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Inventer de nouveaux mots

Envoyé par Henri Rebeyrol 
L'émission "Répliques" a été perturbée par des agitateurs et AF pris au piège des commémorations ou des célébrations de mai 68 - culte dont les desservants sont insupportables de suffisance. Quel est le mot exact pour désigner la chose ? Commémoration ou célébration ? Ce sont des célébrations qui tiennent des commémorations : le 11 novembre des anciens combattants de la Rue Saint-Jacques.

On a envie d'inventer, pour marquer l'éloignement, la prise de distance et que tout cela nous est étranger, de nouveaux mots qui diraient, non pas le contraire de la commémoration ou de la célébration, mais la dissidence ou que, le jour du 14 juillet (le 14 mai en l'occurrence), "je reste, comme dit la chanson, dans mon lit douillet" et tout cela n'a rien à voir avec ce que nous sommes. Le mot "démomération" serait assez bien ; de même "décélébration" ou mieux "décérébration".

Pas quel mot juste désigner aussi ce mois de mai ? Dans Le Point, l'éditorialiste évoque le "moi" de "mai". On a envie d'écrire "le moi de mais" : et moi et moi et moi qui ai lancé (le moi : le desservant de la commémoration) des pavés sur le Chemin des Dames de la Rue des Ecoles ; et "mais", la conjonction de coordination de sens adversatif - qui épuise toute l'idéologie des desservants.

Le Manuel du Goulag (1997) de Jacques Rossi comprend 14 articles consacrés au "travail" et aux "travaux" (3 pages et demie), dont ces trois-ci, au titre éloquent : "travail culturel et éducatif", "travail culturel d'instruction", "travail politique et éducatif". Tout ce travail avait lieu au Goulag et y était strictement réglementé. Je ne résiste pas au plaisir de citer l'article "travail culturel et éducatif" : "A partir de 1930, nouvelle appellation du travail politique et éducatif. Un arrêté du Conseil des commissaires du peuple du 7 avril 1930 déclare que le travail culturel et éducatif doit être "conforme au caractère de classe de tout le système des camps de redressement par le travail" (Recueil des lois de l'URSS). Gardons les mots 'travail culturel et éducatif" et l'injonction : "il doit être conforme au caractère de classe de tout le système"; remplaçons "système des camps de redressement par le travail" par "système éducatif", et on a un condensé de la "pensée" pédagogique des inventeurs de l'IUFM et des nouveaux maîtres de l'école.
Ne critiquez pas à la légère le «travail culturel et éducatif», cher JGL : c'est ce qui a permis à Varlam Chalamov d'apprendre à lire et à écrire.
En écoutant la même émission que vous, cher JGL, j'ai été frappé par l'opposition, peut-être significative, entre deux formes d'éloquence : la première, celle d'Alain Finkielkraut et de ses interlocuteurs, fait entendre une syntaxe orale fortement marquée par les procédés de la réflexion écrite : arguments, citations, "connecteurs logiques", etc... L'autre éloquence, celle des jeunes gens qui ont interrompu l'émission (et qui désiraient paradoxalement se faire entendre sur les ondes d'une radio et, en même temps, affirmaient dénier aux médias toute valeur), cette autre éloquence tenait plus de la psalmodie, à grands coups d'anaphores et sur un ton presque incantatoire.

Le mot restauration, souvent répété, m'a rappelé les réflexions de François Furet sur la Restauration, comme continuation inconsciente des destructions révolutionnaires par d'autres moyens. Pour nommer la prise de distance par rapport à Mai 68 et à ses héritages et commémorations, je signalerais volontiers le risque de tomber dans un piège verbal, celui d'utiliser la terminologie même de 68 : par exemple, insister sur son caractère dépassé, vieilli, anachronique, serait une façon de retomber dans l'ornière soixante-huitarde de la pensée par générations, de l'opposition entre jeunes et vieux, vivants et morts (hélas d'origine nietzschéenne, et plus lointainement, évangélique). Parler le langage de l'ennemi, c'est se laisser définir par lui selon ses catégories : je me souviens de cette formule si frappante de Corbeaux, "il y eut cet affreux dégoût à l'idée de pouvoir être touché par les paroles de ces journalistes de France Inter, converti en eux, changé en leur langage, traduit en leur idée du monde..." (entrée du mercredi 7 juin).

"Démémoration" ou "décélébration" s'inscrivent dans une opposition frontale à ce qui se produit aujourd'hui, et je ne les adopterais pas, car dans un conflit frontal, chaque adversaire fait la loi de l'autre ; rejeter, réfuter ou nier quelque chose est une façon de le renforcer et de lui donner un supplément d'existence qu'il n'aurait pas en l'absence d'adversaires. Une autre stratégie pourrait s'inspirer du Recours aux forêts d'Ernst Jünger, et des magnifiques commentaires qu'en donne Eric Werner dans L'après-démocratie : il s'agirait moins de s'opposer que de déserter ; non plus objecter, protester, mais se taire et construire en silence cette Arche de la culture qui sauvera ce qui mérite de l'être des flots du démocratisme, pour reprendre le texte de Tocqueville donné dans l'émission.

J'y verrais un avantage supplémentaire : on se plaint fréquemment que les Amis du Désastre disposent presque de l'intégralité des moyens d'expression publics ; mais cette supériorité en quantité, en "nombre de divisions", est une faiblesse, puisque les Désastreux ont construit leur identité et leur légitimité sur l'opposition à un ennemi raciste et fasciste qui n'existe presque plus. Ils sont donc obligés de le réinventer, de le commémorer régulièrement, d'insuffler un peu de vie factice à cet adversaire mort s'ils veulent vivre eux-mêmes. Laissons-les faire, laissons-les s'enfoncer de plus en plus avant dans la fiction et dans un soliloque de plus en plus délirant : ils tomberont d'eux-mêmes un jour faute de réalité, un peu comme la construction soviétique. C'est la stratégie des Scythes, analysée dans un autre essai fondamental d'Eric Werner, Montaigne stratège : "Touchant les Scythes on dit d'eux, quand Darius alla pour les subjuguer, qu'il manda à leur roi force reproches pour le voir toujours reculant devant lui et gauchissant la mêlée." Essais I, 12, Hérodote, Histoire, livre IV. Il ajoute dans "L'art de conférer" : "J'aime à les laisser embourber et empêtrer encore plus qu'ils ne le sont, et si avant, s'il est possible, qu'en fin ils se reconnaissent."
Je crois me souvenir que Chalamov a fait des études universitaires de droit et qu'il a été journaliste avant d'être arrêté pour "trotskisme" lors des purges de 1937. Le sens de son témoignage (sombre et émouvant) est tout à l'opposé de celui de Soljenitsyne et de Rossi : pour lui, le Goulag transforme les hommes en bêtes féroces, il n'y a aucun espoir, les hommes sont irrémédiablement mauvais, aussi bien les détenus que les gardiens.

En effet, on a entendu deux rhétoriques dissemblables et opposées ou contraires, si tant est que l'on puisse désigner de ce terme le délire des perturbateurs. La rhétorique est un art de la persuasion avec des arguments pensés, pesés, raisonnables, fondés. Des perturbateurs, j'ai entendu de la logorrhée verbale.

Le mot "démémoration" n'oppose pas (du moins dans mon esprit) la commémoration à son contraire, mais signifie l'éloignement, la distance, la séparation (le dis-mémoration) et que nous n'avons rien à voir avec cela.
10 mai 2008, 11:27   Varlam diplômé
C'était bien entendu une plaisanterie...
11 mai 2008, 09:36   Répliques
Vous aurez tous remarqué qu'hier Alain Finkielkraut dut, une nouvelle fois, se battre seul contre deux jeunes défenseurs acharnés de la doxa dominante, sans parler de la ligue de vertus [gauchistes] qui est venue perturber l'émission.

Et comme je l'ai déjà signalé à plusieurs reprises sur ce forum par une "étrange inversion des rôles" le défenseur de l'ordre régnant, le conservateur, ne fut pas le réactionnaire Finkielkraut mais ce furent les deux jeunes progressistes - les soi-disants protagonistes de l'anti-impérialistes, l'anti-racisme, les passionnés de l'égalité - qui défendirent bec et ongles le cours des choses tel qu'il a en ce moment lieu.

Comme le dit si bien notre champion: "Les vrais puissants se font passer pour les ennemis des puissants"
Dissonnance, j'aime beaucoup ce mot, sans compter que "sauver une dissonnance", c'est la faire suivre d'un acord convenable ; tout un programme.
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