« Rien ne me rebute autant que les vocables de la morale sociale. Déjà le seul mot de « devoir » m'offusque comme le ferait un intrus. Mais les termes de « devoir civique », « solidarité », « humanitarisme », et d'autres de même acabit, me répugnent comme autant d'ordures qu'on me jetterait sur la tête du haut d'une fenêtre. Je me sens offensé à la seule supposition, que d'aventure l'on peut faire, que de pareilles expressions puissent me concerner, et que je puisse leur trouver, je ne dis pas même une certaine valeur, mais seulement un sens quelconque.
J'ai vu tout à l'heure, dans la vitrine d'un magasin de jouets, des objets qui représentent exactement ce que ces expressions signifient pour moi. J'ai vu, sur de fausses assiettes, de faux aliments pour dînette de poupées. A l'homme qui existe tel qu'il est, sensuel, égoïste et vaniteux, aimant les autres parce qu'ils ont le don de la parole, et les détestant aussi, parce qu'ils ont le don de la vie – à quoi bon proposer à cet homme-là de jouer à la poupée avec des mots sans rime ni raison ?
Le gouvernement des hommes repose sur deux principes : réprimer et tromper. L'ennui, avec ces mots clinquants, c'est qu'ils ne parviennent ni à réprimer ni à tromper. Ils saoulent, tout au plus, mais c'est là tout autre chose.
S'il est une chose que je déteste, c'est bien le réformateur. Le réformateur est un homme qui discerne les maux superficiels du monde et se propose de les guérir, en aggravant du même coup les maux fondamentaux. Le médecin tente de conformer le corps malade au corps sain ; mais nous ne savons pas ce qui est sain ou malade dans la vie sociale.
Je ne puis m'empêcher de considérer l'humanité comme l'une des toutes dernières écoles de peinture figurative de la Nature. Je ne distingue pas, fondamentalement, un homme d'un arbre ; et, sans aucun doute, ma préférence va à celui des deux qui produit le meilleur effet décoratif, et qui intéresse davantage mes yeux pensants. Si c'est le cas de l'arbre, alors je souffre davantage de voir couper l'arbre que de voir l'homme mourir. Il est des départs de soleil couchant plus douloureux pour moi que la mort d'un enfant. En toute chose je suis ce qui ne sent pas, pour l'amener à sentir.
Je m'en veux presque de m'attarder à écrire ces demi-réflexions, alors que, des confins de la tombée du jour, monte en se colorant une brise légère. En se colorant – non pas vraiment, car ce n'est pas elle qui se colore, mais l'air où elle flotte, indécise ; mais, comme il me semble que c'est elle qui se colore, eh bien, je le dis, car il faut absolument que je dise ce qui me semble être, attendu que je suis moi. »
Fernando Pessoa –
Le livre de l'intranquillité. traduit par Françoise Laye