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Hélé Béji

Envoyé par Henri Rebeyrol 
16 février 2008, 12:01   Hélé Béji
Il a été question dans un fil (que je ne retrouve plus) de l'oeuvre d'Hélé Béji. J'en ai fait une présentation il y a sept ou huit ans. La voici.

Découvrir l’œuvre de Hélé Béji


Hélé Béji, Désenchantement national (Essai sur la décolonisation),Les Cahiers libres, 368, François Maspéro, Paris, 1982 ; L’œil du jour (roman), Maurice Nadeau, Paris, 1985 ; Itinéraire de Paris à Tunis (satire), Noël Blandin, Paris, 1992 ; L’art contre la culture, Intersignes, Paris ; 1994, « Equivalence des cultures et tyrannie des identités », in Esprit, 1997, n° 1, « La fièvre identitaire » ; L’imposture culturelle, Stock, Paris, 1997. (La couverture est illustrée par la reproduction d’une mosaïque de Tunisie, intitulée « le mauvais œil »).


L’œuvre de Hélé Béji, intellectuelle tunisienne, mérite d’être méditée, entre autres raisons, parce qu’elle traite de la décolonisation et de l’identité culturelle dans des termes qui, si elle était française, lui vaudraient d’être agonie des pires injures. Si l’on devait d’une phrase résumer sa thèse, on dirait qu’elle critique l’utilisation abusive d’un des thèmes les plus répandus dans le monde et qui, à ce titre, peut être dit universel - celui de l’identité culturelle -, soit par des régimes totalitaires, soit par l’UNESCO, et en conséquence, la réduction de ce thème à un instrument soit de propagande, soit d’asservissement des peuples libérés. Elle écrit dans le Désenchantement national (chapitre 10 « culture et politique ») : « Dans le discours officiel sur la culture, sur « l'authenticité », sur la tradition, le peuple est projeté sur un écran fantôme, exsangue, incarnation idéelle du peuple. (...) Tant qu'il s'agit de me défendre contre la présence physique de l'envahisseur, la force de mon identité m'éblouit et me rassure. Mais dès lors qu'à cet envahisseur se substitue l'identité elle-même, ou plutôt ma propre effigie (nationale) postée sur l’axe de l’autorité, et m’enveloppant de son regard, je ne devrais plus avoir en toute logique le droit de la contester ».
Hélé Béji se présente, avec prudence, comme une « décolonisée » : « Qui suis-je ? - Une « décolonisée », devrais-je répondre. Mais, à l'instant, cette réalité m'apparaît dans toute sa bizarrerie et son insignifiance, tant ce mot s'est usé en clameurs, en discours, en blâmes, en louanges, et en toutes sortes de chimères » (L’Imposture culturelle, ch. 3). Elle se demande même si elle ne devrait pas réécrire, trente ans après qu’il a paru, le Portrait du colonisé de Albert Memmi et l’intituler « portrait d’une décolonisée », qui ferait écho et pendant à ce premier ouvrage fondateur, lequel a permis à beaucoup de lecteurs de prendre conscience de la situation humiliante que vivaient les colonisés. Le mot conscience revient sous sa plume à plusieurs reprises. Elle analyse les effets que la décolonisation a eus sur la conscience moderne, sur ce nous pensons, sentons, croyons. C’est à la fois une prise de conscience (elle est décolonisée, orientale, dépouillée d’elle-même dans son propre pays par un régime totalitaire, etc.) et une crise de conscience : cette conscience ne la satisfait pas. De ce fait, il est possible de rapprocher cette oeuvre, les analogies étant partielles bien entendu, avec ce que Paul Hazard nomme la « crise de la conscience européenne » et qu’il date de la fin du XVIIe s. La Tunisie des années 1960-70 est sinistre. L’Etat y contrôle toute la société. Les quelques libertés dont le peuple jouit sont grignotées et supprimées. Des discours officiels ressassent le même thème de la contradiction à dépasser entre tradition et modernité. La presse ne dit rien d’autre que ce que le pouvoir lui ordonne de publier. Une identité culturelle est imposée à tous les citoyens. Les intellectuels totalement intégrés à l’appareil d’état ne font preuve d’esprit critique que lorsqu’ils se trouvent à l’étranger. Le terme désenchantement suppose un état antérieur d’enchantement. Il s’agit là d’un thème de la pensée moderne qui n’est pas spécifique des expériences qu’ont vécues dans le tiers monde les intellectuels critiques (cf. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du Monde ). Les libérations nationales ont fait naître un immense espoir qui a enchanté le monde. Les événements qui se sont déroulés en Tunisie, comme dans l’autres pays décolonisés dans les années 1960-70, ont obligé les peuples à revenir à la réalité, à la regarder en face et à renoncer à cet espoir comme à une illusion. La décolonisation a échoué. « La décolonisation croyait s'appuyer sur trois postulations : le dépassement du concept de lutte des classes, la revendication de l'identité, l'aspiration à une synthèse entre la tradition et la modernité. Ces postulations se sont renversées. La lutte des classes a développé une violence rentrée inouïe, l'identité favorise l'intégration sociale centralisée, la synthèse a abouti à l'éclatement de tout et à la perte des significations ».
Hélé Béji en énumère les causes. Elle refuse d’en rendre responsables des forces extérieures au tiers monde, telles que l’Occident, le néocolonialisme ou l’impérialisme, etc. De ce point de vue, elle ne reprend pas à son compte l’habituel catéchisme marxiste tiers-mondiste. Ces causes sont résumées dans trois événements. C’est d’abord la répression sanglante, aveugle et violente des manifestations plus ou moins spontanées de rue en 1978, les Tunisiens ayant saisi le prétexte de l’augmentation des prix des denrées de première nécessité pour protester contre leur gouvernement. La répression aurait fait des centaines de morts. C’est aussi le chantage imposé en 1972 aux paysans tunisiens désireux de recevoir leur part de l’aide alimentaire envoyée par les pays du Nord pour éviter la disette qui menaçait les campagnes : ils auraient été contraints d’adhérer au parti unique en échange de semences et de nourriture, la presse présentant ces adhésions forcées comme la preuve de l’adhésion enthousiaste des masses à la politique du parti unique. C’est enfin la comparaison entre les textes et les discours de Bourguiba écrits ou prononcés dans les années de lutte (1930-40), textes vifs, intelligents, vivants, précis, qui disaient la vérité, et la langue de bois nulle, pure propagande imbécile, des discours officiels des années 1960-70...
Hélé Béji écrit en partie contre Memmi, elle écrit aussi contre Frantz Fanon, non pas l’auteur des Damnés de la terre, mais l’auteur de Sociologie de la Révolution. Dans cet ouvrage, Fanon soutient la thèse suivant laquelle les décolonisés participeront à la l’histoire du monde, accéderont à la démocratie, etc. grâce à la création d’un Etat national. Les thèses de Fanon ne sont pas neuves. Ce sont celles d’un militant bolchevique tatar, Sultan Galiev, totalement oublié. Aux Bolcheviques, qui disaient que dans la société russe et dans toutes les sociétés, il y avait des classes dominées, ouvriers et paysans, qu’il fallait émanciper, il répondait que, dans l’empire russe, il y avait des nations dominées, que l’ennemi de ces nations dominées n’était pas le bourgeois national, mais le colonisateur russe, et que ces nations devaient lutter pour s’émanciper. « Il affirme la différence fondamentale et irréductible entre un Occident, où les opprimés constituent une classe, le prolétariat, et un Orient où les opprimés sont des nations, tout entières prolétaires, puisque subissant l’oppression. Et il conclura que l’émancipation de l’Orient ne pourra s’accomplir, à terme, que par la substitution, à l’oppression que lui impose l’Occident, toutes classes confondues, de la dictature des « nations » prolétaires d’Orient sur lui ».
L’ironie de l’histoire est que les léninistes et trotskistes occidentaux, tel Fanon à la fin des années 1950, ont repris à leur compte les thèses de ceux que Lénine et Trotski ont fait taire ou ont éliminés au début des années 1920, afin de reconstituer sous le nom d’Union Soviétique l’ancien empire colonial tsariste qui s’était délité à la chute du tsar. Pourquoi les éditions Maspero, d’inspiration léniniste et trotskiste, ont-elles publié ce livre ? C’est que Hélé Béji y développe une analyse en partie léniniste de la situation de la Tunisie. Elle prend pour cible le nationalisme, en particulier le nationalisme d’état, qui a toujours été la cible favorite des trotskistes, surtout après l’élimination politique de Trotski, à la fin des années 1920. Mais la source d’inspiration de Hélé Béji n’est pas Lénine, ni Trotski, mais Hannah Arendt, en particulier l ‘analyse que ce penseur fait du totalitarisme. Pour cela, Hélé Béji crée le mot nationalitarisme. Le totalitarisme se manifeste en Tunisie dans le parti unique qui contrôle tous les rouages de l’Etat et qui, faute impardonnable pour un trotskiste, empêche la lutte des classes, qui, en bonne théorie marxiste, est le seul moteur de l’histoire.

La critique de Hélé Béji porte aussi sur la culture, non pas en soi, mais sur l’utilisation qui en est faite par l’idéologie « nationalitariste ». Dans L’Imposture culturelle, chapitre 3, elle écrit : « Sans la décolonisation, la culture d'aujourd'hui ne serait pas ce qu'elle est, elle n'aurait pas vécu la crise identitaire avec une telle intensité, l'archaïque ne se serait pas révélé comme le fond d'être de l'homme moderne, figure déracinée dans le temps et écartelée dans l'espace. Historiquement, c'est avec la décolonisation que la question des cultures a gagné sur l'âme moderne un ascendant et une force qui ont rehaussé à nos yeux l'éclat du genre humain dans l'immense variété de sa condition ». Hélé Béji place la question de la culture au centre de sa réflexion pour deux raisons. Cette question a été assumée par les pouvoirs totalitaires du tiers monde qui l’ont instrumentalisée sous la forme de l’identité culturelle, et cela pour mieux soumettre les peuples « libérés » qui n’étaient pas assez fous ou suicidaires pour se révolter contre eux-mêmes, et elle a été rendue universelle par l’UNESCO. Dans le Désenchantement national, quatre chapitres sont consacrés à la question de l’identité culturelle, que Hélé Béji analyse comme artificielle et appauvrie (aux peuples est offert un ersatz), imposée par les idéologues du régime et légitimant la tyrannie.
L’Imposture culturelle, dont le titre révèle les intentions de l’auteur, est d’abord une satire de l’UNESCO et elle fourmille, comme le genre de la satire l’exige, de portraits qui sont en fait des charges. « Où suis-je ? Que fais-je ? Que ne resté-je chez moi ? (...) Le colloque se poursuivait avec un train de banalités qui faisait hocher favorablement les têtes ; quelques sourires somnolents, quelques formules de bonne compagnie, quelques imprécations un peu outrées auxquelles participaient par solidarité leurs nez, leurs lunettes, leurs cravates, leurs cheveux ; yeux cléricaux, patte-pelue, raclement de gorge, renflement d'interviewé. Cette niaiserie physionomique n'était rien d'autre que le signe de leur conformisme. Ils étaient conformistes de toute la force de leur âme, s'ils en avaient eu une. (...) N'importe quoi, n'importe où plutôt que de les subir ! Dans la rue, sous un pont, sur un trottoir ! » Ou encore : « Les discours des experts ne nous seront pas non plus d'un grand secours, quand on songe que leurs paroles sont traduites dans toutes les langues pour finalement n'être lues dans aucune. Elles s'entendent dans les salles de conférence des grandes organisations internationales au travers de cette discussion chic et irrésolue de la diplomatie mondiale, immunisée contre la souffrance des peuples comme l'enfant morveux d'Afrique contre les piqûres d'insectes et les cailloux pointus sous la plante de ses pieds... Les esprits les plus lucides s'y abîment en une mélancolique et impuissante ironie, tant ces nouveaux temples de la culture moderne les ont métamorphosés en bureaucrates fourbus devenus ses plus authentiques esclaves ».
Hélé Béji saisit l’émergence de cette conception culturelle de la culture dans l’ethnologie. Elle en propose une généalogie partielle. La thèse de la hiérarchie des races chère à l’anthropologie physique a été remplacée par l’égale diversité des cultures. A l’origine, il s’agissait de démontrer l’éminente dignité de tous les hommes en valorisant la culture dans laquelle ils sont immergés, mais cette conception, en triomphant partout dans le monde, a fini par réduire les hommes à leur culture et à les dépouiller de leur universelle humanité. « Rien n'est devenu plus ambigu et plus embrouillé que la conscience de sa culture. Signe incomparable de notre supériorité dans la hiérarchie des êtres vivants, « critère permettant de reconnaître et de définir la condition humaine » (Lévi-Strauss), la culture n'est aujourd'hui l'objet d'une quête d'identité que parce l'homme se sent secrètement orphelin de son humanité. (...) L'identité est richesse et beauté quand elle est objet de considération poétique, mais fléau et destruction quand elle sert une idéologie. Sa logique d'affirmation de soi poussée jusqu'à sa racine originelle va tendre à recréer cet état de nature sans foi ni loi, de guerre de tous contre tous où encore une fois triomphera la loi du plus fort contre la promesse d'une entente universelle. L'idéalisme culturel s'abîme tôt ou tard dans le réalisme sordide de la force ». L’humanité se dissout dans l’appartenance imposée à une culture, souvent ou toujours frelatée, manipulée, déformée, caricaturale. Les résultats en sont les haines, les affrontements sans fin, les violences, les intolérances, chacun affichant la supériorité de sa culture sur toutes les autres et cela dans tous les pays, en Occident comme dans les pays décolonisés : « Loin de déboucher sur un véritable dialogue des cultures, le mouvement qui tend à instituer en principe général la stricte égalité entre les cultures popularise une dangereuse tyrannie des identités. La communication accrue, loin d’ouvrir chaque culture à l’autre, la rend plus narcissique. En même temps, l’universalité du principe culturel encourage toutes les revendications particulières ».
Sur ces ruines, émerge un ersatz de « culture » mondiale, faite d’images réductrices, de stéréotypes frustes, de feuilletons stupides, de communication (ou de communion ?), d’où toute pensée est chassée. C’est l’horreur moderne, selon Hélé Béji, pour qui la seule attitude « morale » possible est le retrait, afin de ne plus participer aux bruits du monde, la compassion pour les humbles (son essai se termine par un éloge du charbonnier Jaloul) ou l’intérêt porté à quelques choses simples, dont le paysage qu’offre à ses yeux, de sa terrasse, la casbah de Tunis.
16 février 2008, 12:09   Re : Hélé Béji
Merci pour ce texte, cher JGL. Je l'ai imprimé pour le lire à tête reposée plus tard.

Le fil où il a été question d'elle est intitulé "Extrait de l'essai La Défaite de la Pensée d' Alain Finkielkraut". Pour le retrouver, j'ai utilisé la fonction "chercher" dans la barre d'outils dont nous disposons tous.
18 février 2008, 14:01   Re : Hélé Béji
Cher JGL, merci de ce beau texte. Une remarque cependant : le concept de "nation prolétaire" n'a jamais été repris par les trotskystes. Il l'a été en revanche par les fascistes italiens et notamment Mussolini, qui considérait
que l'Italie avait été flouée au sortir de la Première Guerre mondiale par les vainqueurs et notamment la France et les Etats-Unis.
Ce terme est complètement étranger au corpus léniniste. S'il existe bien une "question nationale", du fait de l'oppression subie par un certain nombre de nations sur la planète (colonisation, impérialisme), posant des problèmes tactiques particuliers et justifiant des alliances ponctuelles avec la bourgeoisie nationale opprimée, pour Lénine et Trotsky, toutefois, il n'en demeure pas moins que la classe ouvrière doit préserver son indépendance politique et lutter pour la révolution socialiste sans s'arrêter au stade de la libération nationale. Dans ce cadre de pensée, le concept de "nation prolétaire" n'a aucun sens.
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