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Les précurseurs des Amis du Désastre

Envoyé par Gérard Rogemi 
En rangeant quelques dossiers anciens je tombe hier soir sur un cours polycopié de l'IEP de Toulouse rédigé en 1965 par un professeur mort depuis longtemps Mr. Louis Jugnet.

Par curiosité je feuillete ce document et je découvre au détour d'un chapitre ceci:

"[...]FENELON
Impossible de concevoir un homme plus opposé à Bossuet, au phy­sique comme au moral. Tempérament ondoyant, fuyant, répondant aux rudesses de Bossuet par des coups de poignard cachés sous les souri­res, fertile en intrigues, tout en jouant au pur homme de prière... J. Guitton, lors d'une récente soutenance de thèse en Sorbonne, parlait de « boudhisme » à propos des idées de Fénelon sur la contemplation. On conçoit que l'Eglise ne s'en soit pas enchantée...

Politiquement, même contraste : sans doute Fénelon admet-il la monarchie, mais il la veut aristocratique, donnant l'essentiel du pouvoir aux grands, avec, en même temps quelque chose de parlementaire au sens moderne. C'est une sorte de féodal utopiste, espèce assez répandue à l'époque, et dont nous reparlerons. Il y a du Platon et du Morus chez lui, mais avec quelque chose d'arrogant, qui sent la Fronde. R. Mousnier le traite « d'aristocrate rétrograde »

Sans doute trouve-t-on chez Fénelon des thèmes chrétiens sur la paix et la justice sociale, mais ils ont, chez lui, comme chez beaucoup d'autres par la suite, étonnamment fermenté... Notons en particulier, la néfaste habitude de donner tort à son pays, de démunir celui-ci devant l'en­nemi, et de méconnaître les conditions concrètes du politique. Alors même que les fortifications de Vauban ont prouvé leur efficacité en de très graves circonstances, Fénelon propose la destruction des places fortes, parce qu'elles coûtent cher... Il veut que nous mettions aux mains de la Suisse, Valenciennes, Douai, Cambrai, Namur, Charleroi, Luxembourg, « afin qu'ils puissent ouvrir à nos ennemis cette porte de la France si nous manquions de parole » (v. Mousnier). Il ne voit rien de la menace germanique, de l'essor menaçant de l'Angleterre et de la Hollande, et il nous somme de restituer Besançon, Lille et Strasbourg, qui sont « d'injustes conquêtes ». Et Mousnier d'ajouter « Fénelon semble avoir écrit avec les pamphlets de l'ennemi » (Ici encore, on peut voir en lui un précurseur de certains « intellectuels ». Humanitaire scrupu­liste en ce qui concerne son pays, il est également défaitiste de prin­cipe. Il n'envisage jamais que de capituler. Il dit qu'il faut en finir à quelque prix que ce soit, et il voit la France du XVIIe siècle, (en pleine apogée pourtant malgré ses tribulations) comme « une vieille machine délabrée, qui va encore de l'ancien mouvement qu'on lui a donné, et qui achèvera de se briser au premier choc (sic) » On comprend que Mousnier puisse dire que si ce grand écrivain fut un piètre politique si, et que Louis XIV, ayant sous les yeux les effets désastreux de cette agitation ait pu nommer Fénelon « le bel esprit le plus chimérique du Royaume ».

[...]Ne pas oublier l'Abbé de SAINT-PIERRE (1658 1743) dont le succès fut considérable. Libéral, aimant constitution, règlements etc. A retenir : l'idée d'une académie politique (qui correspond à la fois a notre académie des Sciences morales et politiques avec des traits du ... Conseil d'Etat !) Le principe de l'élection des fonctionnaires. La Polysynodie (pluralité des Conseils) et plus encore le « Project de paix perpétuelle », commencé en 1713 lors du Congrès d'Utrecht terminé en 1718, publié (résumé) en 1729. Discuté par les encyclopédistes, par Voltaire, par Rousseau, et raillé par Frédéric II (« La chose est tout à fait possi­ble, il ne lui manque que le consentement de l'Europe et quelques baga­telles de cet ordre »). Base : une « Société permanente » comprenant vingt-quatre puissances signataires d'un « statu quo » (comme tous les utopistes, l'abbé est précis : il indique jusqu'à l'âge et au traitement des délégués !) Droit identique pour des puissances très inégales (ex. : les états italiens). Rien ne devra être modifié pour que la paix soit sauve­gardée. Budget commun d'assistance, renonciation à tout usage de la force militaire, etc., avec arbitrage, et sanctions exercées par une armée internationale dans laquelle il finit par englober les Turcs, les Tar­tares, etc.
[...]
Encore une fois, merci, cher Rogemi pour ces textes. Ne pourrai-t-on pas ajouter Rousseau ?
Ajouter Rousseau?

Mais avec plaisir, chère Cassandre, mais le chapitre étant un peu plus long je vais être obligé, avant de le mettre en ligne, d'élaguer un peu et cela va prendre une journée.
Chère Cassandre,
Ci-après le chapitre Rousseau tiré du cours de Louis Jugnet. A part quelques modifications légéres je n'ai rien changé au texte. Je précise que l'auteur était professeur de philosophie en khâgne à Toulouse et appartenait à un courant catholique se réclamant d'un thomisme scolastique romain.

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ROUSSEAU

Nous avons ici affaire à une doctrine dont l'influence fut énorme et reste encore considérable. C'est elle qui, avec le Marxisme, rend compte de la situation politique actuelle. Pour voir un peu clair dans une œuvre considérable et souvent énigmatique, distinguons d'abord la doctrine des « Discours » et celle du « Contrat ».

I. LES « DISCOURS »
1° « Discours sur les sciences et les arts ». En réponse à la question posée par l'académie de Dijon, Rousseau reprend le thème cynique (opposition totale à Voltaire sur ce point) : Il est contre la diffusion des « Lumières ». Les vices sont la rançon de l'homme qui veut « sortir de l'heureuse ignorance où la Sagesse éternelle nous avait placés ».

2° « Discours sur l'inégalité ». Rousseau avoue lui-même, dans les « Confessions », qu'il s'agit d'une exagération polémique. Pourtant, il s’y livre authentiquement. But : Distinguer « l'originaire de l'artificiel » (comparer in « Confessions » : « l'homme de l'homme d'avec l'homme naturel »). L'homme primitif était bon naturellement (ou plutôt innocent, en deça de notre distinction actuelle du bien et du mal). Buvant aux sources, se nourrissant de plantes, satisfaisant ses besoins spontanés sans les fausser, il était préservé des infirmités, des maladies, et des vices. Il était heureux...

On se demande souvent si Rousseau a cru réellement à l'existence de l'état de nature. Seulement, on pose mal la question, et, du coup, on la résout encore plus mal. Certains disent que, pour Rousseau, c'est une idée en l'air, puisqu'il n'en apporte pas de preuve historique concrète. D'autres croient le réfuter suffisamment en montrant que, si loin qu'on remonte, l'homme a toujours vécu en société. En réalité, Rousseau :

a) croit vraiment à l'état de nature pour nos origines, mais

b) ne prétend pas l'établir sur le plan historique.

Il s'agit, pour lui, d'une théorie ou d'un principe, analogue à ceux de la Physique de Newton, et qu'on pose rationnellement pour rendre intelligible le donné empirique. En somme, il pense, que, dans son hypothèse, on ne peut rendre compte des contradictions de la société humaine, ce qui pour lui, suffit à justifier ses vues.

La perte de cette innocence originelle (sorte de caricature, ou d'ersatz, de la conception chrétienne de la Chute) donne naissance à l'état sauvage, qui n'est plus l'état de nature, et qui n'est pas encore l'état social proprement dit (troupeau de chasse, crainte, vengeance, etc.). Invention du feu, naissance de la propriété et de l'inégalité (mal suprême aux yeux de Rousseau). Au fond, ce « Discours » est un pamphlet individualiste, voire même libertaire, anarchiste.

Rousseau mitige un peu ces vues dans sa « Réponse au Roi Stanislas » et dans la « Préface de Narcisse ». On doit respecter l'état de culture acquise, et la civilisation, car, en les détruisant, on deviendrait ignares, sans pour autant récupérer l'innocence originelle, ce qui fait qu'on perdrait sur les deux tableaux.

II. LE « CONTRAT SOCIAL »

Le problème posé est celui-ci : puisque l'état social, tout en étant au fond antinaturel, est devenu inévitable, comment rationaliser en quelque sorte la Société ? (comparer avec l' « Emile » : substituer une bonne éducation à la mauvaise).

Le texte du « Contrat » provient de laborieux remaniements, et d'une présentation de type rationaliste et déductif, quasi-spinoziste par endroit. La clarté n'en est pas pour cela parfaite (cf. Rousseau : « Ceux qui se vantent d'entendre le Contrat tout entier sont plus habiles que moi »[1]. Il est dominé par le thème ou l'idée, de la Volonté générale, qui provient en partie de vues empruntées à Diderot (sans parler de sources plus anciennes, d'Althusius à Jurieu sur les juristes et sur Bossuet). Elle est toujours droite, et ne se trompe jamais quoiqu'on puisse la tromper (échappatoire commode pour éluder les faits gênants). Elle s'oppose aux « volontés particulières », et par là Rousseau ne veut pas tellement désigner les désirs des individus que l'intervention des « corps naturels » ou « intermédiaires », de l'Ancien Régime (provinces, corporations, Eglises, etc.). Les citoyens donnent le pouvoir à la collectivité. Celle-ci, en bloc, se choisit un gouvernement. Le livre I critique Hobbes et Grotius, essentiellement à propos de l'esclavage, et là, on peut dire que Rousseau frappe souvent juste. Mais c'est aux livres II et suivants que sa philosophie politique propre s'étale vraiment, dirons-nous, en tout ce qu'elle a de mystifiant...

Le souverain et les sujets sont le même corps de citoyens, considéré sous deux aspects : comme législateur (en tant qu'ensemble) et comme sujet (chacun isolément). Pas de parlementarisme, régime corrompu et corrupteur (on pourrait tirer de Rousseau un florilège de textes antiparlementaires...) mais consultation populaire directe (référendum), d'où hostilité aux trop grands Etats, ou Rousseau croit la chose irréalisable.

Rousseau déteste la Monarchie, et, en le lisant, on a l'impression d'une gageure, car il utilise contre elle des arguments qui sont comme le négatif de ceux qu’emploient, pour la justifier, les auteurs monarchistes. La Monarchie est un régime instable, et manquant de continuité, au contraire des régimes républicains (? !) Que pour Rousseau, la « multitude », comme disent les auteurs classiques, soit source de la souveraineté, c'est bien certain. Mais est-elle aussi le critère de la distinction du bien et du mal ? Certains auteurs - en général favorables à Rousseau - disent que non, qu'il met au-dessus du consentement populaire des valeurs immuables et absolues. D'autres, tel Maritain, dans « Trois Réformateurs » (Pion, éditeur, Ouvrage que nous ne saurions assez recommander), pensent le contraire.

Comme nous l'avons dit précédemment, Rousseau rejette la séparation des pouvoirs. La souveraineté est unitaire.
- En matière de religion, il faudra enlever à l'individu tout ce qui pourrait le dresser contre l’Etat (comparer avec Platon, leçon II). Rousseau est fortement hostile au catholicisme, non seulement pour des raisons philosophiques mais pour ce motif politique : le catholique n'est jamais un citoyen « à cent pour cent ». Il n'est pas non plus protestant, malgré ses sympathies pour les implications révolutionnaires de la Réforme. Il tolère un vague christianisme « moraliste », rhétorique, humanitaire, sans dogmes précis, mais, pour son compte, il est déiste : Il faut croire en Dieu, en son action sur le monde, à la vie future, à la sainteté de la loi civile. Mais Rousseau tient tellement à ce Credo minimum (et ici, comme sur beaucoup d'autres points essentiels, Robespierre sera son très fidèle interprète), que l'athée sera, s'il persévère, emprisonné, voire totalement éliminé (Contrat, I.IV, ch. VIII).

Discussion :
La pensée de Rousseau, nous paraît, disons-le, sophistique et extrêmement nocive.
1° Si l'on met l'accent sur le consentement libre de l'individu, on dira que chacun doit pouvoir, en bonne logique, rompre le pacte social à tout instant. On arrive alors à une interprétation anarchiste, qui rejoint la (doctrine des « Discours », avec tous les inconvénients que comportent l'individualisme libéral et l'anarchisme pur. C'est une conception essentiellement négative, et destructrice des valeurs sociales.
2° Si l'on met l'accent sur la volonté générale prise en bloc, sorte d'abstraction réalisée, on arrive a des conclusions étonnantes, et, selon nous, inacceptables encore :

A. La volonté générale devrait, en principe, être celle de l'unanimité du corps social. Mais ceci est irréalisable en fait, et Rousseau le sait fort bien. Dès lors, c'est la majorité numérique qui sera censée représenter la volonté générale. On rencontre alors deux difficultés :
a) qu'est-ce qui nous garantit (à part une « foi » démocratique qui soulève les montagnes...) qu'elle incarne plus réellement le bon sens et le jugement droit que la minorité - surtout quand on ne professe pas un radical optimisme sur la lucidité et la bonté de l'homme.
b) que devra faire la minorité ? Rousseau n'hésite pas : non seulement elle devra s'incliner devant le verdict de la majorité, au for externe, mais elle devra, au for interne, se ranger à cet avis, l'accepter comme fictivement et absolument bon. Elle devra, pourrions-nous dire, faire son autocritique, et, si l'on vote à nouveau, voter comme la majorité l'a indiqué. Et si quelqu'un regimbe ? alors, c'est Rousseau qui nous le dit, le récalcitrant sera « forcé d'être libre »...

RÉSULTAT : On aura un totalitarisme politique.

Rousseau engendre logiquement Saint-Just et Robespierre, lorsque celui-ci déclare : « le gouvernement de la République, c'est le despotisme de la liberté (sic) contre celui de la tvrannie ». On peut donc dire que Rousseau est une des sources indiscutables des pouvoirs totalitaires modernes, de Napoléon aux dictateurs de nos jours. Et, en particulier, par l'intermédiaire de Fichte son idée du « peuple » et de... celui qui l'incarne a contribué à la naissance et au développement du pangermanisme (Constatation fort utile à faire, mais qui gênera sans doute certains admirateurs inconditionnels des « grands ancêtres » et des « immortels principes »...).

B. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Les théoriciens et les hommes politiques de la Démocratie craignent vivement que même la majorité des suffrages ne leur soit pas toujours acquise. Et, de fait, ils ont bien raison (que l'on songe à la proportion - arithmétiquement ridicule - de Français qui étaient réellement partisans de la Convention et qui votèrent en ce sens ! ...) Aussi les sectateurs de Rousseau, sur le plan juridique, en arrivent-ils à des aveux dépouillés d'artifice.

Un des grands républicains du siècle dernier, Arthur Ranc, tourné vers la droite de l'assemblée s'écriait assez ingénuement :« Si vous êtes une infime minorité, nous vous mépriserons [2]; si vous êtes une forte minorité, nous vous invaliderons ; si vous êtes la majorité, nous prendrons le fusil et nous descendrons dans la rue [3] » Plus doctoral, un éminent juriste de la célèbre « Ligue des Droits de l'Homme » écrit : « La volonté de la majorité n'est pas une catégorie absolue... dans un grand nombre de cas, les « délibérations du peuple » n'ont pas de valeur pour la conscience juridique de la Démocratie... Le fait majoritaire n'est pas un facteur décisif pour l'éthique démocratique. A l'inverse, le défaut de majorité arithmétique n'enlève pas son caractère démocratique à la France de la Convention... La Convention nationale représente-t-elle la majorité des électeurs français en 1792 ? Non, bien sûr... les Citoyens « pensants et agissants » n’étaient qu'une infime minorité. Lorsqu'un pays vote librement (le mot est souligné par l'auteur de l'article) contre la liberté, ce choix, sur le plan moral et institutionnel, est illégal. (Mirkine - Guetzévitch, « Revue philosophique », juillet, septembre 1952, pp. 448-449). Tout commentaire nous parait superflu...

Concluons donc : c'est pour s'être politiquement inspirée de Rousseau que la France oscille depuis la révolution, entre l'anarchie et le despotisme césarien.

Sur le plan religieux, l'idéologie de Rousseau et son héritier le Jacobinisme, sont aussi profondément opposés au christianisme que le matérialisme marxiste [4] Contre la cécité de certains chrétiens qui ne se contentent pas de défendre la démocratie (ce qui sur le plan institutionnel est leur droit) mais qui nous ressassent malgré toutes les encycliques, « 1'origine évangélique de la Révolution française » il faudrait faire un tableau synoptique détaillant la signification chrétienne des mots « liberté, égalité, fraternité », et le sens qu ils ont pour la pensée révolutionnaire du XVIIIe et XIXe siècles, on s'apercevrait très vite du contraste. La chose est d'ailleurs soulignée avec une parfaite lucidité par des incroyants comme Albert Camus. (On lira surtout le texte intitulé « Les Régicides » dans « L’homme révolté », pp. 143-168) et comme André Malraux, qui a plus d'une fois soutenu que, si la Révolution ne peut effectivement se concevoir sans le christianisme, c’est en tant qu'elle en est précisément le contre-pied, et comme le négatif métaphysique.
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[1] Rousseau a, de temps en temps du moins, de ces aveux d'une charmante naïveté. Comme un hobereau lui présente son fils « élevé selon les principes de l'Emile » Jean-Jacques s'écrie : « tant pis pour vous, Monsieur, et tant pis pour votre fils ! » ...

[2] On notera ce mépris de la personne et des idées de l’adversaire, dès qu’il ne représente pas une masse au sens mécanique ...

[3] Effectivement, aucune de nos républiques n’est sortie d’un pacte pacifique, mais toujours de l’émeute et de l’insurrection armée ...

[4] Il serait intéressant de comparer en détail jacobinisme et marxisme : La grande différence entre les deux, c’est que le jacobinisme issu de Rousseau est un rationalisme abstrait, statique, formel, à la différence de la dialectique évolutive et matérialisme du marxisme. Mais - outre l’utilisation méthodique de la violence pour éliminer toute opposition - les ressemblances sont profondes, qu’il s’agisse de l’opposition farouche, irréductible, au catholicisme, dans un cas comme dans l’autre (rejet du sacré, de la transcendance, etc, ...) et même du collectivisme. Car enfin, Rousseau estime que c’est l’Etat qui est juge de ce que nous pouvons posséder, et la Révolution française connut une forte poussée collectiviste (v. Gaxotte « La Révolution française. » ch. XII).
Utilisateur anonyme
04 avril 2008, 07:38   Re : Les précurseurs des Amis du Désastre
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Utilisateur anonyme
04 avril 2008, 11:04   Re : C'est la faute à Rousseau
Il faudrait sans doute nuancer quelque peu les vigoureuses analyses du professeur Jugnet ; Camus le fait justement dans L'Homme révolté, en citant ces phrases extraites de la correspondance de Rousseau, qu' "il faut mettre au début de cette analyse, pour lui donner ses limites" : "A mon avis, le sang d'un seul homme est d'un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain. Rien ici-bas ne mérite d'être acheté au prix du sang humain." J'ajoute que si les textes des Amis du Désastre étaient rédigés dans le style des Confessions ou des Rêveries du promeneur solitaire, je pourrais presque me laisser tenter...
04 avril 2008, 19:09   Rousseau
Je partage la plupart des réserves qui sont exprimées sur Rousseau. Plusieurs de ses thèses ont pu nourrir sans doute la réflexion des Amis du Désastre : la vénération du "contrat social", que personne n'a jamais signé; la société qui pervertit l'homme naturellement bon; la haine des arts et des sciences; etc.
Pourtant, il est une oeuvre de Rousseau (oeuvre de circonstance et semble-t-de commande) qui pourrait réconcilier les ennemis du Désastre que nous sommes avec Rousseau : ce sont les Considérations sur le gouvernement de la Pologne (Rousseau ayant été l'un des premiers à protester contre le premier partage de la Pologne et la disparition de ce pays). Voici un extrait du Livre 3 :


La Pologne est un grand État environné d'États encore plus considérables, qui par leur despotisme et par leur discipline militaire, ont une grande force offensive. Faible au contraire par son anarchie, elle est, malgré la valeur polonaise, en butte à tous leurs outrages. Elle n'a point de places fortes pour arrêter leurs incursions. Sa dépopulation la met presque absolument hors d'état de défense. Aucun ordre économique, peu ou point de troupes, nulle discipline militaire, nul ordre, nulle subordination; toujours divisée au-dedans, toujours menacée au-dehors, elle n'a par elle-même aucune consistance, et dépend du caprice de ses voisins. Je ne vois dans l'état présent des choses qu'un seul moyen de lui donner cette consistance qui lui manque : c'est d'infuser pour ainsi dire dans toute la nation l'âme des confédérés ; c'est d'établir tellement la République dans le cœur des Polonais, qu'elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs. C'est là, ce me semble, l'unique asile où la force ne peut ni l'atteindre ni la détruire. On vient d'en voir une preuve à jamais mémorable. La Pologne était dans les fers du Russe, mais les Polonais sont restés libres. Grand exemple qui vous montre comment vous pouvez braver la puissance et l'ambition de vos voisins. Vous ne sauriez empêcher qu'ils ne vous engloutissent, faites au moins qu'ils ne puissent vous digérer. De quelque façon qu'on s'y prenne, avant qu'on ait donné à la Pologne tout ce qui lui manque pour être en état de résister à ses ennemis, elle en sera cent fois accablée. La vertu de ses Citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs âmes, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, et qu'aucune armée ne saurait forcer. Si vous faites en sorte qu'un Polonais ne puisse jamais devenir un Russe, je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas la Pologne.

Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les mœurs d'un peuple, qui le font être lui et non pas un autre, qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie fondé sur des habitudes impossibles à déraciner, qui le font mourir d'ennui chez les autres peuples au sein des délices dont il est privé dans le sien. Souvenez-vous de ce Spartiate gorgé des voluptés à la Cour du grand Roi, à qui l'on reprochait de regretter la sauce noire. Ah! dit-il au satrape en soupirant; je connais tes plaisirs, mais tu ne connais pas les nôtres.

Il n'y a plus aujourd'hui de Français, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglais même, quoi qu'on en dise; il n'y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce qu'aucun n'a reçu de for-me nationale par une institution particulière. Tous dans les mêmes circonstan-ces feront les mêmes choses; tous se diront désintéressés et seront fripons; tous parieront du bien public et ne penseront qu'à eux-mêmes; tous vanteront la médiocrité et voudront être des Crésus; ils n'ont d'ambition que pour le luxe, ils n'ont de passion que celle de l'or. Sûrs d'avoir avec lui tout ce qui les tente, tous se vendront au premier qui voudra les payer. Que leur importe à quel maître ils obéissent, de quel État ils suivent les lois? pourvu qu'ils trouvent de l'argent à voler et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays.

Donnez une autre pente aux passions des Polonais, vous donnerez à leurs âmes une physionomie nationale qui les distinguera des autres peuples, qui les empêchera de se fondre, de se plaire, de s'allier avec eux, une vigueur qui rem-placera le jeu abusif des vains préceptes, qui leur fera faire par goût et par passion ce qu'on ne fait jamais assez bien quand on ne le fait que par devoir ou par intérêt. C'est sur ces âmes-là qu'une législation bien appropriée aura prise. Ils obéiront aux lois et ne les éluderont pas, parce qu'elles leur conviendront, et qu'elles auront l'assentiment interne de leur volonté. Aimant la patrie, ils la serviront par zèle et de tout leur cœur. Avec ce seul sentiment, la légis-la-tion, fût-elle mauvaise, ferait de bons Citoyens; et il n'y a jamais que de bons Citoyens qui fassent la force et la prospérité de l'État.

J'expliquerai ci-après le régime d'administration qui sans presque toucher au fond de vos lois, me paraît propre à porter le patriotisme et les vertus qui en sont inséparables au plus haut degré d'intensité qu'ils puissent avoir. Mais, soit que vous adoptiez on non ce régime, commencez toujours par donner aux Polonais une grande opinion d'eux-mêmes et de leur patrie : après la façon dont ils viennent de se montrer, cette opinion ne sera pas fausse. Il faut saisir la circonstance de l'événement présent pour monter les âmes au ton des âmes antiques. Il est certain que la Confédération de Bar a sauvé la patrie expirante. Il faut graver cette grande époque en caractères sacrés dans tous les cœurs Polonais. Je voudrais qu'on érigeât un monument en sa mémoire, qu'on y mît les noms de tous les Confédérés, même de ceux qui dans la suite auraient pu trahir la cause commune; une si grande action doit effacer les fautes de toute la vie; qu'on instituât une solennité périodique pour la célébrer tous les dix ans avec une pompe non brillante et frivole, mais simple, fière, et républicaine ; qu'on y fit dignement, mais sans emphase, l'éloge de ces vertueux citoyens qui ont eu l'honneur de souffrir pour la patrie dans les fers de l'ennemi, qu'on accor-dât même à leurs familles quelque privilège honorifique qui rappelât toujours ce beau souvenir aux yeux du public. Je ne voudrais pourtant pas qu'on se permît dans ces solennités aucune invective contre les Russes, ni mê-me qu'on en parlât. Ce serait trop les honorer. Ce silence, le souvenir de leur barbarie, et l'éloge de ceux qui leur ont résisté diront d'eux tout ce qu'il en faut dire : vous devez trop les mépriser pour les haïr.

Je voudrais que par des honneurs, par des récompenses publiques, on donnât de l'éclat à toutes les vertus patriotiques, qu'on occupât sans cesse les Citoyens de la patrie, qu'on en fit leur plus grande affaire, qu'on la tînt inces-sam-ment sous leurs yeux. De cette manière ils auraient moins, je l'avoue, les moyens et le temps de s'enrichir, mais ils en auraient moins aussi le désir et le besoin, leurs cœurs apprendraient à connaître un autre bonheur que celui de la fortune, et voilà l'art d'anoblir les âmes et d'en faire un instrument plus puissant que l'or.
Utilisateur anonyme
05 avril 2008, 11:08   Re : "...avec Rousseau c'est un monde nouveau qui commence"
... écrivait Goethe.

Dire que Rousseau serait un précurseur des amis du désastre est, pour le moins, un raccourci fallacieux. Lui attribuer la conception du contrat social est inexact, le passage de l'état de nature à la société civile par un contrat se trouve déjà chez Hobbes en 1642, soit plus d'un siècle avant la parution du Contrat social (1762) et cette théorie - qui a inspiré toute la philosophie politique du 17 ème et 18ème siècle - se retrouve aujourd'hui encore dans nos constitutions qui sont, en effet, les contrats fondamentaux que se donnent chaque peuple dans un Etat de droit.

Quant à la haine des arts de Rousseau, il s'agissait plutôt d'une haine des spectacles (voir sa lettre sur les spectacles à l'encontre de d'Alembert) pour préserver la naturelle simplicité des moeurs qu'il souhaitait et elle n'a certes pas inspiré l'homo festivus contemporain (qu'est-ce qui m'arrive ? je me réfère à Muray...). Ni sa supposée haine des sciences (dois-je renvoyer à Heidegger et à Jünger ?).

Quant au professeur Jugnet, il se trompe lorsqu'il écrit :

Citation

Concluons donc : c'est pour s'être politiquement inspirée de Rousseau que la France oscille depuis la révolution, entre l'anarchie et le despotisme césarien.

... car il méconnait la réalité de l'influence de Rousseau sur les révolutionnaires. Pour faire court, je vous invite à relire la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, largement inspirée des idées de Locke transmises par Sieyes, de Montesquieu, des idées libérales qui se retrouvent dans les constitutions des Etats américains, traduites en français par le duc de la Rochefoucauld d'Anville, dans la Constitution américaine de 1787.

Rousseau influence certes les constituants de l'époque, notamment pour le droit au bonheur des textes américains, mais sa conception absolue de la décision majoritaire n'est admise nulle part. Son influence est encore moindre au 19ème siècle où s'instaure la démocratie libérale préconisée par Benjamin Constant.

En définitive, ce professeur Jugnet pourrait bien être, lui, avec ses opinions tranchées à la hache et forcément inexactes, un des précurseurs des amis du désastre !
Citation
En définitive, ce professeur Jugnet pourrait bien être, lui, avec ses opinions tranchées à la hache et forcément inexactes, un des précurseurs des amis du désastre

Ah Cher Corto je me frotte les yeux car là vous dépassez totalement les bornes. Vous pouvez qualifier Louis Jugnet de toutes les épithétes que vous voulez mais certainement pas de "précureurs des Amis du Désastre".

Pour que les liseurs de ce forum soient en mesure de mieux situer Louis Jugnet je poste ci-après l'extrait d'un entretien donné par Pierre Manent à la revue La Nef.

"La Nef – Pourriez-vous évoquer en quelques mots votre parcours et votre formation, et nous dire un mot de deux de vos maîtres : Louis Jugnet et Raymond Aron ?

Pierre Manent – Oh, ma formation a suivi un chemin parfaitement balisé : école communale, lycée classique, en l’occurrence le lycée Pierre de Fermat à Toulouse, la rue d’Ulm et l’agrégation de philosophie. En classe préparatoire, j’ai eu pour professeur de philosophie Louis Jugnet, qui était un remarquable enseignant et un homme singulier et attachant. Thomiste, il m’a enseigné beaucoup de bonne philosophie, mais surtout, il m’a fait découvrir l’immense domaine de la religion catholique. Qu’il y eût quelque chose à savoir en matière de religion, c’est ce que je ne savais pas alors, et que la plupart de nos contemporains ignorent. Jugnet bataillait alors contre les effets du concile Vatican II, défendant avec beaucoup de sérieux et de hauteur un catholicisme traditionnel un peu roide, mais qui me donnait plus à admirer et à comprendre que la bouillie pour les chats alors servie dans les cantines post-conciliaires. Curieusement, cet homme qui avait été passionnément maurrassien, et qui gardait au féroce enfant de Martigues une admiration que je ne partage pas, me conseilla d’« aller voir Aron » lorsque je serais à Paris.

Si, en effet, j’allai voir Aron après deux ans à la rue d’Ulm, ce n’est pas seulement pour suivre la suggestion de Jugnet. C’est surtout parce que, au début des années 70, la vie intellectuelle à l’École et plus généralement à Paris était décourageante et même désespérante. Mes condisciples politisés se répartissaient entre maoïstes, polpotistes, staliniens « scientifiques » ou staliniens « humanistes », trotskistes de l’une ou l’autre observance, j’en oublie. Bref, j’avais le sentiment d’être dans une nef des fous qui tirait des bords très loin du monde réel. Or, c’est ce monde que je voulais connaître et comprendre. Aron m’introduisit au monde réel. Il m’apprit, non seulement par ses livres, mais plus encore peut-être par sa conversation et, si j’ose dire, sa manière de se tenir dans le monde, que seule une longue éducation de l’intelligence et du jugement permet de s’orienter avec un peu de sûreté dans la vie politique, que, comme Jugnet me l’avait appris pour la religion, il y a quelque chose à savoir en politique, mais aussi qu’il y a des dispositions ou des vertus à acquérir ou à nourrir, et d’abord la justice et le courage. Aron, ce fut d’abord pour moi le séminaire d’Aron, où je rencontrai d’autres échappés de la nef des fous, qui devinrent et restèrent mes amis. C’est un trait d’Aron que son portrait officiel ignore, mais ses amis étaient amis entre eux, ce qui est une chose rare."
Utilisateur anonyme
05 avril 2008, 13:49   Re : Les précurseurs des Amis du Désastre
Citation

Jugnet bataillait alors contre les effets du concile Vatican II, défendant avec beaucoup de sérieux et de hauteur un catholicisme traditionnel un peu roide, mais qui me donnait plus à admirer et à comprendre que la bouillie pour les chats alors servie dans les cantines post-conciliaires. Curieusement, cet homme qui avait été passionnément maurrassien, et qui gardait au féroce enfant de Martigues une admiration que je ne partage pas, me conseilla d’« aller voir Aron » lorsque je serais à Paris.

C'était assurément un homme d'une haute culture et intelligence, cher Rogémi, mais avec des partis pris qui devaient le rendre moins clairvoyant à l'occasion. Or, n'est-ce pas l'un des reproches principaux que l'on doit faire aux amis du désastre : ce manque de lucidité d'esprits embringués dans des conceptions bien pensante, sans lien avec la réalité du monde ? Quant à Aron le Clairvoyant, j'ai, pour lui et pour son oeuvre, un infini respect.
Vous savez, cher Corto, il n'est pas necéssaire de se référer à Louis Jugnet pour faire une critique approfondie de l'oeuvre de Rousseau.

J'ai dans ma bibliothéque un certain nombre d'ouvrages d'auteurs qui se sont penchés avec minutie sur l'oeuvre de Rousseau et si j'avais le temps je posterais un court florilège des horreurs que cet auteur a pu écrire et vous auriez les cheveux qui se dresseraient sur votre tête...
"Nef des fous" pour désigner l'ENS du temps de Manent, c'est excellent.
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