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Quoi ?!

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
29 avril 2008, 17:21   Quoi ?!
« Vers dix heures, j'étais encore debout à la fenêtre, regardant la nuit sur le jardin. Le cousin entra sur la pointe des pieds, sanglé dans son épais peignoir-éponge, avec son air bouffon et un peu mystérieux habituel. Il referma sans bruit la porte, s'approcha de moi pour me lisser les cheveux, fit couler sur le sol ma chemise de nuit encore enfantine à manches et à col boutonné. Il m'attira enfin devant le miroir et me caressa de la bouche et des mains en m'assurant que j'étais belle. Discrètement, il fit deviner à mes doigts, à travers l'épais tissu-éponge, la topographie d'un corps d'homme. Un moment passa. Il se leva (il s'était agenouillé) et sortit avec les mêmes précautions grotesques. Je sentais vaguement qu'en lui quelque chose avait eu lieu. Mais je n'avais été ni alarmée, ni froissée, encore moins brutalisée ou blessée. Si je consigne ici cet épisode si facile à taire, c'est pour m'inscrire en faux contre l'hystérie que provoque de nos jours tout contact, si léger qu'il soit, entre un adulte et un enfant pas encore ou à peine pubère. La violence, le sadisme (même sans rapport immédiatement apparent avec la sexualité), la fringale charnelle s'exerçant sur un être désarmé sont atroces, et peuvent souvent fausser ou inhiber une vie, sans même compter la destruction de celle de l'adulte, bien des fois accusé à faux. Il n'est pas sûr au contraire qu'une initiation à certains aspects du jeu sensuel soit toujours néfaste; c'est parfois du temps de gagné. Je m'endormis contente d'avoir été trouvée belle, émue que ces minces protubérances sur ma poitrine s'appelassent déjà des seins, satisfaite aussi d'en savoir un peu plus sur ce qu'est un homme. Si mes sens engourdis n'avaient pas réagi, ou à peine, c'est peut-être que la volupté, dont je ne me faisais encore qu'une idée très vague, était déjà pour moi indissolublement liée à l'idée de beauté : elle était inséparable des torses lisses des statues grecques, de la peau dorée du Bacchus de Vinci, du jeune danseur russe étendu sur une écharpe abandonnée. Nous étions loin du compte : le cousin X. n'était pas beau. »

Marguerite Yourcenar – Quoi ? L'éternité (1988)
Utilisateur anonyme
29 avril 2008, 18:21   Re : Remède à l'hystérie
Oh ! Oui ! Comme cela fait du bien. Merci Orimont.
29 avril 2008, 18:25   Re : Remède à l'hystérie
Ah, oui ! quel beau texte ! et comme on est loin du puritanisme "new-look" de notre époque "libérée".
Utilisateur anonyme
29 avril 2008, 18:30   Re : Feux
Si mes sens engourdis n'avaient pas réagi, ou à peine, c'est peut-être que la volupté, dont je ne me faisais encore qu'une idée très vague, était déjà pour moi indissolublement liée à l'idée de beauté : elle était inséparable des torses lisses des statues grecques, de la peau dorée du Bacchus de Vinci, du jeune danseur russe étendu sur une écharpe abandonnée.

On ne peut pas s'empêcher de penser en lisant cela au jeune Jerry Wilson qui fut la dernière passion de Yourcenar (elle avait quatre-vingts ans quand elle l'a rencontré)...
29 avril 2008, 20:11   Re : Feux
On ne devrait pas avoir trop de peine à trouver une douzaine de psys, pour nous expliquer que c'est précisément à cause de cet ignoble traumatisme (naturellement refoulé) que la future Académicienne est devenue lesbienne...
30 avril 2008, 12:26   Evolution des moeurs
A propos de puritanisme, voici une petite vidéo, de très mauvaise qualité, et mettant en scène Sacha Distel, Jean Yanne, France Gall et Maurice Biraud.

La chose était passée à une heure de grande écoute sur la première chaîne il y a quarante ans.




Utilisateur anonyme
30 avril 2008, 14:14   Marabout bout d'ficelle
J'ai revu il y a peu Le boucher de Chabrol, avec Jean Yanne. Le cinéma, dans l'écrasante majorité de ses productions, montre pour moi ses limites, comme art, dans le fait qu'avec le temps, son aspect documentaire prend fatalement le dessus et qu'au final c'est toujours La sortie des usines Lumière qu'on finit par regarder. C'est aussi, peut-être, qui sait, sa force : en venir à pouvoir rendre digne d'intérêt à peu près n'importe quoi (je ne dis pas cela pour Chabrol.)

Il m'a par exemple été presque impossible de suivre un film comme Le boucher sans être impérieusement détourné de l'action même, du jeu des acteurs, de la mise en scène, par une curiosité toute documentaire à l'endroit du bourg où est tourné le film, ses rues, sa population, le rythme de vie qu'en laisse transparaître les nécessités de l'intrigue, laquelle a perdu beaucoup de son intérêt à mes yeux, est devenue presque anecdotique, comparée à la boutique du boucher et ses clientes, aux gendarmes, à la noce campagnarde, aux écoliers, aux promenades en forêt. Quarante ans seulement nous séparent de ces mœurs et de ces décors, qui semblent une éternité.

On serait presque incrédule à l'écoute du texte que, dans une scène, l'institutrice dicte à ses écoliers qui se préparent au certificat d'études (il y a peut-être un moyen de dénicher cet extrait...) C'est un passage de Balzac qui, il faut bien l'admettre, serait aujourd'hui très largement inintelligible à des enfants de cet âge (et même, j'en ai peur, à bon nombre d'étudiants.) C'est comme ça.
30 avril 2008, 15:42   Re : Quoi ?!
Merci de votre vigilance Orimont.
Où est la pétition à signer contre Yourcenar ? Quid de l'enquête ?
Utilisateur anonyme
30 avril 2008, 22:37   Re : Quoi ?!
Cher Didier,

La douzaine de pys qu'à bon droit vous imaginez devraient pourtant s'arranger de cette autre anecdote, antérieure à celle de l'oncle, quoique de même époque, c'est-à-dire au moment où la petite Marguerite fuit avec son père en Angleterre, au début de la guerre de 14-18 :

"Dans un désordre de colis mal ficelés et de valises béantes, on m'introduisit dans une chambrette avec Yolande, dédaigneuse comme toujours des fillettes plus jeunes. Je n'ai aucun désir de mentionner ici un petit fait supposé obscène, mais celui qui va suivre corrobore à l'avance mon opinion d'aujourd'hui sur ce sujet si controversé de l'éveil des sens, nos tyrans futurs. Couchée cette nuit-là dans l'étroit lit de Yolande, le seul dont nous disposions, un instinct, une prémonition de désirs intermittents ressentis et satisfaits plus tard au cours de ma vie, me fit trouver d'emblée l'attitude et les mouvements nécessaires à deux femmes qui s'aiment. Proust a parlé des intermittences du cœur. Qui parlera de celles des sens, et en particulier des désirs supposés par les naïfs tantôt contre-nature au point d'être toujours artificiellement acquis, tantôt au contraire inscrits dans certaines chairs comme une permanente et néfaste fatalité ? Les miens n'allaient véritablement naître que des années plus tard, et alternativement, pendant des années aussi, disparaître au point d'être oubliés. Cette Yolande un peu dure m'admonesta gentiment :
- On m'a dit que c'était mal de faire ces choses-là.
- Vraiment ? dis-je.
Et m'écartant sans protester je m'allongeai et m'endormis sur le rebord du lit."

Marguerite Yourcenar - Op. Cit.
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