Citation
Dites, Rogemi, vous le faites exprès, rassurez-moi…
Je regrette mais je ne peux que constater que l'épidemie d'obésité, par exemple, est la conséquence directe de l'éviction des pères.
Aldo Naouri en parle trés bien et Jean Clair aussi.
Je remets en ligne un passage du livre de Jean Clair JOURNAL ATRABILAIRE [pages 77 à 88] qui m'avait profondément impressionné et que j'avais déjà soumis à l'appréciation des liseurs sur l'ancien forum.
Hansel et Gretel
Multiplication des obèses dans les rues, des hommes et des femmes de trente, quarante ans, mais aussi des enfants. Enormes, boudinés, ces gamins ressemblent aux images de la gourmandise chez Bruegel, petits monstres enveloppés de chapelets de saucisses, brandissant des bretzels et des poissons gras.
La gloutonnerie, la gastrimargia de Cassien, la fureur du ventre, est devenue le péché mortel de ces dernières années. Luxuria l'avait précédée, dans les années qui avaient vu la légalisation du commerce pornographique.
À force de voir ces mutants se dandiner dans les rues, on finit par soupçonner qu'on est entré dans un monde nouveau. Moins pourtant le royaume de Gargantua que celui d'un Gulliver abordant le rivage inconnu du peuple des Yahoos.
Donc, on engraisse les enfants. Pour les nourrir. Ou pour les manger ? On les aime, bien sûr, mais de quel amour qui finit par les dévorer ? On protège leur " pureté " comme aucune époque ne l'a fait, mais on les fait participer aux jeux sexuels en famille et, le plus souvent, on l'a vu dans des procès récents, sous la direction de la mère. La pédophilie est poursuivie comme crime absolu - mais le tabou de l'inceste est levé. Les punitions corporelles utilisées depuis toujours pour mater l'animal ou la brute chez l'enfant de l'homme sont désormais proscrites. Mais les sévices sexuels se multiplient. Que comprendre ?
L'histoire est pleine de ces crimes. L'homme dévore l'homme et, si possible, l'adulte l'enfant. Les anciens mythes en font état : l'horrible histoire d'Atrée et de Thyeste... Abuser des enfants, les violer, les torturer, les tuer, les ingérer enfin. Gilles de Rais, Haarmann, " le boucher de Hanovre ", " M. le Maudit ", le Sergent Bertrand, Vacher l'Éventreur, ce sont des théories de monstres qu'ont peints, durant Weimar, Dix et Grosz, et qu'a filmés Fritz Lang.
Mais la sensibilité s'est aujourd'hui fixée sur l'enfant de façon singulière. La mise en examen précipitée de pauvres bougres livrés à Azazel comme les nouveaux boucs émissaires, traînés sous les caméras et soumis à la vindicte populacière, finit par trahir un autre malaise, plus profond que celui que l'on croit dissiper.
Ce souci obsédant de protéger l'enfant et ce qu'on croit l'innocence de son état, alors que cent ans de psychanalyse et de pédagogie, de Freud à Piaget, nous ont appris ce que chacun sait de lui - naturellement méchant et fort averti des choses du sexe -, semble dissimuler chez l'adulte un trouble autrement plus grave. Qu'est-ce qui fait de l'enfant le bien le plus précieux ? Prétendre sans arrêt vouloir le mettre " au cœur du système éducatif ", alors que pèse un soupçon sur tout geste affectueux du maître, et que la mère elle-même sera aisément accusée, au nom de l'OEdipe - de trop aimer son fils ou sa fille -, c'est en fait une ségrégation. Ce n'est plus une é-ducation, c'est une mise à l'écart. Pour cacher obstinément ce dont on ne veut rien savoir ?
Qui se souvient de Gabrielle Russier, coupable d'avoir aimé un de ses élèves ? De quel " corps enseignant " venait-elle, qui se voulait si possessif ? Maman ou putain ?
Il est troublant de penser que la pédophilie a pris, dans la hiérarchie des peines, le rang qu'occupait au xixe siècle le parricide : l'interdit majeur. Jugée à son tour le faîte de l'abomination, elle est le symétrique inversé du meurtre patriarcal, et comme lui autrefois, jugée d'une gravité exceptionnelle. L'affaire Dutroux et le procès d'Outreau occupent dans les actualités la place qu'ont occupée, dans un autre temps, les cas de Pierre Rivière ou de Violette Nozières. Leur crime était pourtant courant : la mort du vieux, au fond des campagnes, n'était pas rare.
Freud, en inventant le complexe d'OEdipe, semble ne faire que recueillir le long héritage de cette histoire morale et pénale du meurtre du père, prétendant en tirer une loi du développement général de la psyché. Or, en 1913, quand il publie Totem et Tabou, cette histoire touche à sa fin ; elle a perdu de sa fascination et de son effroi, et bientôt n'aura plus cours lorsque la qualification même de " parricide " disparaîtra du code pénal, annonçant du même coup le moment où l'autorité du père serait disputée, sa présence auprès de sa progéniture déclarée superflue, et même l'héritage de son nom dénié à sa descendance. Le père, donc, privé de son imago comme privé de son nom... Une ombre désormais, cherchant à se faire oublier : Personne, Niemand, Nemo...
C'est en 1970 que la notion de " puissance paternelle " a été abolie du code civil. C'est en 1972 que la pornographie devient légale. C'est en 1975 que l'avortement est autorisé. La proximité de ces dates ne peut pas ne pas être interrogée. Bien plus que d'une crise des repères, comme disent les psychanalystes, c'est de la mort du père que nous souffrons. Disparition de la Loi. Et c'est un matriarcat, autrement plus puissant que la domination du Père, qui lui a succédé. Bachofen avait vu juste. Retour aux cultes des grandes Déesses mères, retour aux formes monstrueuses des divinités de l'Anatolie, réapparition des déesses des animaux, créatures adipeuses, pli sur pli, tas de graisse affalés sur les bancs des métros ou des aéroports, un marmot à leur côté, dont on soupçonne qu'elles feront, un jour ou l'autre, leur quatre heures.
Car je ne peux m'empêcher de penser que pareil " progrès " des mœurs cache, sous son vernis de modernité, une face plus secrète, indicible, l'innominata, qui serait un retour au niveau archaïque de la pulsion sexuelle. Le stade du Petit Poucet. Et c'est moins la sécurité de l'enfant qu'on affirme que, tout au contraire, le Père ayant dis-paru, le besoin inavoué de tenir en respect l'appétit cannibale qu'il inspire à la mère. Ce souci obsessionnel de le protéger s'accompagne ainsi, chez les gens les plus frustes, de la visée inverse : le protéger, pour mieux l'ingérer. L'enfant, dans sa propre famille, tenu comme une propriété de nature animale, est un être sur lequel on aura tous les droits. Ce n'est plus le meurtre du vieux sous l'édredon qui marque aujourd'hui notre époque, c'est l'inceste en famille, sous la conduite de la mère.
Indice de cette ségrégation : parler des " jeunes " comme d'une classe sociale, permanente, et non d'une classe d'âge, transitoire. C'est les parquer là encore - comme on met à part l'animal qu'on engraisse. " Jeune ", je me méfierais d'une telle sollicitude. Hansel et Gretel, avec des yeux plus gros que le ventre, en croquant dans la forêt la maison de pain d'épices aux fenêtres en sucre candi, composent l'image saisissante de la passion gloutonne que la mère leur inspire, ce corps béni d'où coulent le lait et le miel. Mais dans le conte, cette frénésie cannibale se paie d'un étonnant renversement de la paideia, lorsque c'est la mère qui se transforme, on le sait (le sait-on encore ?), en ogresse qui viendra à son tour croquer les deux marmots.
L'ogresse serait la forme ultime - ou primitive - née de cette longue tradition où la mère, et derrière elle, la grand-mère, la tante, les cousines, soumettent les filles à leur loi, bien plus féroce que l'autorité paternelle. C'est vrai de l'Islam où la mère inculque à l'enfant le principe de sujétion auquel elle a été elle-même soumise, et de génération en génération, transmet la malédiction d'être née fille. C'est vrai de la société occidentale, quand disparaît l'autorité du Père, et que la mère, la méchante mère tout entière et désormais, transmet semblable malédiction, non plus seule-ment à la simple lignée femelle, mais à toute la progéniture mâle et femelle. C'est se venger aussi, inconsciemment, du fait que n'ayant plus d'" homme " auprès d'elle, il lui faille s'ériger non seulement en castratrice mais aussi en homophage.
Et c'est bien le moment de cette inversion du processus culturel et de ce retour violent à la nature qu'on semble aujourd'hui vivre. Ce n'est plus l'enfant que l'on éduque pour guider ses pulsions anales, cannibales, orales, ou tout ce qu'on veut, vers un stade génital acceptable pour la société, c'est la mère, devenue la marâtre, la sorcière, qui, libérée de la présence du père, mais tout autant ne supportant pas son absence, retrouve la possibilité d'assouvir sa passion anthropophage. Les enfants ne sont à ce point attirés, recueillis, enfermés, protégés, nourris, que pour pouvoir demain offrir aux adultes la possession de leur chair grasse et blanche. Entourés de mille soins, de mille conseils et de mille soutiens - n'a-t-on pas entendu récemment, sur une radio, une assis-tante sociale en grève déplorer de n'être employée qu'à mi-temps au collège, ce qui lui interdisait d'être toujours disponible pour donner la pilule à " ses" jeunes, c'est-à-dire les prévenir de devenir mères ? -, ces éternels enfançons, survalorisés au nom de l'enfant unique, surprotégés au nom du principe de précaution, mais toujours sevrés des marques physiques d'une affection - d'amour tout simplement -, on les conditionne à la vie d'assistés, de bétail entretenu qu'ils connaîtront adultes, naviguant d'emplois précaires en CDD, et de petits boulots en RTT.
Les enfants ont toujours été aimés, corps et âme - car où passe la frontière ? -, plus tôt et bien au-delà de ce que notre morale supporte aujourd'hui. Les Lumières étaient intriguées par la remarquable relativité des mœurs selon les temps et selon les pays. Côté garçons, on découvrait que l'Antiquité favorisait les rapports qui liaient l'éraste et l'éroumène et qu'à Rome, sous l'Empire, c'est dès quatorze ans que se prenait la toge virile, interdisant au jeune homme d'habiter plus longtemps sous le toit des parents... Côté filles, quelle Reine d'Angleterre fut mariée à douze ans ? Quel âge avait Béatrice quand Dante la croise à Florence au coin du pont et qu'il n'oubliera plus, pour ne la retrouver qu'au seuil du Ciel de Dieu ? Quel âge avait Iseult ? Quel âge, Laure de Noves ? Comment imaginer que les plus beaux poèmes de Pétrarque, chantant la giovinetta, furent inspirés par une enfant ? Et quel âge encore l'autre Laure, à qui Mirabeau donna une éducation fort particulière, comme à Sophie et ses autres héroïnes ? Seize ans, c'est l'âge de l'adolescente que Shelley épousera. Au regard des poètes du dolce stil nuovo comme au regard des Lumières, nous passerions pour des gérontophiles. Quel âge avait Blanche-Neige quand elle commence d'inspirer, par sa beauté, " plus belle que la reine elle-même ", une jalousie mortelle à sa marâtre ? Sept ans, dit le conte. Selon les Évangiles apocryphes, Marie n'a que douze ans lorsque Joseph la prend pour épouse.
Les modèles des artistes, dans les ateliers, n'avaient pas plus de treize à quatorze ans. Que de sottises n'ai-je à cet égard entendues à propos de Balthus et de son intérêt pour Thérèse Blanchard, la fille de la concierge, ou pour la toute jeune Setsuko dont il laissa des dessins fort libres ? Il faut attendre la Restauration, avec son goût de bénitier ranci, pour voir les modèles d'atelier devenir de vieilles femmes à la chair lourde et usée. Quel historien étudiera jamais ce phénomène de société qui fut aussi le début du déclin du nu en peinture ? Comment faire une académie d'un corps qui désormais n'est plus désirable ?
J'ai eu la chance de vivre dans un milieu populaire où l'on aimait tripoter les enfants, où la mère, l'oncle, la tante, la bisaïeule, le curé, le moniteur de colo, le maître et la maîtresse les prenaient en main, les embrassaient, les pelotaient, autant qu'à l'occasion ils les corrigeaient. Et j'ai plus tard aimé ces pays, en Méditerranée surtout, l'Italie, l'Espagne, où l'on touche celui qu'on aime, on le prend dans ses mains, on l'embrasse et on le tâte, comme Saint Thomas la plaie du Christ pour vérifier la vérité charnelle de son dieu, et où l'enfant, le " jésus ", est le petit roi élu, sous les applaudissements de la famille. Aucun soupçon de pédophilie n'a jamais pesé sur ces embrassades.
Entre-temps, la culture anglo-saxonne a envahi nos coutumes. Un simple regard à New York un peu trop appuyé sur une aimable passante risquera de vous faire accuser de harcèlement sexuel.
Le mythe d'OEdipe comme fondement de la vie en société ne peut se comprendre que dans une époque où l'enfant accédait vite aux responsabilités, et quittait tôt le nid familial. Pareille précocité menaçait l'autorité du patriarche et la tranquillité du mâle dominant. Dans une société où l'adulte vit désormais très vieux, la menace se dilue, s'éloigne ou demeure contenue, et le jeune, déclaré inoffensif et désarmé comme un agneau, peut aussi, traînant jusqu'à trente ans dans son incestueuse famille, longtemps être engraissé avant consommation. L'obésité spectaculaire des " jeunes " semble le signe narquois de ce gavage.
Plus ancien, plus durable et plus inquiétant que le mythe d'OEdipe, réapparaît alors, sous couvert de la protection des " jeunes ", le mythe de Saturne qui dévorait comme on sait sa progéniture, avant de la recracher. Et plus archaïque encore que la figure du vieux Kronos, réapparaît, inattendue, la silhouette monstrueuse des déesses cannibales des toutes premières cultures.
Le tabou de l'inceste, comme on le découvre au procès d'Angers, où il semble que, dans le couple des Thénardier diaboliques, ce fut la femme à diriger l'affaire, n'a pas été levé en ce début du
XXIe siècle. Il s'est déplacé sur la dévoration de l'objet d'amour. Il a régressé du stade génital au stade oral. Involution vertigineuse de l'homme dit moderne à l'anthropoïde anthropophage qui l'a précédé.
Beaucoup plus fort que la famille monoparentale est ce retour à la famille archaïque, dominée
par la Mère, où non seulement l'on copulait entre soi, mais où l'on dévorait le moussaillon. " Tu es beau à croquer ", les mots innocents que glissait la mère à son enfant et qu'au nom du politiquement correct on n'ose plus murmurer sont passés de la métaphore amoureuse à la désastreuse réalité. L'omophagie, disait Lévi-Strauss, est un inceste.