnettes et aux mantilles un al-Andalus rose ?

Pour le dire en passant, il serait fort instructif de reconstituer les origines de ce mythe andalou, depuis l’américain Washington Irving en passant par Nietzsche.

Un arabisant espagnol, Serafín Fanjul, s’est donné pour tâche de détruire cette légende et de montrer que les régions d’Espagne sous domination musulmane n’étaient ni plus ni moins agréables pour les communautés minoritaires que les régions chrétiennes. Des deux côtés, on constate discriminations et persécutions, le tout sur l’arrière-plan d’expéditions de pillage et de rapt. Plutôt que d’une coexistence (convivencia) harmonieuse, il s’agissait d’un système voisin de l’apartheid sud-africain[7]. Là aussi, rien qui soit nouveau pour les historiens qui ont de cette époque une connaissance de première main. Mais qui les lit ?

Oublié ?

A toutes ces légendes vient se superposer ce que l’on pourrait appeler une « métalégende », une légende sur la légende. Cet état de choses si éminemment positif aurait été oublié. Voire, il aurait été refoulé de la mémoire de l’Occident par un processus volontaire, dû à quelque complot obscurantiste. De la sorte, la boucle paranoïaque est bouclée : si l’on ne trouve pas de traces du passé tel qu’on l’imagine, c’est que ces traces ont été effacées…

Mais est-ce bien vrai ? A-t-on jamais perdu de vue la contribution arabe au patrimoine culturel européen ? On parle à ce propos d’un « héritage oublié ». À ma connaissance, l’expression a été lancée par un livre de Maria Rosa Menocal, professeur de littérature comparée à Yale[8]. L’ouvrage portait surtout sur le domaine ibérique. Il montrait que les littératures de la péninsule ont emprunté genres et thèmes aux auteurs d’expression arabe. Ce qui est fort exact. Peu après, l’expression a été rendue populaire en France par un chapitre d’Alain de Libera qui portait ce titre et qui la transposait au domaine de la philosophie[9].

Or donc, je me demande si la mention d’un « oubli », devenue depuis lors une sorte de slogan, ne serait pas un « coup de pub ». Car il faut poser au niveau de l’histoire la même question que celle que j’ai posée un peu plus haut à celui de l’actualité, celle du sujet à qui on attribue le savoir ou l’ignorance. En un mot : cet héritage a été oublié par qui ? L’homme de la rue ne l’a jamais oublié, pour la bonne raison qu’il ne l’avait jamais su. Mais les gens un peu cultivés ?

Avec la « Renaissance » et le mouvement humaniste, il se produisit une réaction contre la scolastique et ses défauts prétendus : mauvais latin, subtilités, abstractions, etc. Elle engloba les arabes dans le mépris de ce qui n’était pas le platonisme et l’aristotélisme supposés « purs ». Mais il fut vite corrigé par les études précises produites par les générations d’orientalistes qui se sont succédées depuis le xvie siècle dans toute l’Europe : Guillaume Postel, Barthélemy d’Herbelot, Ignace Goldziher, et tant d’autres. Les érudits non orientalistes n’ont pas, eux non plus, oublié le rôle des Arabes. J’ai cité ailleurs deux textes du xviiie siècle qui le mentionnent. Et voici un passage d’Auguste Comte, trouvé au hasard de mes lectures : « Par une honorable transmission de la science grecque, la civilisation arabe figurera toujours parmi les éléments essentiels de notre grande préparation au Moyen Age[10] ».

On ne cesse de répéter, pour s’en faire honte, des déclarations sur l’incapacité prétendue des « Sémites » à la pensée philosophique. À y regarder de plus près, elles sont en fait presque exclusivement localisées au xixe siècle, voire au seul Ernest Renan. Celui-ci a en effet appliqué à l’histoire de la culture ce racisme tranquille, et d’ailleurs encore relativement de bon ton par rapport aux horreurs du siècle suivant, que partageaient bien de ses contemporains : la philosophie serait essentiellement « aryenne », et jamais « sémite » ; les philosophes de l’Islam auraient tous été des Persans, etc.[11] Mais les naïvetés de Renan font-elles le poids face aux travaux imposants des orientalistes que j’ai nommés ?

Des nuances

J’en viens à l’aspect positif de mon propos, et tenterai une rapide synthèse de la question. Pour ce faire, je me permettrai de reprendre quelques résultats, évidemment provisoires, de deux de mes livres, auxquels je renvoie pour plus de détails[12].

Commençons par rappeler un peu plus précisément la thèse de S. Gouguenheim. La contribution de la civilisation islamique à celle de l’Europe est réelle, et personne ne songe à la nier. Mais elle est moins exclusive que ce que certains voudraient nous faire croire[13]. La transmission directe à partir de l’Orient byzantin est plus importante qu’on ne l’a pensé. L’Europe latine n’a jamais cessé de loucher avec envie vers Constantinople. Un mince filet de savoir grec, venu d’Irlande ou de Byzance, a continué à irriguer l’Europe. En même temps qu’on traduisait Aristote de l’arabe, surtout en Espagne, on le traduisait directement du grec. Voire, avant. En particulier, S. Gouguenheim a attiré l’attention sur un personnage déjà connu, mais guère en dehors des cercles de spécialistes, Jacques de Venise, qui a traduit Aristote directement du grec au latin un demi-siècle avant les traductions sur l’arabe effectuées à Salerne, à Tolède, en Sicile, ou ailleurs (AMSM, p. 106-115).

Ensuite, sérions les questions et trempons notre pinceau dans les diverses nuances du gris.

La religion de l’islam

Il faut distinguer du côté de l’émetteur : l’islam-religion ne coïncide pas avec l’Islam-civilisation. Celle-ci a été rendue possible par l’unification du Moyen-Orient : d’abord unification politique sous le pouvoir des Califes et, plus tard, unification linguistique au profit de l’arabe. Cette civilisation a été construite autant par le travail des chrétiens, juifs ou sabéens du Moyen-Orient, et par les zoroastriens ou manichéens d’Iran, que par les musulmans qui n’étaient au départ qu’une caste militaire conquérante. Ainsi, les traducteurs qui ont transmis l’héritage grec à Bagdad étaient presque tous chrétiens, le plus souvent nestoriens. Les rares qui ne l’étaient pas appartenaient à la petite communauté « païenne » des Sabéens, comme le célèbre astronome Thabit ibn Qurra[14].

L’islam comme religion n’a pas apporté grand’ chose à l’Europe, et ne l’a fait que tard. Tout simplement parce qu’il n’y a été connu que tard. À la différence de Byzance, où le Coran avait été traduit dès le ixe siècle, l’Europe n’a connu le texte fondateur qu’après un long délai. La première traduction latine en fut faite à Tolède au milieu du xiie siècle sous l’impulsion de l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable. Mais elle n’a à peu près pas circulé avant d’être imprimée, tard dans le xvie siècle[15]. Le premier examen du Coran à la fois un peu sérieux et ouvert est l’œuvre du cardinal Nicolas de Cuse, au xve siècle[16].

Parmi les traditions sur Mahomet (hadith), seul le récit merveilleux du « voyage nocturne » du Prophète au ciel (Scala Machumeti) est passé en Europe[17]. L’apologétique (Kalâm) fut connue surtout par la réfutation de son école dominante qu’effectue Maïmonide dans son chef d’œuvre philosophique et exégétique[18]. Elle a fourni à la physique d’Aristote une alternative discontinuiste (atomiste) qui fut exploitée par certains nominalistes, puis à l’époque moderne par Malebranche et Berkeley[19].

La civilisation de l’Islam

Sont venus de l’Islam comme civilisation deux sortes de biens culturels. D’abord, ceux qui ont transité par lui. Ainsi les chiffres dits « arabes », venus des Indes. Ou encore, ce qui d’Aristote ou d’Avicenne fut traduit à Tolède.

Est venue aussi de l’Islam la contribution originale par laquelle ses savants prolongeaient et dépassaient l’héritage grec. C’est le cas en mathématiques, y compris l’astronomie et l’optique avec la révolution introduite par Ibn al-Haytham (Alhacen). C’est le cas en médecine avec Razi (Rhazès) et Avicenne. Et bien sûr en philosophie, avant tout avec, encore une fois, Avicenne, peut-être le plus novateur.

La contribution des savants écrivant l’arabe est d’ailleurs loin de se limiter à ce qui a eu la chance de parvenir à l’Occident. Les travaux d’al-Biruni en géodésie, en minéralogie, etc., sans parler de l’exceptionnel miracle d’objectivité qu’est sa description de l’Inde, n’ont été connus qu’au xixe siècle[20]. En philosophie, al-Farabi n’a été que fort peu traduit au Moyen Age, et pas dans ses œuvres les plus originales de philosophie politique.

Il y a des mathématiques (ou de la médecine, de l’alchimie, etc.) arabes en ce sens que des œuvres relevant de ces disciplines ont été composées dans la langue de culture de tout l’Empire islamique, par des gens dont l’arabe n’était pas toujours la langue maternelle, qui n’étaient que très rarement originaires de la Péninsule Arabique, et qui n’étaient pas non plus tous musulmans.

En revanche, il n’y a pas de mathématiques musulmanes, pas plus qu’il n’y a une médecine chrétienne ou une botanique juive[21]. Il y a des gens de diverses confessions qui se sont occupés de diverses sciences. Même pour la philosophie, je préfèrerais parler d’un usage chrétien, juif ou musulman de la philosophie plutôt que d’une philosophie chrétienne, juive ou musulmane.

Quoi ?

Il faut distinguer aussi la nature de la marchandise : de l’héritage grec, seul est passé par l’arabe ce qui relevait du savoir en mathématiques, médecine, pharmacopée, etc. En philosophie, ne sont passés par l’arabe qu’Aristote et ses commentateurs, avec quelques apocryphes d’origine néoplatonicienne et eux-mêmes attribués à Aristote. Le reste a dû attendre le xve siècle pour passer directement de Constantinople à l’Europe, parfois sous la forme, réelle mais souvent un peu romancée, de manuscrits emportés par des savants byzantins fuyant la conquête turque.

Ce reste, ce n’est rien de moins que toute la littérature grecque : la poésie épique (Homère et Hésiode), lyrique (Pindare), dramatique (Eschyle, Sophocle, Euripide), l’histoire (Hérodote, Thucydide, Polybe), le roman. En philosophie, c’est le cas des traités d’Épicure cités par Diogène Laërce. C’est celui de Platon, de Plotin, et aussi, hélas, d’« Hermès Trismégiste », arrivés de Constantinople à la Florence des Médicis, où Marsile Ficin mit ces trois corpus en latin.

A plus forte raison, le legs théologique des Pères Grecs n’avait aucune raison d’intéresser les penseurs de l’islam. Il est entré en Europe, très partiellement d’ailleurs, en venant directement de l’Orient chrétien. Ce fut parfois par un transfert tout à fait matériel, comme ce manuscrit des œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite, offert en 827 par le Basileus Michel III à l’empereur d’Occident Louis le Pieux, puis traduit par Hilduin, et à nouveau par Jean Scot Erigène, lequel traduisit aussi des morceaux de Némesius d’Emèse et de Maxime le Confesseur. Pour le reste, il fallut attendre, selon les cas, le xiiie siècle, ou la Renaissance, voire Erasme.

N’oublions pas enfin que la culture ne se limite pas à ce qui se lit et s’écrit. Outre les textes, il y a les œuvres plastiques : architecture, sculpture, peinture. L’Islam, par scrupule religieux, n’a, avant une date récente, développé de sculpture et de peinture que par exception. La plastique grecque n’a donc pu exercer sur ses artistes la même fascination que celle que l’on rencontre en Occident. Tout ce qui relève des arts plastiques est passé du monde grec à l’Occident, la plupart du temps par l’intermédiaire de copies romaines, mais en tout cas sans détour arabe.

Quand ?

Il faut aussi varier selon les époques. S. Gouguenheim a choisi de se concentrer sur la période « où tout semble s’être joué, c’est-à-dire la première partie du Moyen Age, entre les vie et xiie siècles » (AMSM, p. 11). C’est là qu’il apporte du nouveau, sinon aux savants, du moins au grand public.

En revanche, il a choisi d’arrêter son enquête au début du xiiie siècle, et il s’en explique à deux reprises. C’est d’abord pour une raison de méthode : « à partir du xiiie siècle, les faits sont trop bien établis pour qu’il vaille la peine de les reprendre » ; c’est aussi parce que l’évolution même des événements invite à un tel découpage : « au xiiie siècle, l’Europe amorce une nouvelle étape de son histoire » (AMSM, p. 11 -12, puis 199). Aucune des deux raisons n’est sans valeur. Reste qu’une présentation d’ensemble aurait permis de mieux équilibrer le propos.

Le xiiie siècle et le début du xive siècles constituent en tout cas l’apogée de l’influence exercée sur les penseurs européens par les penseurs arabes, et avant tout par les philosophes. Toute une série de travaux font aller le balancier vers une réévaluation au positif de l’apport des penseurs de langue arabe, musulmans comme juifs. Ainsi, Kurt Flasch a synthétisé les résultats de ses collègues pour montrer comment Albert le Grand, Dietrich de Freiberg, et jusqu’à Maître Eckhart ont nourri leur pensée de la discussion avec les thèses d’Avicenne, de Maïmonide et d’Averroès. Ce dernier devant d’ailleurs être distingué de l’« averroïsme » plus ou moins fictif construit au Moyen Age par les théologiens, puis de nos jours par les historiens qui leur font trop facilement confiance[22].

Comme toujours, on peut se demander si l’on ne risque pas d’aller d’un extrême à l’autre et de voir en Averroès, que l’on avait trop longtemps pris pour une simple tête de turc, tout juste bon à gésir vaincu sous les pieds d’un saint Thomas triomphant, la source exclusive de la pensée occidentale…

Après la génération de Dante, de Duns Scot, et d’Eckhart, l’influence des penseurs arabes marque le pas dans les milieux de langue latine. Elle se prolonge plus longtemps chez les Juifs, où l’influence d’Averroès reste vive jusqu’au xve siècle, de sorte qu’une continuité s’établit avec les penseurs de Padoue.

Combien ?

Ne perdons pas non plus le sens des proportions. Le mince filet d’hellénisme passé à l’Europe jusqu’au xiie siècle sur lequel S. Gouguenheim a attiré l’attention n’est pas nul, mais il est peu de choses par rapport à ce qui a été traduit au xiiie siècle. À plus forte raison, il n’est pas comparable à ce qui était passé du grec ou du syriaque à l’arabe dans l’Empire Abbasside du ixe siècle.

Mais ces trois transferts ne sont à leur tour qu’une goutte d’eau par rapport à l’inondation qui a déferlé sur l’Europe à partir du xve siècle. Elle a concerné tout ce qui était disponible en grec. Elle a débouché sur une véritable hellénomanie qui a duré plusieurs siècles, de la Renaissance italienne aux humanismes et classicismes de toute l’Europe, de Florence à Weimar en passant par Salamanque, Oxbridge, Leyde, Paris. Tout cet engouement littéraire s’appuyait sur un mouvement philologique, séculaire lui aussi, d’édition, de commentaire, de traductions.

L’hellénisme n’a été en terre d’islam que le fait d’individus comme les « philosophes » (falâsifa), intellectuellement des génies, mais socialement des amateurs privés de relais institutionnel. Ce n’est qu’en Europe qu’il a pris la forme d’un phénomène, sinon de masse, du moins de vaste envergure, puisqu’il concernait l’ensemble de l’élite intellectuelle.

Et pourtant, le phénomène capital n’est peut-être pas encore là. Pour ma part, je le situerais dans le fait que les érudits européens ne se sont pas contentés de traduire à partir du grec. Ils se sont, si l’on peut dire, avant tout « traduits » eux-mêmes vers le grec. Ce n’est qu’en Europe que l’on a appris le grec de façon systématique. Ce n’est qu’en Europe que, le plus concrètement du monde, le grec est devenu matière obligatoire dans l’enseignement secondaire—en gros, selon les pays, jusqu’au milieu du xxe siècle.

De la réceptivité

Il faut en finir avec la métaphore naïve de la transmission du savoir sur le modèle hydraulique, que je viens de filer avec un sourire : un liquide qui coulerait spontanément d’un niveau supérieur à un niveau inférieur, comme l’eau du château d’eau aux éviers. Le Socrate de Platon se moquait déjà d’une telle représentation de l’enseignement[23]. Le récepteur doit, pour pouvoir s’approprier le savoir, s’en être d’abord rendu capable, s’être rendu réceptif.

Or donc, l’Europe a effectué, à partir du xie siècle, un énorme travail sur soi, à partir de ses maigres ressources propres : Cicéron, s. Augustin, Boèce, Isidore, quelques autres encore. Elle a connu, dans la foulée de la Querelle des Investitures, et pour étoffer conceptuellement les arguments de la papauté comme ceux de l’Empire, une renaissance juridique dont le monument principal, mais loin d’être unique, est le Décret de Gratien. Elle a connu une renaissance littéraire (s. Bernard) et philosophique (s. Anselme, Pierre Abélard). Le tout s’est fait avec les seuls « moyens du bord ».

De plus, en même temps qu’elle mâchonnait les plus minces brins de l’héritage antique, l’Europe ruminait. Elle retrouva à l’intérieur d’elle-même ce qu’elle avait négligé, comme les compilations de droit romain auxquelles puisèrent les artisans de la renaissance juridique dont je viens de parler[24].

C’est cet essor intellectuel qui a permis à l’Europe de ressentir le besoin du savoir grec, d’aller le chercher là où il était, et de le recevoir de façon féconde. De plus, en même temps qu’elle allait chercher au-dehors ce qui lui manquait du savoir grec, l’Europe est revenue sur ce qu’elle en possédait déjà, elle a retraduit ce qu’elle avait traduit de par le passé. Ainsi, les œuvres de Denys l’Aréopagite, qui firent l’objet d’une troisième traduction[25].

L’appel à du savoir frais, latin, grec ou arabe, n’est donc pas seulement une cause de l’essor intellectuel européen ; il en est tout aussi décidément une conséquence.

La réception même d’Averroès le montre : c’est en Occident chrétien et juif qu’il fut lu et commenté. Après la chute des Almohades qu’il servait, son milieu d’origine l’oublia très vite. On lit parfois dans la rubrique « faits divers » qu’un chiffonnier a trouvé un collier de perles fines dans des ordures. Il en est un peu ainsi d’Averroès : l’Occident a ramassé ce joyau dans les poubelles de l’Islam.

Dette

L’Europe a-t-elle une dette à l’égard du monde arabe ? Un tel vocabulaire est maladroit. J’ai utilisé moi-même cette image de la « dette », et je regrette maintenant de n’avoir pas été plus circonspect. L’ennui est, d’une manière générale, que les images que la langue met à notre disposition sont toutes piégées et qu’il faut bien quand même parler. Ainsi, parler de « racines », c’est régresser au végétal et, du coup, négliger les aspects volontaires de la culture qui, au moins en partie, se choisit ses points de référence ; parler de « sources », c’est fomenter le modèle hydraulique d’écoulement dont je viens de dire les méfaits.

Dire « dette », dire « redevable », c’est aussi une façon de parler, et de rien de plus. Et prendre à la lettre ce qu’elle suggère aurait deux conséquences funestes.

La première, psychologique, est que le mot de « dette » induit une culpabilité (qu’on pense à l’allemand Schuld, à la fois « dette » et « faute »). On flatte par là le sentiment diffus d’avoir à expier dont souffre l’Europe actuelle. Celle-ci a du mal à faire face à son passé, souvent entaché d’indéniables crimes, voire elle trouve dans l’évocation de ceux-ci une complaisance morose.

La seconde conséquence est peut-être plus grave encore. Une dette est en rigueur de termes une réalité matérielle, mettons une somme d’argent. De plus il s’agit d’une chose dont le créancier a volontairement accepté de se défaire, s’en privant de la sorte pour en faire bénéficier le débiteur, et dont il attend qu’on la lui restitue. Parler de dette, c’est du coup suggérer que les biens concernés sont de nature matérielle. Or, il s’agit ici de biens spirituels, non d’objets. Et rien de ce qui vaut d’une dette ne s’applique aux choses de l’esprit. Les communiquer à autrui n’en prive pas celui qui les donne, lequel reste en leur possession : l’enseignement enrichit l’élève sans rien ôter au maître.

Et même là où il est question de biens matériels, est-il vraiment juste de parler de dette ? L’Europe a pris dans d’autres civilisations des biens qui sont devenus pour elle des évidences. Ainsi sont venus de Chine la soie, le thé, la porcelaine, le papier—ce dernier transitant par le monde islamique. Ou le maïs, le tabac, le chocolat sont venus du Nouveau Monde. Or donc, personne ne songerait à dire que nous avons une dette envers les Aztèques, et encore moins que nous devons parler avec un infini respect des sacrifices humains qu’ils pratiquaient, sous prétexte que nous mangeons des tomates.

Les choses sont un peu plus compliquées là où il s’agit de biens culturels. Leurs supports matériels—manuscrits, partitions, etc.—voyagent de la même façon que les valises. Mais leur contenu n’arrive vraiment à bon port qu’au prix d’un travail d’appropriation : lire, recopier, traduire, commenter, jouer, imiter, etc.

La France a naguère restitué à la Corée un précieux manuscrit jadis confisqué ; les Anglais pourraient rendre les fresques du Parthénon. Mais doit-on et peut-on rendre l’écriture aux anciens Égyptiens, l’empire aux Perses, la philosophie aux Grecs, le droit aux Romains ?

Et la rationalité ? A qui la rendre au juste ? La rationalité n’est pas un sac de patates que l’on pourrait transporter, importer et exporter, mais une attitude d’esprit qu’il faut conquérir par un travail sur soi.

Rationalité
Sur la rationalité, il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire. « Raison » est un mot-valise, voire une malle, que dis-je, un container…

Ne cherchons nulle part au Moyen Age la forme de rationalité puissante, mais étroite, à laquelle nous réduisons souvent la raison, à savoir la méthode expérimentale des sciences mathématisées de la nature. Celle-ci n’est apparue qu’avec la révolution galiléenne au début du xviie siècle. Le Moyen Age n’a connu d’usage scientifique des mathématiques qu’en optique et en astronomie. Et encore celle-ci ne cherchait-elle que des modèles capables de rendre compte des apparences célestes (« sauver les phénomènes »), nullement de décrire la réalité des choses.

On aurait tort d’opposer le christianisme comme religion rationnelle à l’islam qui serait, lui, irrationnel. Tout au contraire, l’islam se comprend lui-même comme une religion rationnelle, et il reproche même au christianisme de vouloir faire croire l’incroyable. Les dogmes de l’islam sont plausibles et ne comportent pas de mystères un peu bizarres comme le sont ceux du christianisme (Trinité, Incarnation, eucharistie, etc.). De plus, le Coran contient des injonctions à se servir de sa raison pour se rendre à l’évidence de l’existence du Créateur à partir de l’admiration des merveilles de la création, tous passages que les philosophes de l’Islam ont su mettre en valeur pour légitimer leur propre pratique[26]. Enfin, même ceux des juristes qui, en principe, se refusaient à faire du raisonnement analogique un des fondements du droit ont, dans la pratique, déployé des trésors de subtilité pour déduire à partir des principes offerts par la Révélation des règles susceptibles de s’appliquer aux circonstances concrètes de la vie quotidienne. En revanche, ce n’est pas de la raison que dépend le fondement même de l’islam, à savoir l’acceptation comme authentique de la mission législatrice de Mahomet et celle du Coran comme dictée divine.

On a donc souvent, en matière de rationalité, l’impression de jouer à fronts renversés. Ainsi, Ibn Khaldun, que l’on peut pourtant considérer en matière de critique historique comme un « rationaliste » de haute volée, écrit posément : « Quand le Législateur nous guide vers une certaine perception, nous devons la préférer aux nôtres et lui accorder plus de confiance qu’aux nôtres. Nous ne devons pas chercher à la rectifier au moyen de la perception de la raison, même si elle la contredit. Au contraire, nous devons croire et savoir ce qu’il nous a été ordonné [de croire et de savoir], et nous taire sur ce que nous ne comprenons pas, en nous en remettant pour cela au Législateur et en laissant la raison à l’écart[27] ».

On pourrait risquer un paradoxe : l’islam ayant d’emblée un contenu rationnel, il n’a pas connu le défi du mystère chrétien. Il a rendu nécessaire la théologie, laquelle procède à son exploration rationnelle avec l’aide d’outils empruntés à la philosophie. L’islam, de son côté, a pu se contenter d’une apologétique dirigée vers l’extérieur. La raison n’a pu prendre pour objet les fondements de la religion, et donc aussi du droit et de la morale. Elle a dû s’y contenter de déduire les conséquences de prémisses déjà admises. Ou alors, elle a dû se borner aux sciences qui ne touchaient que de très loin à la religion, comme les mathématiques.

Conclusion

L’affaire Gouguenheim aura eu au moins le mérite d’attirer l’attention d’un vaste public sur une question historique de grand intérêt. Elle était jusqu’alors, soit confinée aux monographies savantes, soit au contraire abandonnée aux bateleurs médiatiques qui en présentent des caricatures tendancieuses. Le livre de S. Gouguenheim, se plaçant sur le terrain de la bonne vulgarisation, se proposait de rectifier les secondes en puisant dans les premières. Il n’est pas l’ouvrage définitif et exhaustif dont on pourrait rêver. Mais tant que ce livre parfait restera au pays des rêves, celui de S. Gougenheim a l’avantage de contester quelques certitudes trop rapidement acquises.

[1] S. Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Les Sources grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008 [ici=AMSM].

[2] Un épluchage de ce genre, dû à Max Lejbowicz (CNRS), est à paraître dans une revue savante. Il est déjà disponible sur Internet, [crm.revues.org]

[3] Disponible sur Internet: www. Ma/eug/sections/speeches/full_text_of_king_s7700/view.

[4] Le même discours rappelle que Maïmonide, un siècle et demi plus tard, a séjourné et étudié à Fez, alors capitale des Almohades. Mais le roi omet de signaler que c’était en se faisant passer pour converti à l’islam…

[5] Pour du sérieux sur Gerbert/Sylvestre, voir P. Riché, Gerbert d’Aurillac, le pape de l’an Mil, Paris, Fayard, 1987. Le mathématicien Léonard de Pise (Fibonacci) dit avoir étudié à Bougie. Mais c’est trois siècles plus tard… Sur lui, voir AMSM, p. 198.

[6] Voir M.-G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-hikmah de Baghdad », Arabica, 29, 1992, p. 131-150 ; pour un état de la question, voir C. Martini Bonadeo, « Le biblioteche arabe e i centri di cultura fra ix e x secolo », dans C. d’Ancona (éd.), Storia della filosofia nell’islam medievale, Turin, Einaudi, 2005, surtout p. 263-270.

[7] S. Fanjul, La quimera de Al-Andalús, Madrid, Siglo XXI, 2004, en particulier les ch. 2: Le mythe des trois cultures, p. 21-53 (la comparaison avec l’apartheid se lit p. 29) et 7 : Le rêve de al-Andalus, p. 194-247. Dans un livre antérieur, Al-Andalús contra España. La forja del mito, Madrid, Siglo XXI, 2000, Fanjul examinait la question de l’apport islamique à l’identité espagnole et concluait par une sérieuse révision à la baisse, en tout cas par rapport à certaines exagérations, dues en particulier à Américo Castro (La realidad histórica de España, Mexico, Porrua, 1954).

[8] M.-R. Menocal, The Arabic Role in Medieval Literary History : A Forgotten Heritage, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1987.

[9] A. de Libera, Penser au Moyen Age, Paris, Seuil, 1991, ch. IV, surtout p. 98-104.

[10] A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme [1848], Conclusion générale ; éd. A. Petit, Flammarion, 2008, p. 536-537.

[11] Renan, « L’islamisme et la science » [1883], dans Œuvres complètes, éd. H. Psichari, Paris, Calmann-Lévy, t. 1, 1947, p. 945-965.

[12] Europe, la voie romaine, 3e éd., Paris, Gallimard (« Folio-essais »), 1999 ; voir surtout Au moyen du Moyen Age. Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme, Islam, 2e éd., Paris, Flammarion (« Champs »), 2008.

[13] « L’intermédiaire arabe, sans être inexistant, n’eut sans doute pas la portée décisive qu’on lui attribue » (AMSM, p. 199, je souligne). La formule est minimale…

[14] Sur le mouvement des traductions, voir la synthèse de D. Gutas, Greek Thought, Arabic Culture. The Graeco-Arabic Translation Movement in Baghdad and Early Abbasid Society (2nd-4th / 8th-10th centuries), Londres, Routledge, 1998.

[15] Voir P. Kritzeck, Peter the Venerable and Islam, Princeton, Princeton University Press, 1964.

[16] Nicolas de Cuse, Cribratio Alcorani, vers 1460.

[17] Le Livre de l’échelle de Mahomet […], tr. G. Besson et M. Brossard-Dandré, Paris, Le Livre de Poche («Lettres Gothiques»), 1991.

[18] Maïmonide, Guide des égarés, I, 71-76.

[19] Voir D. Perler et U. Rudolph, Occasionalismus. Theorien der Kausalität im arabisch-islamischen und im europäischen Denken, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2000.

[20] Le livre sur l’Inde a été mis en français par V. Monteil. Mais, comme toutes les traductions de cet auteur, qui pratiquait généreusement la coupure non signalée, voire le pur et simple contresens, elle ne peut être utilisée qu’avec la plus extrême prudence.

[21] Je songe au rire de G. Scholem sur le titre de la célèbre Flora der Juden d’Immanuel Löw ; voir Von Berlin nach Jerusalem. Jugenderinnerungen, Francfort, Suhrkamp, 1977, p. 220.

[22] K. Flasch, Meister Eckhart. Die Geburt der „deutschen Mystik“ aus dem Geist der arabischen Philosophie, Munich, Beck, 2006. Traduction française chez Vrin, 2008 [non vidi]. Le titre un peu accrocheur réduit le propos du livre, qui envisage tout aussi bien Albert et Dietrich.

[23] Platon, Banquet, 175d.

[24] Voir H. Berman, Droit et révolution. La formation de la tradition juridique occidentale, tr. R. Audouin, Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 2002.

[25] L’importance de ce retour à Denys a été soulignée par J. Ratzinger, La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, tr. R. Givord, Paris, P.U.F., 2007 (2e éd.), p. 131 ; voir ma préface, p. 9-10.

[26] Ainsi Averroès dans le fameux Traité décisif, et bien d’autres comme, deux siècles avant lui, al-Amirî, etc.

[27] Ibn Khaldun, Muqaddima, VI, 26 ; éd. E. Quatremère, Paris, Didot, 1858, t. 3, p. 123, 2-6 ; je reproduis la traduction française de A. Cheddadi, Le Livre des Exemples, Paris, Gallimard (Pléiade), 2002, p. 970-971.
Utilisateur anonyme
27 mai 2009, 18:48   Re : Aristote au Mont Saint-Michel
Merci à "Marcbloch" d'avoir recopié ici la précieuse intervention de Rémi Brague.
Beaucoup trop de gens parlent du darwinisme sans avoir lu une ligne de Darwin ; c'est dommage.
27 mai 2009, 23:14   Descendre ou monter ?
"Le grand publiciste catholique Louis Veuillot se trouvait un soir dans un salon "ultra", où quelques grands du jour, pour lui faire sentir la distance qui les séparait de lui, étalaient avec ostentation leurs attaches illustres. "Et vous, monsieur Veuillot, de qui descendez-vous ?" s'enquit perfidement l'un d'eux. - Moi, monsieur le comte, je ne descends pas, repartit le directeur de l'Univers, je monte d'un tonnelier."

(Glané dans le numéro 37 (avril 1955) de la revue Vie et langage)
Comme Karl Marx rencontrant Charles Darwin l'avait percé au premier coup d'oeil : la vision darwinienne du vivant n'est qu'une projection anamorphique, une allégorèse dirait François Rastier, de la société anglaise de son époque. La théorie déployée par l'auteur de l'Origine des espèces n'a prouvé son efficacité, c'est à dire tout son mal, qu'en sociologie et en politique. Aucune expérimentation scientifique n'est jamais venue la confirmer sur le vivant. Elle repose sur un principe inducteur lourdement tautologique : seul survit le plus apte - the fittest - et cette aptitude (the fitness) se définit en même temps que s'atteste dans et par la survie elle-même, comme si, en esthétique l'on disait d'une population que "seuls ses spécimens les plus beaux se reproduisent" avant de définir la beauté comme étant le fait de se reproduire.

Dans le vivant, et dans toute l'histoire naturelle, il apparaît que les créatures qui traversent les âges et les phases d'extinctions en "survivant" sont celles conformées non pas pour répondre aux agressions et dangers ordinaires des créatures et des éléments qui leur sont contemporains mais précisément pour fuir au mieux les cataclysmes anéantisseurs d'espèces et qui sont, au sens que donne à ce terme René Thom, des catastrophes (phases de l'histoire où s'abolissent les lois communes sous l'effet d'une géante perturbation).

Ainsi de la souris ou de la musaraigne, ou du pigeon infiniment plus puissants que Tyrannosaurus Rex ou le Tricératops pour avoir su, comme les hommes en amour, prendre la fuite à temps, se faire minuscules dans les cataclysmes qui engloutirent les plus puissants.

De manière générale, les organismes les plus anciens sur terre sont les plus laids, les plus biscornus (arthropodes, etc.), mal conformés, et d'apparence les plus inadaptés à l'environnement contemporain; ce sont ceux-là (scorpion, blattes, fougères du carbonifère) qui survivront à l'homme et aux cataclysmes modificateurs d'environnement qu'il prépare.
Oui, merci à Marcbloch pour ce remarquable commentaire de Rémi Brague auquel rien n'est à ajouter, sauf, selon moi, un petit bémol : que Renan ait été antisémite comme on l'était à l'époque, ne change rien au constat objectif qu'il fait sur la civilisation arabo-musulamne dans sa magistrale conférence à la Sorbonne, constat qui est, à moins que je ne sache pas lire, celui de ... Rémi Brague, même s'il le ramasse dans une formule un peu lapidaire en fin d'analyse, je cite de mémoire : "la civilisation arabo-muslmane a été une grande civilisation qui devait très peu aux Arabes et rien à l'islam ".
Il serait amusant de re-projeter sur la sphère sociologique cette antithèse au darwinisme, à savoir que le "survivant" (celui qui possède et révèle sa capacité à traverser les époques, les changements de paradigme qui affecte la force) est l'inadapté social! ; on y verrait surgir un tableau criant de vérité: dans le monde naturel, le sur-adapté n'est sur-adapté qu'à un état appelé à être supplanté; le guépard, bête sur-adaptée à la course, à la prédation, au froid, à l'aridité du climat, à tout, ne se révèle en fait sur-adapté qu'à une fourchette étroite de conditions climatiques et paysagères; de même le bouquetin des Alpes, qui a failli disparaître, précisément en raison de sa magnifique sur-adaptation à un paysage, à des conditions, déterminés.

Ainsi du sur-adapté socio-professionnel: nous avons tous en l'esprit ces magnifiques samouraïs de l'industrie de la finance, de l'informatique, flamboyant comme des jaguars dans les années 80 et 90 et sur le ventre aujourd'hui, servant de tapis de salon chez leurs parents ou leur bonne femme qui a consenti à les garder. Tandis que celui qui avait été l'inadapté professionnel, le raté apparent, le rêveur, l'écolo, fait aujourd'hui dans "le développement durable", l'éolien et que sais-je, et s'est construit une bastide dans le Luberon, vit très bien, même si son inadaptation sociale demeure foncière, et qu'il reste gauche et môche comme toute espèce "survivante", comme le Horse shoe crab par exemple, animal sans queue ni tête, repoussant, inadapté à tout, mais dont la longévité sur Terre est dix mille fois celle de l'humanité.

A vrai dire, cette connerie sinistre de "darwinisme social" fonctionne bel et bien, mais .... à contrario ! Celui qui survit est le plus inadapté au cadre éphémère (en données relatives) qui définit les conditions ambiantes et régnantes; mais évidemment, la perception du caractère passager, éphémère, sujet à mutation, des conditions régnantes n'était pas le fort de l'Angleterre victorienne qui misait sur la permanence de son Empire, d'où Darwin, dont la théorie exclut la fin imprévue: ce qui meurt doit mourir de façon prévisible, logique, organisée, progressive et dirait-on, stable. En cosmologie, cela a donné le Steady State anglais, longtemps concurrent acharné du Big Bang.
» Il serait amusant de re-projeter sur la sphère sociologique cette antithèse au darwinisme, à savoir que le "survivant" (celui qui possède et révèle sa capacité à traverser les époques, les changements de paradigme qui affecte la force) est l'inadapté social !

Cher Francis, j'abonderais volontiers dans votre sens (l'adapté n'est adapté qu'à un état transitoire). Vous cavalez avec plaisir sur votre cheval favori, et c'est avec plaisir que l'on vous voit cavaler. Cependant, il me semble que l'on se trompe ici de combat. Ce que les créationnistes appelés par Cassandre récusent, ce n'est pas le comment de l'évolution (où en effet Darwin montre qu'il est de son époque), c'est l'évolution elle-même (voir le gros livre luxueux de Yayah avec les photos tendant à montrer de façon très fallacieuse que les fossiles sont les mêmes que maintenant !)...
Cher Francis, je crois que certains éthologistes ,dont peut-être même Konrad Laurens, ont développé cette idée que la suradaptation d'une espèce est, à certains égards, un handicap plus qu'un atout. C'est la raison pour laquelle l'homme qui n'était suradapté à rien, a réussi à dominer sur toutes les autres. Et à l'intérieur de l'humanité, les sous adaptés , comme vous le démontrez, s'en sortent, peut-être, aussi, au final, mieux que les autres.
Utilisateur anonyme
28 mai 2009, 17:25   Le Coran contre Darwin
Demandez l'programme : [www.harunyahya.fr]
il y a aussi ce que Patrick Tort, épistémologue français que je ne connaissais pas jusqu'à ce qu'Alain Finkielkraut l'évoque dans un récent numéro de Répliques, nomme Effet réversif de l'évolution, et qui, grossièrement résumé, dit en substance ceci, que la sélection naturelle opère dans l'humanité le choix d'une forme de vie sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure les comportements éliminatoires : ainsi, la sélection naturelle sélectionne la civilisation qui s'oppose à la sélection naturelle...
(Au fait chère Cassandre, je suppose que vous vouliez dire Konrad Lorenz ?)
Bien sûr, cher Francmoineau ! Il est vrai que j'ai lu Lorenz il y a si longtemps ! A l'époque, j'avais été passionnée par ses livres et agréablement surprise de les trouver aussi peu rébarbatifs et même souvent fort amusants.
28 mai 2009, 18:22   Ouf !
"Et à l'intérieur de l'humanité, les sous adaptés , comme vous le démontrez, s'en sortent, peut-être, aussi, au final, mieux que les autres."

Meno male !

C'est pas un peu le côté les premiers seront les derniers ?
De quoi parlons-nous ? Qu’a dit Darwin ? Que veut-on lui faire dire ? Que peut bien signifier la notion d’efficacité, appliquée à la théorie de l’évolution ? Où a-t-on vu qu’il était question de finalité ou de progrès dans la loterie des mutations présentée par Darwin ? Où a-t-on vu que les « survivants » devaient répondre aux dangers et aux agressions ordinaires plus qu’aux catastrophes, ou l’inverse ? Que vient faire une très hypothétique notion de beauté dans cette affaire ? « Tous les êtres organisés qui ont vécu sur la Terre peuvent provenir d’une seule forme primordiale » prétendait Darwin ; les généticiens actuels semblent confirmer l’hypothèse. Ensuite il s’agit d’étudier les mécanismes du hasard et de la nécessité dans la sélection naturelle. Pourquoi ces travaux qui ne cassent pas quatre pattes à un canard ont-ils suscité tant de fantasmes et de passions ? Quelque que chose doit encore m’échapper.
"Les travaux qui ne cassent pas quatre pattes à un canard" ont nourri entre autres des fantasmes eugénistes avec les conséquences que l'on sait, ce qui pourrait expliquer au passage les "passions".

D'où tenez-vous que les "généticiens actuels semblent confirmer l'hypothèse" que les "êtres organisés qui ont vécu sur la Terre peuvent provenir d'une seule forme primordiale" ?
» Quelque que chose doit encore m’échapper.

Tout ce qui touche à la génétique nous touche au plus profond, et s'agglutine aux fantasmes, visions du monde, idéologies, religions, superstitions. De ce seul fait : tout vivant vient du vivant. La méditation la plus simpliste sur la moindre bestiole nous fait ainsi toucher, presque concrètement, aux ancêtres multimillénaires et à l'origine de la vie... Normal que « quelque chose nous échappe »...
La pensée en science du vivant a accumulé un retard colossal par rapport à d'autres sciences (physique en particulier); elle compte un bon siècle et demi de retard. Le paradigme darwinien, que certains s'attachent à entretenir dans sa gangue de mythes divers, y est pour beaucoup. Il est aberrant que le "hasard et la nécessité" par exemple, puisse encore faire école en 2009. Je ne me sens pas le courage de repartir ici dans ce débat comme je l'ai fait à plusieurs reprises depuis trois ans dans les avatars successifs du forum, et je sens que la plupart des liseurs de ce forum ne se sentiraient pas davantage le courage de suivre à nouveau un tel débat dans ces colonnes. Au grand soulagement de certains je vais donc laisser Eric Véron enquêter seul sur la question: son esprit ouvert et scrupuleusement respectueux des faits devrait faire le chemin nécessaire.
Cher Bernard, vous dites, tellement mieux que je ne saurais le faire, très exactement ce que je pensais confusément.
Cher Francis, les différentes séquences de l'ADN, suivant qu'elles sont activées par telle ou telle cellule donnent des protéines particulières mais il s'agit bien du même code d'origine, n'est-ce pas ? Je m'avance là, peut-être un peu trop avant, sur un terrain qui n'est pas le mien.
Controverses il y eut en effet, de loin en loin, sur cette question du darwinisme et cependant, je m'aperçois que je serais incapable de dire si Francis est créationniste, ce qu'il n'y a pas moyen d'être "plus ou moins", à la différence des théories scientifiques.
Cher Francis, je ne veux pas vous entraîner plus loin dans ce débat et espère ne pas avoir abusé de votre patience. C’est que votre pensée tumultueuse et fine à la fois, m’intéresse. Si vous aviez l’amabilité de me communiquer quelques références, sur ce forum ou ailleurs, où retrouver votre analyse de la question, je vous en serais très reconnaissant.
C'est trop d'honneur, et je vais bien entendu m'y employer. Rien ne nous empêche d'ailleurs de poursuivre ces échanges en privé.
Pourquoi en privé ? Il suffit que le titre du message corresponde au contenu, on n'est pas obligé de tout lire... Si ce que l'on a a dire est susceptible d'intéresser plus d'un participant, il me semble justifié de le poster ici...

Darwin est mort en 1882, normal que l'on trouve, en notre temps, à le critiquer. Pour moi, l'essentiel tient en ceci : le vivant est engendré par le vivant, et les familles de vivants évoluent au cours du temps, ce que récusent les créationnistes...
Soit Bernard. "Le vivant est engendré par le vivant" est une sentence qui rappelle les aventures de la phlogistique et la "vertu dormitive" que possède l'opium qui fait dormir.

D'où sort le vivant et comment est-il advenu, sachant que la plupart des corps célestes en sont dépourvus et que la Terre elle-même en fut longtemps dépourvue ?

"Les familles des vivants évoluent au cours du temps" certes, mais comment, dans quelle direction ? Vers la pure dispersion ? Certes non, une orthogénèse est discernable, quel principe interne, quelle "force de gravité" oriente la marche des phyla ?

Et qu'est-ce qui autorise, quels faits scientifiques autorisent, de voir dans cette évolution des "familles des vivants" un infra-engendrement du vivant qui ne connaîtrait d'autres lois que celle d'infléchir à l'aveuglette le vivant selon les accidents du milieu, dans l'anarchie et la dispersion, alors même que tout ce que le vivant expose à nos yeux n'est que principes d'organisation, d'inter-organisation et de très-haute organisation, sans défaut ?

A vrai dire, vous me voyez furieux Bernard, furieux de voir que ces questions fondamentales, qui font peur au biologiste du rang (ou qui le font sourire, mais c'est la même chose), sont abandonnées (en gros, depuis que Teilhard s'est éteint) à des théologiens musulmans; c'est que la pensée occidentale et l'Eglise rechignent, capitulent en fait, face au questionnement métaphysique auquel amène d'emblée la questionnement sur le vivant. Le matérialisme borné (celui de Monod et Jacob et leur maudite nécessité hasardeuse) a mis fin à l'histoire de cette quête intellectuelle sur le vivant en Occident, et cette démission, croyez-moi, l'Occident va la payer cher car, tenez-vous bien, les objections des musulmans à l'égard du néo-darwinisme sont fondées, elles sont pertinentes; elles sont scientifiquement sérieuses; elles ont -- douloureux paradoxe ! -- le doute scientifique pour elles.
Ah ! Oui, merci, messieurs, là je commence à situer le débat.

«Pour moi, l'essentiel tient en ceci : le vivant est engendré par le vivant, et les familles de vivants évoluent au cours du temps, ce que récusent les créationnistes...» Voilà une donnée de base qui me semble claire et que, jusqu’à ce que ce sacré Francis intervienne, je ne mettais pas en doute.

« […] alors même que tout ce que le vivant expose à nos yeux n'est que principes d'organisation, d'inter-organisation et de très-haute organisation, sans défaut ? » Désolé, cher Francis, mais ce point de vue me paraît bien subjectif. Du massacre biologique et du chaos, je peux vous en trouver également. Alors, quelle main invisible proposez-vous ? Quant à l’origine de la vie, il semble que l’on soit très prêt de la constater dans la combinaison —hasardeuse— des constituants primaires. Je me permets de vous agacer, cher Francis, car, autant je commence à comprendre comment s’articule votre critique, autant j’aimerais que vous soyez décisif sur votre explication à vous.
» "Le vivant est engendré par le vivant" est une sentence qui rappelle les aventures de la phlogistique et la "vertu dormitive" que possède l'opium qui fait dormir.

Si ceci vous rappelle cela, je n'y puis rien, mais vous savez sans doute, cher Francis, qu'en pure logique, des définitions récursives peuvent être parfaitement correctes et mathématiquement valides... Mais le débat me semble mal engagé. « ... qu'est-ce qui autorise, quels faits scientifiques autorisent, de voir dans cette évolution des "familles des vivants" un infra-engendrement du vivant qui ne connaîtrait d'autres lois que celle d'infléchir à l'aveuglette le vivant selon les accidents »... C'est justement ce "comment" que je voulais éviter, car il est en effet critiquable ("falsifiable", comme dirait un traducteur de Popper, preuve de ce qu'il est de portée scientifique), et ce n'est pas là que le Musulman nous attaque, c'est sur le fait même de l'évolution. Si les scientifiques vous paraissent avoir déserté le champ de bataille, c'est que pour eux, la cause est entendue et la victoire (scientifique, non point idéologique) est assurée. Ils se tournent plutôt vers l'analyse du code génétique, plus prometteuse qu'un "comment" de l'évolution, assez aléatoire.
Reflexion primaire, terre-à-terre et totalement subjective : personnellement quand je prends conscience de l'incroyable variété des espèces , des voies souvent improbables, incroyablement biscornues que certaines sont obligées d'emprunter pour se reproduire, du gaspillage insensé de vies à laquelle est souvent contrainte la nature pour permettre d'assurer la perpétuation de certaines espèces, j'ai bien l'impression d'un gigantesque bricolage . Et puis j'ai du mal à voir un dessein divin dans la langouste ou dans le mille pattes.
Excellente analyse sur «comment» (!...), cher Bernard.
Pardon, Éric, sur le comment, ce qui est tout différent !
Vous avez tout à fait raison, Bernard.
Vous avez raison également de souligner que le « comment » peut prêter à confusion alors que c'est sur le fait même de l'évolution que les créationnistes de tout poil cherchent à semer le doutes tandis que les scientifiques le tiennent pour acquis. J'attends avec gourmandise la prochaine intervention de notre ami Francis.
Oui, bien sûr les définitions récursives sont parfois valides; elles participent souvent à une axiologie; le vivant leur échappe cependant car la matière inerte partout lui fait concurrence; le vivant est singulier par rapport à l'inerte, au minéral; le vivant est présent totalement ou totalement absent, ce qui m'empêche, et nous empêche tous, de n'être qu'un peu créationniste. A cause de cette singularité du vivant, de son statut de singularité limitée dans l'univers, d'apparence anecdotique, mais anecdote douée d'éloquence, créationniste on doit l'être tout à fait ou nier ou contester tout à fait qu'on l'est. Sur Vénus, où le vivant est vraisemblablement absent, vos définitions récursives, satisfaites, sur le vivant, s'éteignent, tandis que la physique tient bon. Désolé, s'agissant du vivant, le problème de l'origine se pose hors la dimension récursive fonctionnelle de la physique de l'inerte. Ne confondez pas les deux: le vivant, hautement organisé, possède une origine qui concerne l'homme, le tout de l'homme et à ce titre le jeu axiologique et la pensée récursive-logique, satisfaisante lorsqu'il s'agit de rendre compte des mondes physiques, triche et fuit de toute part quand on se croit fondé de l'appliquer à la singularité du vivant.
En d'autres termes Bernard je ne crois ni raisonnable, ni épistémologiquement recommandable, d'appliquer une définition récursive à une singularité dans l'univers.
Cher Eric, nul ne conteste bien entendu l'action du chaos dans le vivant. Ce qui serait intéressant de scruter: la manière du vivant de "retomber sur ses pieds", de vaincre le chaos en pérennisant le vivant dans sa singularité.

Je ne connais pas la vérité et mourrai sans la posséder; mais je sais, je peux discerner, les voies fausses qui ne nous y conduiront jamais. Le matérialisme dix-neuviémiste de Marx-Darwin, Malthus-Darwin est une de ces impasses où les penseurs du vivant piétinent, y compris les généticiens les plus modernes.

La combinatoire, le comput quantitatif donc, des mutations susceptibles d'affecter l'ADN, ces possibilités combinatoires statistiques ne peuvent suffire, dans le temps terrestre et dans l'espace terrestre, depuis la première bactérie, à produire les êtres vivants des règnes animal et végétal que nous admirons. C'est un chercheur indien, mathématicien, Periannan Senapathy, qui le démontre, au terme d'un volumineux ouvrage intitulé Independent Birth of Organisms paru il y a six ans déjà. Senapathy est président et CEO de Genome International Corporation, une société de R&D en biotechnologies de Madison dans le Wisconsin qui a mis au point des outils d'analyse informatique pour la recherche sur le génome humain. Il est l'auteur de nombreux articles et a été dix ans chercheur sur le génome pour les National Institutes of Health et cette université.
Utilisateur anonyme
29 mai 2009, 20:59   Re : Aristote au Mont Saint-Michel
Senapathy, mais Tribunavaheveny
Je me permets d'intervenir à nouveau et de renvoyer les lecteurs vers un livre publié par les Presses du Septentrion, L'islam médiéval en terres chrétiennes - Science et idéologie de Max Lejbowicz. On y trouve notamment une admirable analyse du regretté Père Bataillon qui dirigeait la commission léonine, éditant les oeuvres de Saint-Thomas d'Aquin (peu soupçonnable d'islamolâtrie) : il y montre l'incompétence complète de Gouguenheim.
Il est possible de lire un bon article de lui sur [crm.revues.org]
Plutôt que de parler d'un livre (même lu), en ignorant tout ou presque de son objet (des manuscrits dont il est question), voilà de quoi éclairer la discussion. Que le livre de Gouguenheim soit très mauvais, truffé d'erreur, ignorant l'essentiel de la bibliographie touchant les questions qu'il aborde - ce qui accentue l'inconvénient de son ignorance initiale - ne justifie en rien le procès en sorcellerie qui lui fut fait.
Qu'il fût même sans doute hostile à l'islam par principe ne justifie pas que, pour ce seul motif, il fût mis au ban par ses collègues. La liberté d'expression implique qu'on ait le droit de détester une religion, de la considérer comme une menace, etc. Mais au nom de la légitime défense de cette liberté d'expression, je crois dommage de défendre un livre très mauvais, par son amateurisme, ses partis-pris et son incompétence (linguistique, paléographique, historique même) évidente. Il a le droit d'écrire des bêtises, mais les éditeurs ont le devoir de publier des livres sérieux et les journalistes de ne conseiller que les livres d'histoire sérieux, pas les élucubrations, à moins de les donner à lire comme tels !
Utilisateur anonyme
30 mai 2009, 09:08   Re : Aristote au Mont Saint-Michel
Virgil, je vous remercie de votre message.
Que les Arabes aient eu la cote à cette période, et que les contemporains les ait crédités d'un savoir original dans tous les domaines est certain. Je n'ai plus le livre de Gougenheim sous la main, mais je l'ai lu attentivement, et il ne me semble pas qu'il conteste ce fait. On ignorait, à l'époque, hormis pour Aristote, que ces manuscrits arabes avaient le plus souvent des auteurs grecs ou s'inspiraient étroitement de ces auteurs. On ignorait également que les traductions, elles-mêmes, n'étaient pas faites par des Arabo-musulmans mais par des chrétiens syriaques et nestoriens. On croyait les Arabes auteurs de ces manuscrits ou traducteurs des oeuvres d'Aristote d'autant que ces manuscrits étaient entrelardés de formules coraniques et d'invocations à Allah. On leur faisait donc confiance. C'est ainsi, par exemple, que l'on a appelé "arabes" les chiffres qui étaient indiens autant que le zéro. De plus, l'empire arabo-musulman qui contrôlait les principales routes commerciales et avait le quasi monople du commerce des produits les plus précieux de l'époque : la soie et les épices, apparaissait à une Europe appauvrie comme fabuleusement prospère. Pour toutes ces ces raisons les Arabes fascinaient et chacun sait qu'on ne prête qu'aux riches. Qu'il y ait eu, de surcroît, un certain apport personnel de savants -pour la plupart non arabes - issus de l'empire arabo-musulman, Gougenheim ne le nie pas.

Encore une fois, il me semble qu'on lui fait un mauvais procès. On profite de certaines erreurs et inexactitudes secondaires pour dévaloriser l'essentiel d'une thèse que ni ces erreurs ni ces inexactitudes ne suffisent à infirmer. C'est pourquoi je me range derrière Rémi Brague dont le commentaire me paraît le plus pertinent et le plus objectif.
Merci bien de votre réponse, cher Francis. Nous serons donc deux à mourir sans posséder la vérité. Encore sommes-nous d’accord pour nous référer à une idée de vérité et même à une vérité ce qui, de nos jours, est une posture de plus en plus rare et difficile à tenir, attaquée qu’elle est de toute part, ce en quoi je vois une cause majeure des maux dont nous souffrons. Néanmoins, je me permets de vous questionner encore une fois pour vous demander si vous ne craignez pas d’être abusé par une certaine confusion des ordres. Que nous ne puissions pas accéder à une connaissance absolue de la vérité de l’être nous empêche-t-il de fonder notre connaissance sur la vérité, chaque jour mieux dévoilée, des phénomènes ? Il me semble — mais je parle à votre place — que vous voudriez confondre cette vérité là avec une signification, une valeur. Peut-être le réel vous est-il une parole, cher ami, peut-être avez-vous foi en un être supérieur, ce devant quoi je m’incline. A moi, le réel ne dit rien et les valeurs qui guident mon existence sont celles que je pense utiles et bonnes à mon humanité.
Cher Eric, je souscris intégralement à votre message, tout en me régalant, au passage, de ceux de Francis.
Vous me faites grand plaisir, chère Cassandre. Ce Francis est un trésor en même temps qu'un magicien, nous tenons aux deux. Passez une bonne fin de semaine.
Cher Virgil, lisez le livre de Guguenheim.
« ... il y montre l'incompétence complète de Gouguenheim »...

Pauvre France ! Car je lis, sur Wiki-je-sais-tout :

Après avoir rédigé une thèse de doctorat à l'Université de Paris X-Nanterre consacrée, sous la direction d'André Vauchez[1], à la mystique rhénane Hildegarde de Bingen, il a été maître de conférence à l'Université de Paris I-La Sorbonne et membre du LAMOP (Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris) avant de devenir professeur des universités à l'ENS Fontenay-Saint-Cloud (ENS LSH de Lyon) de Lyon.
En fait il me semble qu'il ressort de l'histoire des arabo-musulmans une impression troublante mais qui ne troublera pas l'époque, celle-ci étant ce qu'elle est. Depuis Mahomet, en effet, qui, ayant pompé l'Ancien et le Nouveau testament, a eu le culot de traiter, lui, le plagiaire, ses modèles de faux et les chrétiens et les juifs de falsificateurs...de l'islam, jusqu'à nos "cpcf" qui se flattent désormais, ente autres, d'être la vraie France, en passant, par les chiffres arabes qui sont indiens et la civilisation arabo-musulmane elle-même qui depuis toujours, mis à part quelques exceptions qui confirment la règle, se garde bien de reconnaître, elle, ce qu'elle doit aux Grecs, je vois à l'oeuvre une constante : le bluff.
Et la réalité paraît confirmer cette impression. Alors que, en effet, la Chine et l'Inde, par exemple, montrent bien par leur décollement actuel qu'elles ont dû leurs brillantes civilisations de jadis à leurs seuls mérite, les Arabes, dont on connaît l'immense l'orgueil, qui aimeraient plus que tout autre peuple au monde montrer leur supériorité, s'en révèlent dramatiquement incapbles. N'y aurait-il pas là comme le début d'un présomption que leur brillante civilisation d'hier ne leur devait pas grand chose ?
Chère Cassandre, auriez-vous quelques références à proposer qui reprennent ces faits de l'histoire des arabos-musulmans, tels que vous les évoquez ? Avez-vous, vous-même, produit quelque chose sur le sujet ? Merci.
Je lis dans le CR, très critique, de M. Max Lejbowicz ce premier paragraphe (numéroté 1) qui serait une sorte de résumé des thèses de l'ouvrage incriminé :
"L’Auteur (comprendre M. Gouguenheim) développe une thèse qui, fondée sur le postulat de l’excellence exclusive de la culture grecque, se met aisément sous forme syllogistique. Prémisse majeure : la culture de l’Europe latine s’est tout au long du Moyen Âge abreuvée aux sources de la culture grecque. Prémisse mineure : à la même époque, la culture arabo-islamique n’a été qu’effleurée par la culture grecque. Conclusion : la culture arabo-islamique a eu peu d’effet sur le développement d’une Europe latine, grecque dans l’âme, en dépit des traductions arabo-latines du XIIe siècle".

M. SG n'a jamais écrit rien de tel. Il ne postule rien; il n'est pas convaincu de l'excellence de la culture grecque; il n'a jamais écrit que la culture de l'Europe latine s'est abreuvée (comme un troupeau de bovins ?) aux sources de la culture grecque et "tout au long du Moyen Age", etc.
On a là en moins de six lignes un condensé de "science sans conscience" ou du savoir gâté par la malhonnêteté intellectuelle : une ou plusieurs thèses réduites à un syllogisme (qui a tout du paralogisme), fait de deux prémisses et d'une conclusion. Quand on connait les artifices grossiers que sont les syllogismes et l'abus qui en a été fait pendant quelques siècles par les ânes bâtés de l'Université, il faut être sacrément gonflé, ou dépourvu de tout scrupule ou même de toute déontologie, pour réduire 200 pages à un syllogisme qui n'a rien à voir avec le livre dont il est rendu compte.

On est là au coeur d'une des questions que pose l'affaire SG : comment démolir un livre en épinglant des erreurs minuscules dans les références bibliographiques (tel ou tel livre n'est pas publié à Harvard mais chez Clarendon : voilà qui prouve en effet que SG ne sait pas lire, mais que son critique, lui, sait lire) et comment étaler sa science pour cacher ses préférences idéologiques, ses engagements, ses convictions, ses humeurs, tout en exigeant d'autrui qu'il se dépouille de tout choix axiologique. Faites ce que je vous dis de faire, ne faites pas ce que je fais.

A qui a lu sans prévention le livre de SG, ce résumé cavalier, faux, malveillant ne laisse rien augurer de bon de la critique qui en est faite dans les paragraphes 2 à 8.
Stendhal détestait son précepteur qui était un prêtre. Je me demande souvent si ce n'est pas cette haine qui lui a fait écrire au début de son essai, De l'Amour, que les Arabes nous avaient enseigné l'amour. Ce poison s'est répandu jusquà René Nelli qui veut, lui aussi anticlérical buté, dans son livre L'Erotique des Troubadours, que l'art du canso nous vienne des Arabes. Le livre de Nelli n'est fait que d'assertions, de suppositions. Le principal défaut, à mon avis, est d'éviter le vrai débat qui consisterait à se demander comment la poésie traite le sentiment amoureux dans une société polygame et comment l'influence supposée est possible dans une société monogame.
L'autre défaut est de projeter dans le passé des valeurs modernes, de concéder que l'art des Troubadours est un art aristocratique et de refuser aux dames chantées et louées une distinction qui est pourtant le vrai moteur, la vraie source d'inspiration des poètes.
On pourrait aussi s'attarder sur le dogmatisme de Nelli, son néo-catharisme récupérateur, bref, sur l'influence négative que des générations d'étudiants lui doivent. Nous avons là des sources attestées de la passivité ambiante.
Premièrement, j'ai lu le livre de SG.
Deuxièmement, ce que je conteste, c'est sa compétence : il n'est pas compétence en paléographie, ne connaît ni le grec ni l'arabe (ce qui le rend incapable de juger des traductions et de leur circulation, par lui-même), ignorait plus ou moins le sujet traité par le livre avant de travailler dessus. Cela ne serait pas trop grave (pour un ouvrage de synthèse en vue de vulgariser) si la bibliographie était sérieuse. Or, il manque les principaux (notamment les plus récents) articles sur le sujet.
Je recommande à JGL l'article du Père Bataillon qui est très factuel est impitoyable. Il y révèle un nombre incroyable d'inexactitudes et de bêtises sorties de la plume de SG.
Encore une fois : on a le droit d'écrire des bêtises, on a le droit de les critiques, mais je suis toujours très mal à l'aise quand l'affaire vire, de part et d'autre, à une chasse aux sorcières, en générale arbitrée par des gens qui n'ont pas les moyens de juger qui a raison et qui donc cèdent au plus intimidant. Triste sort pour un débat académique.
Cher Florentin, je vous rejoins en partie sur la question de Nelli, même si l'origine de la lyrique troubadour est sans doute en partie arabe, mais aussi fortement inspirée de certaines formes poétiques latines. Les Arabes n'étaient pas loin, après tout. Je n'ai pas de conclusion ferme sur le sujet : tout ce que j'ai lu jusqu'à présent n'est que supposition plus ou moins étayée.
Le problème à propos des troubadours, c'est l'état de l'édition des manuscrits dont une très petite partie a été transcrite et presque toujours sous la forme de sélections ou anthologies modernes, ne nous disant rien (ou presque) de la présentation, de l'ordre dans lequel furent transmis ces poésies, du nom qu'on leur donnait... Sans compter que l'orthographe est généralement normalisé, la ponctuation ajoutée... Nos sources occitanes sont presque inaccessibles, puisque les manuscrits ne sont pas édités, ou fort mal.
Je crois que l'histoire de la "translatio studiorum" est connue depuis fort longemps. Il ne me semble pas qu'il y ait eu des documents nouveaux déterminants découverts ces trente dernières années. Alors comment se fait-il que la thèse défendue par Gougenheim ait été celle qui a toujours eu cours chez la plupart des orientalistes avant ce retournement ?
De plus il faudrait connaître les réponses de l'auteur lui-même à ces attaques qui prennent plus des allures de procès en sorcellerie que de débat. Je fais remarquer au passage que ce ton de chasse aux sorcières ne vient pas du tout de Gougenheim mais de ses détracteurs.
Si j'ai parlé de polygamie et de monogamie, c'est parce que le passage d'une civilisation à l'autre génère des équivoques. Prenons la musique; les Arabes nous ont transmis deux familles d'instruments à archet, le rebab et le rebec. Ces instruments ont d'abord été joués sans modification (voir le tympan de Moissac), puis, petit à petit, adaptés à nos gammes, nos intervalles et, pour finir, à notre système harmonique. En aucun cas la musique arabe n'est venue interférer dans l'évolution de la musique occidentale; le cante jondo seul, en Andalousie, garde la trace de mélismes "orientaux". Dans la famille des cordes pincées, le manche de l'aoud, qui a donné le luth, a été élargi et muni de frettes afin de pratiquer la gamme tempérée. Il en va de même pour les formes poétiques.
Autre chose. Il suffit de lire quelques pages de Chrétien de Troyes pour voir que le goût de l'exotisme est très fort chez les gens du Moyen Age, un goût en train de disparaître aujourd'hui tant les distances ont été réduites. Ce décalage est à prendre en compte. Mais l'abolition des distances favorise-t-elle le dialogue ? J'en doute.
Une constation s'est soudain imposée à moi, si évidente que je me demande comment cela se fait qu'elle ne se soit pas imposée plus tôt.
L'afrocentrisme soutient que non seulement l'homme originel était noir , mais que les connaissances fondamentales de l'humanité viennent des noirs. l'Egypte antique a été le foyer de cette civilisation noire à laquelle les Grecs ont piqué tous leurs savoirs. Cet afrocentrisme a pignon sur rue aux USA et se répand de plus en plus en France où, s'il ne s'impose pas encore comme vérité officielle, est admis comme une hypothèse respectable parmi d'autres. Ce n'est pas un hasard, selon moi, si l'importance déterminante de la science arabe et de la "translatio studiorum" par les Arabes est devenue à son tour vérité officielle. L'occident apparaît ainsi, non seulement comme ayant une dette imprescriptible à l'égard des Africains et des Arabes, mais encore ils se confirme que ceux-ci sont une richesse pour nous et que donc leur immigration est une aubaine. Sylvain Gougenheim, quelles que soient ses erreurs, a tenté de rétablir l'ancien ordre véridique des choses, comme les détracteurs de l'afrocentrisme le rétablissent aussi. Aux USA nombre d'historiens s'y sont employés avec sucès, mais seul est traduit en France le livre de référence qui défend l'afrocentrisme.
Cher Eric, vous me prêtez une connaissance de spécialiste que je n'ai pas. J'ai longtemmps vécu dans un pays msulman, je me suis depuis longtemps intéressée à l'islam et j'ai beaucoup lu sur le sujet, en vrac, dans des livres et des revues dont j'avoue avoir oublié jusqu'aux auteurs. Je pourrais vous conseiller évidemment le Mahomet de M. Rodinson qui est un ouvrage de référence . Parmi les auteurs que j'ai découvert beaucoup plus récemment, je citerais : BatYé'Or pour son ouvrage, de référence également : "Les chrétiens d'orient entre jihad et dhimmitude" préfacé par Jacques Ellul, les ouvrages d'Anne-Marie Delcambre ainsi que ceux de René Marchand .
Mais pour ce qui est de cette constante que je perçois chez les Arabo-musulmans et qui me semble à l'oeuvre jusque dans leur histoire, à savoir le bluff, il s'agit d'une intuition toute personnelle.
01 juin 2009, 20:56   Godolin
Bien cher Florentin,

Ce que vous dites de René Nelli m'intéresse beaucoup, ma mère le connaissait fort bien, et j'avais toujours en tête cette idée de l'influence des Arabes sur les troubadours.

Une anecdote qui va vous faire rire (jaune, je pense). Discutant avec des "enseignants" de la faculté du Mirail, je remarquais la tendance qu'il y avait à rechercher systématiquement des traces du passé dans la dénomination des rues, et l'effort louable pour mettre en valeur les gloires locales. Je citais alors, à ce propos, le long chemin du Ramelet Moundi. Un des participants me demanda à ce propos, sans que les autres ne cillent, où était donc ce fameux Ramelet Moundi.
Cher Jmarc,
Pour nos amis du forum, le Ramelet Moundi, oeuvre du poète toulousain Pierre Goudouli, intrigue par son titre. On pourrait le traduire en français par Rameau toulousain à condition de préciser que moundi est l'abréviation de raymoundi de Raymond, dynastie des comtes de Toulouse.
On dénombre trois à quatre cent troubadours; je n'en ai lu qu'une cinquantaine et je puis vous dire qu'on ne trouve pas trois mots d'origine arabe dans un masse de texte assez considérable. En revanche on sait qu'à deux reprises le duc d'Aquitaine, Guillaume IX, s'est emparé de Toulouse; il était accompagné d'un conteur gallois. Je dis cela parce que dès le deuxième tiers les légendes celtiques sont connues des troubadours, en particulier Bernart de Ventadour. Pour ma part je considère que la Réforme Grégorienne est la cause socio-culturelle de l'essor de la littérature courtoise.
01 juin 2009, 22:25   A vous
Le
mal
ne
tente

ce
val
très
bleu :

lentes,
ses
tours

hantent
mes
jours.


René Nelli - Sonnets monosyllabiques
Chère Cassandre, je vous remercie de votre sollicitude. Je vais me procurer et lire les ouvrages que vous m’indiquez (le nom de Jacques Ellul sonne pour moi comme un écho lointain et rassurant). J’espère savoir en tirer profit mais je compte, plus encore, sur vos intuitions toutes personnelles.
Pour ceux que cela intéresse ...

Préface du livre Juifs et Chrétiens sous l’Islam
Texte écrit en mai 1983 et traduit en anglais pour le livre de Bat Ye’or,
The Dhimmi : Jews and Christians under Islam (publié en février 1985 aux Etats-Unis/Grande-Bretagne; (Fairleigh Dickinson University Press/Associated University Presses).

Préface
Jacques Ellul

Ce livre est très important car il aborde un des problèmes les plus délicats de notre monde, délicat par la difficulté même du sujet, a savoir la réalité de l’Islam dans sa doctrine et sa pratique à l’égard des non-musulmans, et délicat par l’actualité du sujet, et les sensibilités que se sont révélées un peut partout dans le monde. Il y a un demi-siècle, la question de savoir quelle était la situation des non-musulmans en terre d’Islam n’aurait exalté personne. On aurait pu en faire une description historique, qui aurait intéressé les spécialistes, ou une analyse juridique (je pense aux travaux de M. Gaudefroy-Demombynes et de mon ancien collègue G.-H. Bousquet qui a décrit tant de choses sur des aspects du droit musulman sans que cela ait suscité la moindre polémique), ou un débat philosophique et théologique, mais assurément sans passion. Ce qui concernait l’Islam et le monde musulman appartenait à un passé, non pas mort, mais certainement pas plus vivant que la chrétienté médiévale. Les peuples musulmans n’avaient aucune puissance, ils étaient extraordinairement divisés, un grand nombre d’entre eux étaient soumis à la colonisation. Les Européens, hostiles à la colonisation, avaient de la sympathie pour les « Arabes », mais cela n’allait pas au-delà ! Et tout à coup, depuis 1950, la scène change complètement.

Je crois qu’on peut discerner quatre étapes : la première, la volonté de se libérer des envahisseurs. Mais en cela, les musulmans n’étaient pas « originaux » : la guerre d’Algérie et tout ce qui a suivi n’était qu’une conséquence de la première guerre du Vietnam. C’est un mouvement général de décolonisation qui s’engage. Et ceci va amener ces peuples à se vouloir une certaine identité, à être par eux-mêmes non seulement libérés des Européens, mais différents. Et qualitativement différents. La seconde étape en résulte : ce qui faisait la spécificité de ces peuples c’était non pas une particularité ethnique ou une organisation, mais une religion. Et l’on voit paraître, à l’intérieur même de mouvements de gauche socialistes ou même communistes, un retour au religieux. Se trouve alors tout à fait rejetée la tendance à la création d’un Etat laïque, comme l’avait voulu Atatürk par exemple. Très souvent on pense que l’explosion de religiosité islamique est le fait particulier de Khomeiny. Mais non. Il ne faut pas oublier la guerre atroce en Inde en 1947 entre musulmans et hindous sur le seul fondement religieux. Le nombre des victimes fut de plus d’un million et on ne peut pas considérer que cette guerre ait eu une autre origine que l’indépendance d’une République islamique (puisque tant que les musulmans étaient intégrés dans le monde hindou bouddhiste, il n’y avait pas de massacre). Le Pakistan se proclamera officiellement République Islamique en 1953 (donc justement au moment du grand effort de ces peuples de retrouver leur identité). Depuis cette époque, il n’y a pas eu d’année sans que ne se marque le renouveau religieux de l’Islam (la reprise de la conversion de l’Afrique Noire à l’Islam, le retour des populations détachées vers la pratique des rites, l’obligation pour des Etats arabes socialistes de se proclamer « musulmans », etc.…) si bien que l’Islam est actuellement la religion la plus active, la plus vivante dans le monde. Et l’extrémisme de l’Imam Khomeiny ne peut se comprendre que dans la perspective de ce mouvement. Il n’est pas du tout un fait extraordinaire, à part : il en est la suite logique. Mais, et c’est le troisième élément, au fur et à mesure de cette renaissance religieuse, on assiste à une prise de conscience d’une certaine unité du monde islamique, au-delà des diversités politiques et culturelles. Bien entendu, ici il ne faut pas oublier tous les conflits entre Etats musulmans, les divergences d’intérêts, les guerres mêmes, mais cette évidence de leurs conflits ne doit pas nous faire oublier une réalité plus fondamentale : leur unité religieuse en face du monde non musulman.

Et ici il y a un phénomène qui est intéressant : je serais tenté de dire que ce sont les « autres », les pays « communistes », « chrétiens », etc… qui accentuent la tendance à l’unité du monde musulman, et en quelque sorte jouent le rôle de « compresseur », pour amener ce monde à s’unifier ! Enfin, et c’est évidemment le dernier facteur, la découverte de la puissance économique et pétrolière. Je n’insiste pas. En somme une marche cohérente : indépendance politique – remontée religieuse – puissance économique. Ceci a retourné la face du monde en moins d’un demi-siècle. Et actuellement nous assistons à une vaste opération de propagande islamique, création de mosquées partout, même en URSS, diffusion de la littérature et de la culture arabe, récupération d’une histoire : l’Islam se glorifie maintenant d’avoir été le berceau de toutes les civilisations alors que l’Europe avait sombré dans la barbarie et que l’Orient était sans cesse déchiré. L’Islam, origine de toutes les sciences et de tous les arts, c’est un discours que nous entendons constamment. Ceci a probablement moins atteint les Etats-Unis que la France, (pourtant il faut rappeler les Black Moslims). Mais si je juge par rapport à la situation française, c’est qu’elle me paraît tout à fait exemplaire.

Dès lors, sitôt que l’on aborde un problème de l’Islam, on entre dans un domaine où toutes les sensibilités sont exaspérées. En France, on ne supporte plus les critiques adressées à l’Islam ou à des pays arabes. Ceci s’explique par bien des raisons : la mauvaise conscience d’avoir été envahisseur et colonisateur de l’Afrique du Nord. La mauvaise conscience de la guerre d’Algérie (qui entraînent en « contre-coup », l’adhésion à l’adversaire et le jugement favorable). La découverte du fait, exact, que dans la culture occidentale on a occulté pendant des siècles la valeur de l’apport musulman à la civilisation (et de ce fait, on passe à l’autre extrême). La multiplication des travailleurs immigrés (en France) d’origine arabe, qui représentent maintenant une population importante, généralement malheureuse, méprisée, (avec un certain racisme), ce qui fait que les intellectuels, les chrétiens, etc., sont remplis de bons sentiments envers eux et ne supportent plus critiques. On assiste alors à une réhabilitation générale de l’Islam qui s’exprime de deux façons. D’abord sur le plan intellectuel, il y a un nombre croissant d’œuvres qui correspondent à une recherche apparemment scientifique et qui se donnent pour objectif déclaré de détruire des préjugés, des images toutes faites (et fausses) de l’Islam, aussi bien en tant que doctrine, qu’en tant que coutumes et mœurs. Ainsi on « démontre » qu’il est faux que les Arabes aient été des envahisseurs cruels, qu’ils aient répandu la terreur et massacré les peuples qui ne se soumettaient pas. Il est faux que l’Islam soit intolérant, au contraire, c’est la tolérance même. Il est faux que la femme ait eu un statut inférieur et qu’elle ait été exclue de la cité. Il est faux que le jihad (la guerre sainte) soit une guerre matérielle, etc., etc... Autrement dit : tout ce que l’on a considéré comme historiquement certain au sujet de l’Islam était l’effet de la propagande, et on a implanté en Occident des images fausses, que l’on prétend rétablir maintenant dans la vérité. On se réfère à une interprétation très spirituelle du Coran et on cherche à prouver l’excellence des mœurs des pays musulmans.

Mais il n’y a pas que cela, dans nos pays, l’Islam exerce une séduction d’ordre spirituel. Dans la mesure où le christianisme n’a plus la valeur religieuse qu’il avait, et où il est radicalement critiqué, dans la mesure où le communisme a perdu son prestige et son message d’espoir, le besoin religieux de l’homme européen a cherché une autre dimension pour s’investir et voici que l’on a découvert l’Islam ! Il ne s’agit plus du tout de débats intellectuels : mais de véritables adhésions religieuses. Et plusieurs intellectuels français de grand renom on fait une conversion retentissante à l’Islam. On présente celui-ci comme un progrès évident par rapport au christianisme, on se réfère aux grands mystiques musulmans. On rappelle que les trois religions du Livre sont parents (juifs – chrétiens – musulmans). Toutes trois se réclament de l’ancêtre Abraham. Et la plus avancée des trois… c’est évidemment la dernière, la plus récente. Je n’exagère rien. Il y a même, parmi les Juifs, des intellectuels sérieux pour espérer sinon une fusion, du moins une conciliation entre les trois. Or, si je décris ces phénomènes européens, c’est dans la mesure où, qu’on le veuille ou non, l’Islam se donne une vocation universelle, se déclare la seule religion qui doive amener l’adhésion de tous : nous ne devons garder aucune illusion, aucune partie du monde ne sera indemne. Maintenant que l’Islam a un pouvoir national, militaire, économique, il cherchera à s’étendre sur le plan religieux à tout le monde. Et le Commonwealth britannique ainsi que les Etats-Unis seront visés aussi. En face de cette expansion (la troisième de l’Islam), il ne faut pas réagir par un racisme, ni par une fermeture orthodoxe, ni par des persécutions ou la guerre. Il doit y avoir une réaction d’ordre spirituel et d’ordre psychologique (ne pas se laisser emporter par la mauvaise conscience) et une réaction d’ordre scientifique. Qu’en est-il au juste ? Qu’est-ce qui est exact? les cruautés de la conquête musulmane ou bien la douceur, la bénignité du Coran ? Qu’est-ce qui est exact sur le plan de la doctrine et sur le plan de l’application, de la vie courante dans le monde musulman ? et il faudra faire du travail intellectuellement sérieux, portant sur des points précis. Il est impossible de juger de façon générale le monde islamique, il y a eu cent cultures diverses absorbées par l’Islam. Il est impossible d’étudier d’un trait toutes les croyances, toutes les traditions, toutes les applications. On ne peut faire ce travail que de façon limitée sur des séries de questions, pour « faire le point » du vrai et du faux.

Tel est le contexte dans lequel se situe le livre de Bat Ye’or sur le dhimmi. Et c’est un travail exemplaire dans le grand débat où nous sommes engagés. Je ne vais pas ici ni raconter le livre ni chanter ses mérites, mais seulement souligner son importance. Le dhimmi est donc celui qui vit dans une société musulmane, sans être musulman (juifs, chrétiens, et, éventuellement « animistes »). Cet homme a un statut social, politique, économique, particulier. Et il importe essentiellement de savoir en effet comment ont été traités ces « réfractaires ». Mais il faut tout de suite se rendre compte de la dimension de ce thème : en effet, c’est beaucoup plus que l’étude d’une « condition sociale » parmi d’autres. Le lecteur verra que, par bien des points, le dhimmi est comparable au serf européen du Moyen-Age. Mais la condition du serf était le résultat d’un certain nombre d’évolutions historiques (transformation de l’esclavage, disparition de l’Etat, apparition de la féodalité, etc…). Et par conséquent, lorsque les conditions historiques changent, la situation du serf évolue, jusqu’à disparaître. Il n’en est pas de même pour le dhimmi : ce n’est pas du tout le résultat d’un hasard historique, c’est ce qui doit être, du point de vue religieux et du point de vue de la conception musulmane du monde. C’est à dire c’est l’expression de la conception totale, permanente, fondée théologiquement de la relation entre l’Islam et le Non-Islam. Ce n’est pas un accident historique qui pourrait avoir un intérêt rétrospectif, mais un devoir être. Par conséquent, c’est à la fois un sujet historique (chercher les données intellectuelles et décrire les applications passées) et un sujet actuel, de pleine actualité dans la mesure de l’expansion de l’Islam. Et il faut en effet lire le livre de Bat Ye’or comme un livre d’actualité. Il importe de savoir aussi exactement que possible ce que les musulmans ont fait de ces peuples soumis non-convertis, parce que c’est ce qu’ils feront (et font encore maintenant). Je pense que le lecteur ne sera pas immédiatement convaincu par cette affirmation.

Quand même, n’est-ce pas, les notions, les concepts évoluent. La conception chrétienne de Dieu ou de Jésus-Christ n’est plus pour les chrétiens la même aujourd’hui que celle du Moyen-Age. Et l’on peut multiplier les exemples. Mais précisément ce qui me paraît intéressant, frappant dans l’Islam, une de ses singularités, c’est la fixité des concepts. D’une part, il est évident que les choses évoluent d’autant plus qu’elles ne sont pas idéologiquement fixées. Le régime des Césars à Rome pouvait se transformer beaucoup plus que le régime stalinien, parce qu’il n’y avait aucun cadre doctrinal et idéologique, qui lui donnait une continuité, une rigueur. Là où l’organisation sociale est fondée sur un « système », elle tend à se reproduire beaucoup plus exactement. Or, l’Islam, encore plus que ne le fût le christianisme, est une religion qui prétend donner une forme définitive à l’ordre social, aux relations entre les hommes, et encadrer chaque moment de la vie de chacun. Donc il tend à une fixité que la plupart des autres formes sociales n’avaient pas. Mais bien plus, on sait que la doctrine tout entière de l’Islam (y compris sa pensée religieuse) a pris un aspect juridique. Tous les textes ont été soumis à une interprétation de type juridique, et toutes les applications (même du spirituel) ont eu un aspect juridique. Or, il ne faut pas oublier que le juridique a une orientation très nette : fixer – fixer les relations – arrêter le temps – fixer les significations (arriver à ce qu’un mot ait un sens et un seul) – fixer les interprétations. Tout ce qui est juridique évolue le plus lentement possible et n’obéit à aucun bouleversement. Bien entendu, il peut y avoir évolution (dans la pratique, la jurisprudence, etc.) mais lorsqu’il y a un texte qui est considéré comme texte « fondateur » en quelque sorte, il suffit que l’on veuille s’y rapporter de nouveau, et ce que l’on avait créé comme nouveauté s’effondre. Et telle était bien la situation de l’Islam. Le juridisme introduit partout produisait une fixité (non pas absolue, ce qui est impossible, mais maximale) ce qui fait que l’étude historique est essentielle. Lorsqu’on se rapporte à un mot, à une institution islamique du passé, il faut savoir, tant que le texte fondamental (ici le Coran) n’est pas changé, quelles que soient les transformations apparentes, les évolutions, il peut toujours y avoir retour sur les principes et les données d’origine, et cela d’autant plus que l’Islam a réussi (ce qui a toujours été tellement rare) l’intégration entre le religieux, le politique, le moral, le social, le juridique, et l’intellectuel : constituant un ensemble rigoureux où chaque élément est une partie du tout.

Mais apparaît tout de suite un débat au sujet de ce « Dhimmi. Ce mot veut en effet dire « Protégé ». Et c’est un des arguments des défenseurs modernes de l Islam : le dhimmi n’a jamais été ni persécuté ni maltraité (sauf accident), bien au contraire : il est un protégé. Quel meilleur exemple du libéralisme de l’Islam. Voici des hommes qui ne partagent aucune croyance musulmane, et au lieu de les exclure, on les protège. J’ai lu de nombreux textes montrant qu’aucune autre société ni religion n’a été aussi tolérante, n’au aussi bien protégé les minorités. Bien entendu, on en profite pour mettre en cause le christianisme médiéval (que je ne défendrai pas), en soulignant que jamais l’Islam n’a connu l’Inquisition ou la « chasse aux sorcières ». Acceptons ce point de vue, et bornons-nous à réfléchir à ce mot lui-même : le « protégé ». Et il faut bien se demander « protégé contre qui ? » Dans la mesure où cet « étranger » est en terre d’Islam, cela ne peut évidemment être que contre les musulmans eux-mêmes. Le terme de protégé implique en soi une hostilité latente, c’est ce qu’il importe de bien comprendre. On avait une institution comparable dans la Rome primitive, avec le « cliens » - : l’étranger est toujours un ennemi. Il doit être traité comme ennemi, (même s’il n’y a pas de situation de guerre). Mais si cet étranger obtient la faveur d’un chef de grande famille, il devient son protégé (cliens) et il peut résider à Rome : il sera « protégé » contre les agressions que n’importe quel citoyen romain pouvait faire, par son « patron ». Cela veut dire en réalité que le protégé n’a aucun droit véritable. Le lecteur de ce livre verra que la condition du dhimmi est définie par un traité passé entre lui (ou son groupe) et tel groupe musulman (la dhimma). Ce traité présente un aspect juridique, mais c’est ce que nous appellerions un contrat inégal : en effet, la dhimma est une « charte octroyée » (voir C. Chehata sur le Droit Musulman), ce qui implique deux conséquences. La première, c’est que celui qui octroie la charte peut aussi bien la révoquer. En réalité, ce n’est pas un contrat « consensuel » formé par la volonté de deux parties. Et, en fait, c’est un arbitraire. Le concédant décide seul de ce qu’il octroie (d’où une grande variété possible de conditions). La seconde, c’est que nous sommes dans une situation qui est l’inverse de ce que l’on a essayé de construire avec la théorie des droits de l’homme et selon laquelle, du fait que l’on est un homme, on a, obligatoirement, un certain nombre de droits, donc ceux qui ne les respectent pas sont eux, dans une situation de mal. Au contraire, avec l’idée de charte octroyée, on n’a pas de droits que pour autant qu’ils sont reconnus dans cette charte et pour autant qu’elle dure. Par soi-même, et en tant qu’ « existant », on n’a aucun droit à faire valoir. Et c’était bien la condition du dhimmi. Or, j’indiquais plus haut pourquoi, ceci ne varie pas dans le cours de l’histoire : c’est non pas un aléa social, mais un concept enraciné.

Aujourd’hui pour l’Islam conquérant tous ceux qui ne se reconnaissent pas musulmans, n’ont pas de droits humains reconnus en tant que tels. Ils retrouveraient dans une société islamique la même condition de dhimmi. D’où le caractère parfaitement illusoire et fantaisiste d’une solution du drame du Proche-Orient par la création d’une fédération englobant Israël dans un ensemble de peuples et d’Etats musulmans, ou encore celle d’un Etat « Judéo-Islamique ». Ceci est impensable du point de vue musulman. Ainsi suivant que l’on prend le mot « protégé » dans le sens moral ou dans le sens juridique, on peut en avoir deux interprétations exactement contradictoires. Et ceci est tout à fait caractéristique des débats auxquels on assiste au sujet de l’Islam. Malheureusement, il faut prendre le mot dans sons sens juridique. Je sais bien que l’on objectera : mais le dhimmi avait des « droits ». Certes. Mais des droits octroyés. Tout le point est là. Si nous prenons par exemple le Traité de Versailles de 1918, l’Allemagne a reçu un certain nombre de « droits » octroyés par son vainqueur. Et ce fut qualifié de Diktat. Ceci montre à quel point l’étude de cet ordre de problème est délicate. Car les appréciations peuvent entièrement varier selon que l’on a un à priori favorable ou défavorable à l’Islam, et en même temps une étude vraiment scientifique, « objective » (mais personnellement je ne crois pas à l’objectivité en Sciences humaines, au mieux le chercheur peut être honnête et faire la critique de ses présupposés) devient extrêmement difficile. Et cependant disions-nous, justement parce que les passions sont extrêmes, une étude de ce type est dorénavant indispensable pour toutes les questions qui concernent l’Islam.

Alors la question se pose pour ce livre : est-ce que nous sommes en présence d’un livre scientifique ? J’avais fait un compte-rendu de ce livre, paru d’abord en français * (édition beaucoup moins complète et riche, surtout pour les annexes, qui sont essentielles) dans un grand journal. Et j’ai reçu une lettre très violente d’un collègue, spécialiste des questions musulmanes [Professeur Claude Cahen], me disant que ceci était un livre de pure polémique, qui n’avait aucun caractère sérieux. Mais ses critiques manifestaient qu’il n’avait pas lu ce livre, et ses arguments (à partir de mon texte) étaient intéressants pour révéler « a contrario » le caractère scientifique de cette étude. Tout d’abord il employait « l’argument d’autorité », il me renvoyait à des études sur le problème, qu’il estimait indiscutables et scientifiques (celles de S.D. Goitein, Bernard Lewis, et Norman Stillman), en général favorables à l’attitude musulmane. J’ai soumis l’objection à Bat Ye’or, qui m’a répondu qu’elle connaissait personnellement les trois auteurs et avait tenu compte de leurs travaux. Le contraire m’eût étonné, étant donné l’ampleur des recherches de l’auteur ! Elle maintint qu’une lecture attentive de leurs écrits ne permettait pas une interprétation aussi restrictive.

Mais a partir de ces livres, quels étaient les arguments de fond pour critiquer l’analyse de Bat Ye’or ? Tout d’abord, que l’on ne peut généraliser la condition du dhimmi, et qu’il y a eu une très grande diversité dans leur situation. Or, précisément, c’est bien ce que montre notre livre, qui est très habilement construit : à partir de données communes, d’un fondement identique, l’auteur donne des documents permettant de se faire une idée précisément sur ces différences, selon qu’on envisage le dhimmi au Maghreb, en Perse, en Arabie, etc… Et l’on constate effectivement une très grande diversité dans les réalités de l’existence du dhimmi, mais cela ne change rien à la réalité profonde identique de sa condition. Le second argument, c’est qu’on a beaucoup exagéré les « persécutions », il parle de « quelques accès de colère populaire »… mais, d’une part, ce n’est pas là-dessus que Bat Ye’or se fonde, d’autre part, c’est ici que paraît l’esprit partisan : « les quelques accès » ont été historiquement très nombreux et les massacres des dhimmis fréquents. Il ne faut pas aujourd’hui rejeter ces témoignages considérables (que l’on a autrefois trop fait valoir) de tueries de juifs ou de chrétiens, dans tous les pays occupés par les Arabes et les Turcs, qui se reproduisaient fréquemment, et au cours desquelles les forces de l’ordre n’intervenaient pas. Le dhimmi avait peut-être des droits aux yeux des autorités, et officiellement, mais quand la haine populaire se déchaînait pour un motif souvent incompréhensible, ils étaient sans défense et sans protection. C’était l’équivalent des pogroms. Sur ce point, c’est mon correspondant qui n’est pas scientifique. Il atteste en troisième lieu que les dhimmis avaient des « droits » personnels et confessionnels. Mais, n’étant pas juriste, il ne voit pas la différence entre droits personnels et droits octroyés. Nous en avons parlé plus haut, et l’argument ne porte pas puisque précisément Bat Ye’or étude de façon tout à fait satisfaisante ces droits en question.

Il souligne en outre que les juifs ont atteint, en pays musulmans, leur plus haut niveau de culture, et qu’ils considéraient les Etats dont ils dépendaient comme leur Etat. Sur le premier point, je dirai qu’il y a eu une énorme diversité. Il est bien exact que dans certains pays arabes et à certaines époques, les juifs – et les chrétiens – ont obtenu un haut niveau de culture et de bien –être. Mais notre livre ne le nie pas. Et ce n’est pas un fait extraordinaire : à Rome, à partir du 1er siècle, après Jésus-Christ, il arrivait que des esclaves (restant toujours esclaves) avaient une situation très remarquable, ils exerçaient presque toutes les professions intellectuelles (professeurs, médecins, ingénieurs, etc.), ils dirigeaient des entreprises et pouvaient même être à leur tour propriétaires d’esclaves. Il n’empêche qu’ils étaient esclaves. Et c’est un peu la question des dhimmis, qui en effet avaient un rôle économique important (comme c’est très bien montré dans ce livre) et pouvaient être « heureux » : il n’empêche qu’ils étaient des inférieurs dont le statut, très variable, les faisait étroitement dépendants et… sans « droits ». Quant à dire qu’ils considéraient l’Etat dont ils dépendaient comme leur Etat, ceci n’a jamais été vrai des chrétiens. Quant aux juifs, ils avaient été dispersés depuis si longtemps dans le monde, qu’ils n’avaient pas d’autre possibilité. Mais on sait qu’il n’y eut de véritable courant « assimilationniste » que dans les démocraties occidentales. Enfin ce critique déclare qu’il y a eu « dégradation pendant les temps contemporains de la condition des juifs en pays islamique ». Et il ne faut pas juger de la condition du dhimmi d’après ce qui s’est passé aux 19e – 20e siècles. Je suis alors obligé de me demander si l’auteur de ces critiques n’obéit pas, comme beaucoup d’historiens, à un embellissement du passé. Il suffit de constater la remarquable concordance entre les sources historiques se rapportant à des faits et les données de base d’origine pour penser que l’évolution n’a pas dû être si complète.

Si je me suis étendu un peu longuement sur ces critiques, c’est qu’elles m’ont paru importantes pour cerner le caractère « scientifique » de ce livre. Quant à moi, je considère, en effet, cette étude comme très honnête, peu polémique et aussi objective qu’il est possible (compte tenu que j’appartiens à l’Ecole d’historiens pour qui l’objectivité pure, au sens absolu du mot, ne peut pas exister). Nous avons là une très grande richesse de sources assemblées, une utilisation correcte des documents, un souci de placer chaque situation dans son contexte historique. Par conséquent, un certain nombre des exigences scientifiques pour un ouvrage de cet ordre. Et c’est pourquoi je considère cette étude comme tout à fait exemplaire et significative. Mais aussi, intervenant dans le « contexte sensible » que je rappelais plus haut, c’est un livre qui apporte un avertissement décisif. Le monde islamique n’a pas évolué dans sa façon de considérer le non musulman, et nous sommes avertis par-là de la façon dont seraient traités ceux qui y seraient absorbés. C’est une lumière pour notre temps.

Bordeaux, mai 1983

* Le Monde, 18 novembre 1980
Jacques Ellul, juriste, historien, théologien et sociologiste, est décédé en 1994. De son vivant, il a publié plus de 600 articles et 48 livres, traduits dans une douzaine de langues, plus de la moitié en anglais. De 1953 à 1970 il fut un membre du Conseil National de l’Eglise Protestante Reformée de France. Professeur d’Histoire et de Sociologie des Institutions à l’Université de Bordeaux, son œuvre inclut des études sur les institutions médiévales d’Europe, l’effet de la technologie moderne sur la société contemporaine, ainsi que la théologie morale. Il fut reconnu par des circles académiques américains, comme l’un des plus importants penseurs contemporains.
De Jacques Ellul, j'avais bien aimé, à l'époque, l'Exégèse des nouveaux lieux communs.
Préface ou article du Monde ou les deux ? C'est curieux, j'ai la version française du livre (Juifs et chrétiens sous l'Islam, 2005), cette préface n'y figure pas.
Moi, mon livre date de 91 et la préface est beaucoup plus longue et encore bien plus intéressante, car entre temps l'islam avait considèrablementprogressé en occident confirmant l'analyse de 83.
De Jacques Ellul, dont j'avais moi aussi apprécié l'Exégèse des nouveaux lieux communs, cette petite citation touchant un autre domaine qui n'en est pas moins actuel ô combien !

"Etant donné que l'intérêt général, c'est la culture pour tous, toute culture personnelle est un abominable privilège, une inégalité scandaleuse aristocratique, un intérêt particulier. Ouvrez les facultés aux inaptes et aux imbéciles, ils ont droit aux titres universitaires comme les autres. Abaissez les examens et les enseignements jusqu'au niveau du dernier, supprimez tout ce qui risque de différencier l'homme, diffusez la culture par la télévision et Paris-Match, il faut que chacun ait cette culture-, et pas une autre, sans quoi il pourrait encore y avoir une différenciation. Tout le monde à l'école de la bêtification, qui sera en même temps celle de béatification sociale. Ceux qui prétendraient que la culture est autre chose que ce qui est diffusé là, et que ce que la masse peut en tirer, représentent des intérêts particuliers et ne doivent pas par leur scandaleux égoïsme entraver la marche triomphante du progrès."
Chère Cassandre,
Justement, les connaissances ont énormément progressé en trente ans car l'édition des manuscrits des nombreuses collections (notamment françaises) a permis de mieux connaître et comprendre la circulation des textes et des savoirs. Le travail a accomplir reste collossal, malgré les travaux de Danielle Jacquart, d'Irène Rosier-Catach, de Ruedi Imbach, du Père Bataillon et de nombreux chartistes (pour la seule France) qui ont considérablement éclairé ces questions. En rester à Renan qui ne disposait que de très peu de textes, c'est comme parler de physique en s'arrêtant à Newton... c'est un peu réducteur.
Je ne peux m'empêcher d'être un peu agacé de ne recueillir comme objections que des "vous n'avez pas lu livre", jamais autre chose, ou, comme JLG, une critique de la première page d'un long compte-rendu, qui ignore tout à fait un ouvrage collectif dont j'ai lu de longs passages et qui est très sérieux.
Je tiens à préciser que j'avais aborder le livre de SG avant la polémique et que j'étais plutôt curieux d'en découvrir le contenu, étant donné la promesse de la quatrième de couverture. Quel ne fut pas ma déception d'y trouver tant et tant d'approximations, de raccourcis, d'erreurs... Ce livre me rappelle celui de Faye sur Heidegger. L'accueil unanime de journalistes incompétents sur la question fut le même dans les deux cas. Dans un cas, on prit un malin plaisir à attaquer Heidegger pour se sentir anti-nazi à peu de frais, dans l'autre à clouer SG au pilori d'une manière que j'ai trouvé indigne pour se sentir, là encore, anti-fasciste (ou l'équivalent) à peu de frais.
La première partie de ces affaires est identique, la suite les distingue radicalement : ce qu'elles révèlent c'est l'incompétence crasse et complaisante, auto-satisfaisante et self-righteous, de la presse et d'une bonne partie de l'Université françaises.
Peu d'analyse de fond des livres furent proposées au public souvent ignorant des questions débattues.
Utilisateur anonyme
02 juin 2009, 21:03   Re : Aristote au Mont Saint-Michel
Merci Monsieur (Virgil) de votre réponse qui va je le crois au fond des choses.
Citation
Préface ou article du Monde ou les deux ? C'est curieux, j'ai la version française du livre (Juifs et chrétiens sous l'Islam, 2005), cette préface n'y figure pas.

Je crois, cher Marcel, que mon texte est une traduction de l'anglais en francais de la préface [version light] de la première édition américaine parue en 1985.

J'ai d'ailleurs sur mon disque dur plusieurs versions de ce texte mais j'ai préféré mettre en ligne le plus court.
Citation
Peu d'analyse de fond des livres furent proposées au public souvent ignorant des questions débattues.

Donc vous estimez, cher Virgil, que Remy Brague déconne ?
J'estime que Rémy Brague n'est pas toujours impartial. Il reconnaît que le livre est médiocre, mais il en aime en partie la thèse.
Il ne faut pas méconnaître une grande rivalité entre Brague et Libéra qui travaillent sur une matière en partie commune et ont un positionnement assez opposé : quoique tous deux catholiques, Brague est plutôt conservateur, Libéra plutôt progressiste. Une partie du débat autour de ce livre touche assez peu le livre lui-même mais continue le long débat, la longue querelle post-concilaire. Brague trouve que les catholiques à la Golias sont insupportables (il n'a pas tort) et Libéra (même s'il n'en parle pas) est plutôt favorable aux dialogues inter-religieux.
Il y a dans leur opposition par SG interposé (puisque son livre s'ouvre par une attaque assez en dessous de la ceinture de A. de Libéra, car il cite de lui un livre vieux de quinze ans et décontextualise la citation et caricature un peu (pas complètement cependant) sa position) une querelle au fond interne à l'Eglise.
Sont superposés dans cette affaire : une question scientifique (le livre est très mauvais, peu sérieux, trop peu informé, simplificateur...), médiatique (les journalistes incompétents l'ont trouvé excellent sans se rendre capables de le juger, puisqu'ils n'ont pas vérifié ce qui était affirmé et qu'ils n'y connaissaient rien par ailleurs), universitaire et politique (l'affaire touche ici proprement SG qui fut attaqué sans doute pour autre chose que son livre, celui-ci faisant office d'excuse) et enfin une question écclésiale (quelle est la dette de l'Eglise à l'égard de penseurs non chrétiens et post-christiques non-chrétiens - et quelle doit être la nature des rapports de l'Eglise à ce qui n'est pas elle).
En mélangeant tout cela, comme ce fut le cas ici, on s'assure de n'y rien comprendre. Ce qui m'a agacé c'est qu'on se permette de me traiter d'idéologue quand je me contentai de relever des fautes grossières (à la suite de quelques spécialistes). Certaines des faiblesses du livre sont visibles à la seule lecture de la bibliographie : dans un livre sur la Révolution Française, on s'étonnerait de ne pas trouver les livres François Furet au moins évoqués....
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