Le site du parti de l'In-nocence
Utilisateur anonyme
17 avril 2008, 15:02   Ohne titel
« Rien ne me rebute autant que les vocables de la morale sociale. Déjà le seul mot de « devoir » m'offusque comme le ferait un intrus. Mais les termes de « devoir civique », « solidarité », « humanitarisme », et d'autres de même acabit, me répugnent comme autant d'ordures qu'on me jetterait sur la tête du haut d'une fenêtre. Je me sens offensé à la seule supposition, que d'aventure l'on peut faire, que de pareilles expressions puissent me concerner, et que je puisse leur trouver, je ne dis pas même une certaine valeur, mais seulement un sens quelconque.

J'ai vu tout à l'heure, dans la vitrine d'un magasin de jouets, des objets qui représentent exactement ce que ces expressions signifient pour moi. J'ai vu, sur de fausses assiettes, de faux aliments pour dînette de poupées. A l'homme qui existe tel qu'il est, sensuel, égoïste et vaniteux, aimant les autres parce qu'ils ont le don de la parole, et les détestant aussi, parce qu'ils ont le don de la vie – à quoi bon proposer à cet homme-là de jouer à la poupée avec des mots sans rime ni raison ?

Le gouvernement des hommes repose sur deux principes : réprimer et tromper. L'ennui, avec ces mots clinquants, c'est qu'ils ne parviennent ni à réprimer ni à tromper. Ils saoulent, tout au plus, mais c'est là tout autre chose.

S'il est une chose que je déteste, c'est bien le réformateur. Le réformateur est un homme qui discerne les maux superficiels du monde et se propose de les guérir, en aggravant du même coup les maux fondamentaux. Le médecin tente de conformer le corps malade au corps sain ; mais nous ne savons pas ce qui est sain ou malade dans la vie sociale.

Je ne puis m'empêcher de considérer l'humanité comme l'une des toutes dernières écoles de peinture figurative de la Nature. Je ne distingue pas, fondamentalement, un homme d'un arbre ; et, sans aucun doute, ma préférence va à celui des deux qui produit le meilleur effet décoratif, et qui intéresse davantage mes yeux pensants. Si c'est le cas de l'arbre, alors je souffre davantage de voir couper l'arbre que de voir l'homme mourir. Il est des départs de soleil couchant plus douloureux pour moi que la mort d'un enfant. En toute chose je suis ce qui ne sent pas, pour l'amener à sentir.

Je m'en veux presque de m'attarder à écrire ces demi-réflexions, alors que, des confins de la tombée du jour, monte en se colorant une brise légère. En se colorant – non pas vraiment, car ce n'est pas elle qui se colore, mais l'air où elle flotte, indécise ; mais, comme il me semble que c'est elle qui se colore, eh bien, je le dis, car il faut absolument que je dise ce qui me semble être, attendu que je suis moi. »

Fernando Pessoa – Le livre de l'intranquillité. traduit par Françoise Laye
17 avril 2008, 17:03   Re : Ohne titel
Citation
Si c'est le cas de l'arbre, alors je souffre davantage de voir couper l'arbre que de voir l'homme mourir. Il est des départs de soleil couchant plus douloureux pour moi que la mort d'un enfant

Pessoa, un précurseur de l'Ecologie Profonde?
Utilisateur anonyme
17 avril 2008, 17:14   Re : Ohne titel (autre)
"J'ai toujours éprouvé une répugnance presque physique pour les choses secrètes - les intrigues, la diplomatie, les sociétés secrètes, l'occultisme. Ces deux activités, en particulier, m'ont toujours agacé au plus haut point, ainsi que cette prétention, affichée par certaines gens, d'avoir accès, grâce à une entente spéciale avec les Dieux, les Maîtres ou les Démiurges - et cela se passe entre eux, à l'exclusion de tous les autres - aux grands secrets qui sont les fondements de l'univers.

Je ne puis croire que cela existe réellement. Mais je puis croire que certains se l'imaginent. Pourquoi tous ces gens ne seraient-ils pas des fous, ou des dupes ? En raison de leur nombre ? Mais il existe des hallucinations collectives.

Ce qui m'impressionne le plus chez ces maîtres, ces grands connaisseurs de l'invisible, c'est que, lorsqu'ils écrivent pour nous conter ou nous suggérer leurs fameux mystères, ils écrivent fort mal. Mon entendement s'offusque de constater qu'un homme capable de maîtriser le Diable n'est pas capable de maîtriser la langue portugaise. Pourquoi le commerce avec les démons serait-il plus aisé que le commerce avec la grammaire ?"

Op. Cit.
Utilisateur anonyme
17 avril 2008, 17:22   Re : Ohne titel (autre)
Je ne sais pas si vous êtes comme moi, cher Orimont, mais j'ai toujours placé plus haut le talent de Ricardo Reis et d'Alvaro de Campos à celui de Pessoa
Utilisateur anonyme
17 avril 2008, 17:33   Re : Ohne titel (autre)
Voire. Comme employé, Bernardo Soares se présente avec une remarquable et terrible absence de fard, telle que peu d'écrivain eurent le front de l'oser.
Utilisateur anonyme
17 avril 2008, 17:43   Re : Bernardo
« Dans ces impressions décousues, sans liens entre elles et ne souhaitant pas en avoir, je raconte avec indifférence
mon autobiographie sans faits, mon histoire sans vie. Ce sont mes
confidences, et si je n'y dis rien, c'est que je n'ai rien à dire .»

Oui, peut-être...
Utilisateur anonyme
17 avril 2008, 17:56   Re : Ohne titel (autre)
Si je peux me permettre de faire un petit reproche à Orimont, je lui dirais qu'il a tort de livrer ainsi des extraits du Livre de l'intranquillité comme s'il s'agissait d'aphorismes exprimant la pensée intime de Pessoa et que l'on pourrait commenter hors de tout contexte. Nous ne sommes pas ici chez Gide, Léautaud ou Jules Renard ; il me semble qu'en détachant ainsi des bribes de l'oeuvre, on perd le sens profond du projet de Pessoa, qui était de rendre compte du quotidien de l'employé modèle Bernardo Soares, le narrateur du Livre de l'intranquillité. C'est ce monologue d'un personnage qui doit être lu dans sa continuité, et c'est de cette continuité que naît sa force poétique et métaphysique.
17 avril 2008, 18:55   Re : Ohne titel (autre)
Je ne suis pas de votre avis, cher Alexis, car je crois que ces deux extraits contiennent une force d'évocation poétique très très forte.

Merci Orimont !
« Mon entendement s'offusque de constater qu'un homme capable de maîtriser le Diable n'est pas capable de maîtriser la langue portugaise. Pourquoi le commerce avec les démons serait-il plus aisé que le commerce avec la grammaire ? »
Utilisateur anonyme
18 avril 2008, 00:29   Re : Ohne titel (autre)
Cher Alexis,

Il semble assez hasardeux d'invoquer un quelconque contexte à propos de l'intranquillité qui se présente, comme vous le savez, sous la forme originelle d'un monceau de feuilles dans une malle, exhumé de longues années après la mort de leur auteur et, depuis, interprété, forcément interprété, par les différents éditeurs. On pourrait dire que c'est une partition et la citer reviendrait à faire entendre une mesure qu'une oreille entraînée saurait immédiatement attribuer à son compositeur. Faisons une petite expérience. J'ai devant moi un volume de l'édition Christian Bourgois. Je l'ouvre au hasard et recopie fidèlement ce que je lis. Voici :

"Que nous soyons tous différents, voilà un axiome de notre nature. Nous ne nous ressemblons que de loin, et dans la proportion, par conséquent, où nous ne sommes pas nous-mêmes. La vie est donc faite pour les gens indéfinis : ne peuvent s'accorder que ceux qui ne se définissent jamais et qui ne sont, ni l'un ni l'autre, rigoureusement personne.
Chacun de nous est deux, et lorsque deux personnes se rencontrent et se lient, il est bien rare que les quatre puissent s'entendre. L'homme qui rêve au fond de tout homme qui agit, et qui se brouille déjà si souvent avec lui, comment ne se brouillerait-il pas avec l'homme qui agit et l'homme qui rêve, présents tout deux chez l'Autre ?" (p.141/142)

Vous entendez ?
Utilisateur anonyme
18 avril 2008, 08:55   Re : Ohne titel (autre)
Quand je parlais de "contexte", je faisais justement allusion aux circonstances très particulières de l'écriture et de l'édition du Livre de l'intranquillité, qui n'est évidemment pas un journal intime au sens traditionnel du terme. Il y a aussi une dimension romanesque dans le projet de Pessoa et le "je" qui s'exprime ici n'est pas réductible à l'auteur, comme c'est le cas chez les diaristes traditionnels. C'est en ce sens qu'il me semblait hasardeux de présenter ces extraits hors de tout contexte sur un forum politique où l'on pourrait penser que Pessoa exprime directement des opinions personnelles alors qu'il s'agit de toute autre chose.
Utilisateur anonyme
18 avril 2008, 11:58   Re : Ohne titel (3) (c'est un feuilleton improvisé en "je")
Très honorés Messieurs,

Je suis un pauvre jeune homme sans travail et plein de zèle commercial, je m'appelle Wenzel, je cherche une place idoine et me permets par la présente de vous demander poliment et gentiment si, par hasard, vous n'en auriez pas une de ce genre, disponible dans vos vastes bureaux aérés, clairs et plaisants. Je sais que votre chère entreprise est grande, fière, ancienne et riche, et je peux donc m'abandonner à l'agréable hypothèse qu'une gentille petite place sympathique et facile serait libre chez vous et que je pourrais m'y glisser comme dans une sorte de cachette bien chaude. Je suis merveilleusement propre, sachez-le, à occuper ce genre de modeste sinécure, car toute ma nature est tendre, et mon être est celui d'un enfant tranquille, bien élevé et rêveur que l'on rend heureux en pensant qu'il ne réclame pas grand'chose et en lui pemettant de prendre possession d'un très, très menu coin d'existence où il puisse se montrer utile à sa façon et en tirer satisfaction. Une tranquille, agréable, obscure petite place de rien du tout a été depuis toujours le doux objet de tous mes rêves, et si pour lors les illusions que j'entretiens sur vous pouvaient aller jusqu'à l'espoir que mon vieux rêve toujours présent se transforme en une charmante, vivante réalité, vous auriez avec moi le plus zélé et le plus fidèle des employés, pour qui ce serait une affaire de conscience de remplir avec exactitude et ponctualité ses minimes obligations. Les tâches importantes et ardues, je suis incapable de m'en acquitter, et les devoirs de nature ambitieuse sont trop difficiles pour ma pauvre tête. Je ne suis pas particulièrement malin, et ce qui est la chose essentielle, je n'aime guère surmener mon intelligence, je suis plutôt un rêveur qu'un penseur, plutôt une nullité qu'un cerveau, plutôt bête que perspicace. A coup sûr il existe dans les immenses ramifications de votre Institut, que j'imagine regorgeant d'emplois titulaires et temporaires, un genre de travail que l'on peut effectuer comme en rêve. - Je suis, à franchement parler, un Chinois, je veux dire un homme qui trouve beau et aimable tout ce qui est petit et modeste, et pour qui tout ce qui est imposant et exigeant semble terrible et effroyable. Je ne connais d'autre besoin que celui de me sentir à l'aise afin de pouvoir remercier Dieu chaque jour d'une chère existence pleine de bénédictions. La passion de faire mon chemin dans le monde m'est parfaitement inconnue. L'Afrique et ses déserts ne m'est pas plus étrangère. Bon, maintenant vous savez quel genre d'homme je suis. - Je rédige, comme vous le voyez, d'une plume élégante et alerte, et vous n'êtes pas obligés de m'imaginer comme complètement dépourvu d'intelligence. Mon cerveau est clair ; pourtant il se refuse à concevoir trop de choses et trop à la fois, il en a une véritable horreur. Je suis de bonne foi et je suis bien conscient que dans le monde où nous vivons, tout cela a vraiment peu de poids, et sur ce, très hongrés Messieurs, j'attends de voir ce qu'il vous plaira de répondre à ces lignes qui se noient dans les respectueuses salutations et les sentiments tout à fait empressés de votre

Wenzel


Robert Walser – Rêveries et autres petites proses – Traduit de l'allemand par Julien Hervier.
Utilisateur anonyme
18 avril 2008, 23:24   Re : Ohne titel (3) (c'est un feuilleton improvisé en "je")
Robert Walser ne pouvait être que Suisse, incompris de son époque et célèbre après sa mort.
Utilisateur anonyme
19 avril 2008, 11:15   Re : Ohne titel (4) (et fin)
"Si je m’examine à fond pour connaître mon but final, je constate que je n’aspire pas véritablement à être bon et à me conformer aux exigences d’un Tribunal suprême ; mais, tout à l’opposé, que j’essaie d’embrasser du regard la communauté des hommes et des bêtes toute entière, de comprendre ses prédilections fondamentales, ses désirs, son idéal moral, de les ramener à des préceptes simples et de commencer le plus tôt possible à évoluer dans leur sens à seule fin d’être si agréable même qu’il me soit permis d’accomplir ouvertement, aux yeux de tous et sans perdre l’amour général, les ignominies qui sont dans ma nature."

Franz Kafka – Journal -

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Ainsi s'achève ce petit triptyque Pessoa-Walser-Kafka, textes en "je" qu'il est toujours possible de remplacer par un "nous" afin, si le besoin s'en faisait sentir, d'en rendre la lecture plus "politique" (en particulier pour le texte de Kafka.)
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