C'est la saison de la discrimination positive. On le savait. L'Etat, le plus fort des états, le Tiers-Etat des Régions, la surpuissance territoriale, départements, régions, communautés de communes, entre les doigts de qui coulent les milliards, rachètent les châteaux que leurs propriétaires à particule seraient prêts à vendre à l'encan ou pire, comme carrière de pierre à bâtir pour payer leurs impôts locaux.
Ainsi la Drôme, département pourtant oublié de la collectivité nationale, en 1978, racheta la demeure de Mme Sévigné, château dressé sur son vieil entablement de 5000 mètres carrés, site d'un ancien oppidium romain, qui faisait plus que menacer ruine quand les ayant-droit de Mme Fontaine qui avait racheté la bâtisse en 1913, menaçaient, les ayant-droit, cette dernière, la bâtisse remise sur pied, du plus funeste des sorts. Plus funeste encore que celui que le comité révolutionnaire de Montélimar, organe inspiré et fortement déterminé à mener l'entreprise robespierriste jusqu'au bout, avait ordonné, en 1793, en décrétant la vengeance populaire sur la façade et les aîtres du château, et leur saignante déconstruction. Les révolutionnaires des bourgs marseillais et rhodaniens, en France, furent, 150 ans avant l'heure, les vrais précurseurs, inspirateurs, suprêmes modèles, des garde-rouges de Lin Piao et Mao. Zélés, capables, pénétrants dévorateurs de symboles, sublimes éradicateurs, fins débusqueurs du privilège indu, déduisant leur cible, l'isolant à l'issu de compliqués et irréfutables calculs, le comité des Sans-culotte de Montélimar s'arrêta sur le château de Grignan. Le Comité fit du très bon boulot.
La visite du château de Grignan où la vieille Mme de Sévigné, qui détestait la Provence venteuse et parfaitement glacée, et ses gens chaleureux entre eux mais méfiants et froids envers les visiteurs du grand nord qui commence à Lyon, n'eut d'autre choix qu'y mourir, est accompagnée. Un guide est désigné. Il est Arabe. Ce guide, qui est un type à vrai dire formidable, est le seul Arabe que l'on puisse trouver à 25 km à la ronde. Jamais guide de château ne fut plus prolixe. Sur la grande terrasse, de la superficie d'un bon demi-terrain de football, dans l'âpre mistral qui caresse le Ventoux, dans la grande froidure générale de tous les vents coulis qui descendent des Alpes, le voilà qui nous retient, nous comptant trente-cinq longue minutes quand nous nous tenons au garde-à-vous les pieds gelés comme des soldats à la revue, les fortunes et infortunes de la famille Adhémar en Provence, à qui l'on doit la première formule, quinziémiste, du château, les heurs et malheurs des divers corps de bâtiment, etc.
La discrimination positive est zélée. Elle donne sa chance au zèle parfait. Jamais, de toutes mes visites de châteaux depuis mon enfance dans une famille de grands visiteurs de château devant l'éternel, je ne connus guide plus exact, plus exhaustif, acharné au détail, à la date, à la récitation parfaite, au débit fluvial, qui ne s'interrompt pas. L'homme débite: "ce lit fut crié à l'occasion du séjour au Château de la comtesse polonaise Mme ..., qui demeura au château du 12 juillet au 21 septembre 1704". On traduit "ce lit fut créé", mais le reste est irréprochable. On remplace mentalement cet Arabe trentenaire par un bon guide chauve, un rien égrillard, un rien ventripotent, comme on les faisait autrefois et l'on entend déjà les "vannes" sur le lit, les passages secrets derrière les lambris, etc.: pas un quart des "données" que nous débite à la serpette notre guide Arabe, furieusement engagé dans la défense de sa discrimination positive, ne nous seraient livrées par l'autre débonnaire, son concurrent imaginé, qui serait évasif, qui nous prendrait avec des "entre nous, hein, on se comprend".
Je suis contre la discrimination positive, et je n'ignore pas que cet homme, compétent, irréprochable, savant et scrupuleux, prend la place d'un jeune Français tout aussi compétent, irréprochable, savant et scrupuleux que lui; pourtant qui blâmer et qui récuser ? le château de Grignan ("Versailles de la Provence") fut détruit par des petits hobereaux locaux en alliance avec la pègre et la basse plèbe qui ne juraient que par Saint-Just et Robespierre; il fut vendu, transformé en carrières, par des nobles et nobliaux du Royaume; il est là aujourd'hui grâce au Département et au Ministère et ses pierres continuent d'être agencées savamment par la collaboration de tous - bourgeois mécènes (Mme Fontaine de 1913 à 1937, date de sa mort) et compagnons.
Un Arabe, le seul que l'on ait vu ici, se met corps et âme au service de l'entreprise parce que le gouvernement local, enfin sage (?) le permet. Qu'en dire ?