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Le nouveau royaume des idiots ?

Envoyé par Gérard Rogemi 
Je viens de découvrir avec beaucoup de retard les essais du philosophe allemand Norbert Bolz dont les livres sont vraiment décapants. Dans son oeuvre il disséque avec volupté les errements de la démocratie moderne. Autant dire que les MSM et la doxa dominante ont une aversion illimitée pour lui. Il arrive cependant à se faire écouter et ses livres se vendent bien.

Je n'ai pas trouvé beaucoup de choses de lui en francais mais je vous propose cet entretien paru dans le Courrier International.

31/08/2006
Le nouveau royaume des idiots ?
Pour le philosophe allemand et spécialiste des médias Norbert Bolz, les nouvelles formes de communication conduisent au règne de l’opinion, de l’exhibitionnisme, de la précipitation et à la fin de la raison.

DER SPIEGEL Des millions de personnes tiennent un journal sous forme de blog sur la Toile et montrent des photos personnelles ou des vidéos à de parfaits inconnus. Pourquoi ?

NORBERT BOLZ
C’est très simple : ils peuvent ainsi informer le monde entier sur leur existence. Avant, les gens – en particulier les adolescents – constituaient leur identité essentiellement à partir de la mode. Ils s’efforçaient d’attirer l’attention avec une tenue bien précise, des piercings ou des cheveux bleus. Il suffit de passer cinq minutes dans le métro pour voir défiler tout ce qui peut exister en matière d’autoreprésentation, mais il y a longtemps que cela ne nous fait plus rien. Les nouveaux médias offrent un nouveau terrain à l’exhibitionnisme facile. Ils permettent d’afficher une représentation de soi qui va au-delà des limites corporelles et de se construire un moi complètement différent.


Le privé devient public ; on communique sur tout. Est-ce le nouvel impératif ?
Ce qu’on peut dire, c’est que les barrières de la pudeur tombent. On l’avait déjà remarqué avec l’arrivée de la communication par courriel. Des gens qui dans mes cours n’ouvraient jamais la bouche se sont mis tout d’un coup à envoyer quantité de messages.

Les consommateurs deviennent des producteurs ?
Vous êtes journaliste et vous écrivez des articles. Je suis professeur d’université. Tout le monde a besoin d’attention, d’avoir un public. Moi, je peux même forcer mes étudiants à m’écouter. Mais la plupart des gens ne sont pas en mesure de satisfaire ce besoin dans leur vie professionnelle, et c’est pourquoi les nouveaux médias présentent pour eux un tel attrait…

Est-ce une libération ?
Assurément. Quant aux conséquences pour les médias, la société, le comportement des citoyens, c’est une autre question. Mais, sur le plan psychologique et social, c’est une grande libération.

Est-on en train d’assister à une démocratisation de la communication de masse ?
Dès 1927, Bertolt Brecht espérait, dans sa théorie sur la radio, que chaque récepteur puisse devenir dans le même temps émetteur. Derrière cela, il y avait l’idée que la structure one-to-many [un centre – les médias – émet vers le public] était appliquée artificiellement à la radio [c’est resté le cas, à de très rares exceptions près]. Brecht disait également que nous avons des possibilités merveilleuses, mais que nous ne savons pas ce que nous voulons communiquer.

Etes-vous d’accord avec lui ? Pensez-vous qu’il y a également sur la Toile beaucoup de bruit et peu de pertinence ?
Ce média cherche encore ses applications. C’est tout à fait normal. On commence par inventer des techniques, puis on réfléchit à ce qu’on peut en faire. Ce fut le cas pour la télévision comme pour la radio. Quand le téléphone est arrivé, on pensait qu’on allait peut-être retransmettre des concerts par ce moyen. Mais on ne peut pas parler de manque de pertinence quand on songe à de nouvelles communautés comme Wikipedia, l’encyclopédie en ligne. On a là tout un savoir de profanes qui entre en concurrence avec le savoir des experts. Pour moi, le mot-clé n’est donc pas démocratisation, mais doxa.

Il va falloir nous expliquer ça.
Les Grecs ont indiqué la voie dans l’Antiquité. Ils ont dit : avant, il y avait la doxa, c’est-à-dire l’opinion. A partir de maintenant, nous ne nous intéresserons qu’à la vraie connaissance, à un savoir fondé scientifiquement, l’épistémê. Aujourd’hui, deux mille cinq cents ans plus tard, la doxa revient : sur Internet, c’est l’opinion de toutes sortes de personnes qui prévaut, dont très peu sont des experts. Or, en se regroupant, ces opinions offrent des résultats manifestement plus intéressants que celles des scientifiques hautement spécialisés. C’est ça qui est fascinant avec Wikipedia. Une opinion diffuse et éparpillée rivalise avec le travail universitaire par un étonnant processus d’auto-organisation.

La sagesse des masses est-elle supérieure au savoir des experts ?
Oui, et à bien plus d’un égard : par son actualité, par son ampleur, par sa profondeur et par la richesse de ses références. En revanche, on n’y trouve naturellement jamais de contributions hautement abstraites comme celles du Dictionnaire historique de la philosophie. Certains des articles de cet ouvrage ont vingt-cinq ans, mais ils sont mûrement pensés et toujours pertinents. Wikipedia, c’est la doxa pour le peuple. Mais, quand on est un professionnel, on doit communiquer avec des professionnels.

Le phénomène dissimule également des évolutions économiques très importantes. Une entreprise comme Wikipedia menace l’existence de temples de la connaissance publique comme l’Encyclopaedia Britannica. Eprouvez-vous parfois un sentiment de fin du monde ?
Pas de fin du monde. Mais il est sûr qu’il y a quelque chose qui change dans la pertinence publique. L’expertocratie perd du terrain, de la légitimité. On peut à bon droit dire que les masses gagnent en influence. Les gens deviennent de plus en plus des idiotae – comme disait au Moyen Age Nikolaus von Kues [1401-1464, cardinal allemand et grand esprit] –, ils se contentent de leur opinion et n’écoutent pas les lettrés.

Vous qualifiez les milliards d’internautes d’idiots ?
Je ne dis pas ça méchamment. Les nouveaux idiots ne se laissent pas dicter leurs connaissances, leurs intérêts ni leurs passions. Ils s’organisent en un contre-pouvoir étonnant.

En quoi la navigation sur le Net change-t-elle nos habitudes de pensée ? La raison occidentale avec sa structure thèse-antithèse-synthèse peut-elle encore fonctionner dans notre culture versatile du clic ?
Chez Kant, la raison n’est assurément pas limitée par le temps. Avec Habermas, on peut encore discuter pendant un temps infini. Cela est toutefois de plus en plus irréaliste. Aujourd’hui, il s’agit de passer au crible le plus de matériel possible en un temps le plus court possible. En un mot : la raison classique était indépendante du temps ; aujourd’hui, nous n’avons pas la tranquillité nécessaire pour traiter les informations les unes à la suite des autres. Il vaut mieux repérer l’important en quelques secondes que maîtriser la déduction.

Comment un professeur de communication prépare-t-il ses enfants à cette façon de vivre ?
Vous voulez dire : comment je leur lave le cerveau ? J’essaie de leur faire entrer dans le crâne qu’il faut qu’ils lisent des livres. Tout le reste, je laisse courir. Tout ce que je leur dis, c’est : lisez des livres, sinon vous ferez partie des perdants. C’est la seule exigence que je me suis fixé pour leur éducation – pour un succès modeste, il faut dire. D’ailleurs, je vois bien mes étudiants : ils réussissent effectivement à ne percevoir les livres qu’accessoirement. Avec eux, j’ai renoncé.
Source : Courrier International
Utilisateur anonyme
22 juillet 2009, 12:33   Re : Le nouveau royaume des idiots ?
Merci, ce monsieur Bolz a (il me semble) tout pour me plaire.
La doxa est également présente sur le net, même si elle ne prévaut pas.
En fait, je crois qu'elle est davantage présente et disponible grâce au net qu'elle ne l'était auparavant.
Cette disponibilité est-elle réellement mise à profit par la masse des idiotae, probablement non, mais en quoi cela constitue-t-il une surprise ?
Comme l'avait dit Lichtenberg, si un singe se mirait dans les Saintes Ecritures, ce n'est certes pas l'image des Apôtres qui y apparaîtrait.
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