La pensée et l'oeuvre de George Steiner ne sont pas reçues comme elles le méritent en France (où pourtant il a été formé et, à partir de 1940, au lycée français de New York, où il a passé le baccalauréat). Il faut en comprendre les raisons.
Steiner est hostile à l'enracinement du peuple juif dans une terre ou une nation, ce en quoi il s'oppose à Finkielkraut et à tout le mouvement sioniste : il n'est pas un inconditionnel (euphémisme) d'Israël. Pour lui, le peuple juif a un destin mystique à accomplir - ce en quoi il se distingue des autres peuples.
Steiner a la "passion" du livre et des textes. Il sait par coeur des milliers de vers, grecs, latins, allemands, anglais, français. Il peut réciter tout Homère. C'est, entre autres raisons, pour cela qu'il s'est lié d'une très vive amitié avec Boutang, avec lequel il a partagé la même "passion" d'Homère. Bien entendu, les blindés en idéologie n'ont pas compris qu'un intellectuel juif pût éprouver de l'estime pour un penseur "vieille France", proche de l'Action française ou des royalistes, et réputé (à tort bien entendu) antisémite ou raciste.
Steiner est un "transfuge". Le livre qui l'a fait connaître dans les années 1960, "Langage et silence", jette les bases (avant Derrida) de la déconstruction, amplifie les thèses d'Adorno (ou attribuées à Adorno : plus de poésie ou plus d'art après Auschwitz), lance le grand thème repris partout de la suspicion (suspicion du langage : le langage dirait autre chose que ce qui est dit, etc.) Or, dans les années 1980, tout ce que Steiner écrit prend le contrepied de ses premières thèses : il défend la positivité du sens contre les déconstructeurs, il affirme la présence du réferent dans les discours contre les structuralistes (cf. Le Sens du sens : "Is there anything in what we say ?" : bien sûr, répond Steiner), il critique et rejette tout ce qui est "méta" (métadiscours, métacritique, métalangage) pour retrouver les textes, leur nature, leur naïveté, ce qu'ils disent vraiment quand ils sont lus sans préjugés, ni oeillères... Il revient à l'humanisme européen, par goût, mais aussi par fidélité aux grands penseurs juifs qui ont illustré à merveille cet humanisme (Spitzer, Auerbach, Klemperer), que les deux totalitarismes du XXe siècle ont fait disparaître en Allemagne, en Europe centrale et dans toute l'Europe de l'Est.
Le postulat du "contrat verbal" (parler, c'est parler de quelque chose; c'est vouloir dire quelque chose à quelqu'un), parallèle au contrat social de Rousseau et au contrat naturel de Serres, suscite surtout des ricanements dans les universités branchées (et toutes les universités le sont).
Steiner est assez proche des comparatistes (passion de la traduction: cf. sa thèse sur Babel, des littératures "étrangères", de la comparaison des grandes traditions : Homère, Virgile, Dante, Shakespaere, Goethe, etc. qu'il connaît bien) qui devraient le considérer comme un maître à penser et tenir son oeuvre pour une matrice. Il n'en est rien. Steiner l'explique par le pillage (j'y verrais plutôt l'effet de sa tentative de ressusciter l'humanisme et la philologie). Les grands thèmes de son oeuvre auraient été empruntés, sans que les emprunteurs et suiveurs aient cru bon de révéler leur source.
Enfin, ce qui ne passe absolument pas dans la pensée moderne, c'est le renversement auquel Steiner procède dans le genèse du "mal". D'après lui, ce n'est pas à Auschwitz ou chez les nazis que le "contrat verbal" a été brisé pour la première fois et que la langue a été utilisée pour tuer, mentir, cacher, haïr, mais c'est dans la poésie française que tout se passe à la fin du XIXe siècle : chez Mallarmé, les mots ne réfèrent plus à rien d'extérieur au langage (fleur, l'absente de tous les bouquets), ils ne réfèrent qu'aux mots (autoréférence), le langage est le seul horizon du langage; chez Rimbaud, "je est un autre", ce que Steiner interprète ainsi : le langage, la langue, le discours perdent toute origine; ils ne s'originent en rien; ils s'énoncent eux-mêmes; le sujet disparait de ce qui est dit. Ce double nihilisme est, selon Steiner, la matrice des les dérives observées au XXe siècle.
A ma connaissance, la seule revue qui fasse connaître et défende sans (véritable) réserve les thèses de Steiner est "le Débat".