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Du temps où la France était une nation littéraire...

Envoyé par Thierry Noroit 
Admirable notation, d'une justesse étourdissante, de l'écrivain Eric Chevillard, sur son blog, à la date d'hier, le 1er juin :

"Sous l'influence du cinéma, du rock, de la beat generation, de l'Amérique en somme, nous avons pris en horreur
un certain tour d'esprit français, très littéraire, tout en mots, un peu emphatique ou ronflant, y compris quand l'ironie
s'en mêle, que représentent aussi bien Lamartine qu'Alphonse Allais ou encore Brassens - et il faut admettre que cette
langue est trop chargée pour laisser passer un cri, trop grammaticale pour reproduire certains déchirements de
l'âme, trop sûre d'elle pour céder à l'angoisse, cependant elle témoigne d'une ambition folle, d'un rêve téméraire de
conquête et de maîtrise absolue du monde par le verbe, plus délirante en cela et moins artificielle que bien des
ululements de rage et de révolte".

On reste saisi d'admiration... et de regret... en pensant à ce que fut la France du temps de Brassens encore. J'avoue
avoir été remué en lisant le nom de Brassens (on ne s'attendait pas forcément à lui) dans la note de Chevillard. Après l'avoir snobé dans ma jeunesse (artificiellement attirée par un langage plus avant-gardiste), je réécoute Brassens depuis quelques années, avec une admiration sans borne. Un grand écrivain, un grand Français, un in-nocent avant l'heure.
Lisez Jacques Perret, sorte de Brassens qui serait romancier. Je suis plongé dans Rôle de plaisance (1957) ces jours-ci. Un bonheur de lecture dont je ne sais que faire: j'oscille entre le garder secret et le clamer sur les toits, mais alors j'en citerais des pages entières, à n'en plus finir. L'homme et l'écrivain, un peu Céline, un peu Cendrars, un des plus libres et indépendants que je connaisse -- si comme vous dites Brassens était un in-nocent avant l'heure, mériterait d'être considéré comme modèle du genre.
De Perret aussi, très recommandable : Les Biffins de Gonesse.
Très bon Perret, continuez. Quand à Brassens, c'était un grand admirateur de Chateaubriand.
Oserais-je suggérer, cher Buena Vista, "Du temps que la France était ..."?
Mais suis-je littéraire ou suis-je archaïque?
« La syntaxe est une faculté de l'âme. »

Paul Valéry, Choses tues

(Incidemment, le "tout en mots" me semble davantage convenir à Allen Ginsberg qu'à Bonnefoy, à Philip Roth qu'à Modiano, surtout quand il fait mine de parler.)
Le dernier Modiano est son chef-d'oeuvre, à mon humble avis.
Soyez certain, cher Buena Vista, que votre enthousiasme pour la citation de Chevillard que vous nous donnez, et les idées qu'elle expose, ont toute ma sympathie. Je me demande cependant si la perte du sens littéraire et de la langue qui l'accompagne n'a pas de meilleure illustration que dans cette citation même :

Citation
Buena vista
"Sous l'influence du cinéma, du rock, de la beat generation, de l'Amérique en somme, nous avons pris en horreur
un certain tour d'esprit français, très littéraire, tout en mots, un peu emphatique ou ronflant, y compris quand l'ironie
s'en mêle, que représentent aussi bien Lamartine qu'Alphonse Allais ou encore Brassens - et il faut admettre que cette
langue est trop chargée pour laisser passer un cri, trop grammaticale pour reproduire certains déchirements de
l'âme, trop sûre d'elle pour céder à l'angoisse, cependant elle témoigne d'une ambition folle, d'un rêve téméraire de
conquête et de maîtrise absolue du monde par le verbe, plus délirante en cela et moins artificielle que bien des
ululements de rage et de révolte".

Sous l'influence de tous les arts et mouvements de foule mineurs que mentionne l'auteur, et de leur emphase peu réfléchie, il parle de prendre en horreur, d'ambition folle, de maîtrise absolue du monde par le verbe, de plus délirante en cela et de ululements. Ce vocabulaire est le signe même de la perte du sens littéraire de la mesure que Chevillard déplore.

Permettez-moi aussi quelques remarques sur les idées qu'il expose : dans ma jeunesse, j'ai eu horreur, en effet, de ce tour d'esprit français tout en distances, parce qu'il me renvoyait à ma propre jeunesse inculte, à mes enthousiasmes peu éclairés et à mon ignorance, principe de férocité. Ce tour me faisait honte, et jouait un peu le même rôle que les faux prestiges sociaux d'une personne à fréquenter pour un snob : il fallait à toute force s'en approcher, s'approprier ses tics et afficher qu'on était bien membre de la société choisie à ceux qui n'en étaient pas. Dans cette mesure, il avait quelque vertu pédagogique : même s'il transformait les jeunes intellectuels en cuistres ridicules, il leur apprenait à garder leurs distances avec eux-mêmes et à ironiser sur leurs coups de cœur, comme on dit aujourd'hui dans les supermarchés. La jeunesse était encore, dans certains cercles protégés, un ridicule.

J'ai remarqué aussi que le reproche d'emphase fait au tour d'esprit français, y compris quand l'ironie s'en mêle, émanait toujours de personnes qui n'avaient avec ce tour d'esprit que peu de familiarité. Je me souviens d'un passage des Essais de Montaigne à l'éloge de la sexualité, agrémenté de quelques vers de Virgile, qui parut le comble de l'emphase à la Malraux à quelqu'un qui n'avait jamais lu Montaigne, et qui accordait aux vers de Virgile et au tour exclamatif un peu vieilli de la phrase, une valeur ajoutée, si je puis dire, d'exhibitionnisme littéraire. En l'occurrence, ce n'était pas le cas. Le manque de familiarité avec la littérature et avec ses codes fait voir du clinquant partout.

En passant, observez qu'une langue (trop) chargée est un peu malheureux.

Enfin, les cris, les déchirements de l'âme, l'angoisse, l'ambition folle, les rêves téméraires de conquête, etc, on les trouve aussi chez Pascal, Corneille et Racine, malgré (si l'on veut) la langue et malgré les bienséances. On les trouve. Les rêves prométhéens de maîtrise absolue du monde par le verbe sont plutôt allemands, objectera-t-on, mais après tout, Nerval ou Rimbaud ont su les dire en français. Si Chevillard a raison de signaler le caractère contraignant du français littéraire et l'artifice de tous les Howls contemporains, il me semble qu'il a du français littéraire une conception erronée. Il faudrait rouvrir La diplomatie de l'esprit, de Marc Fumaroli, ainsi que Poésie et terreur car ces livres analysent ces questions en profondeur (le premier explique la tension entre baroque et classicisme, le second décrit l'opposition, en Chateaubriand, de la poésie du cœur et de la prose de la raison et des Lumières). Ces deux livres suffiraient à innocenter un peu l'Amérique des influences délétères qu'on lui prête, puisque les excès ont toujours été déjà là.

Pardon, encore une fois, de vous paraître démolir ce qui vous a plu, et qui ne me déplaît pas au fond.
Citation
Henri Bès
Il faudrait rouvrir La diplomatie de l'esprit, de Marc Fumaroli, ainsi que Poésie et terreur car ces livres analysent ces questions en profondeur (le premier explique la tension entre baroque et classicisme, le second décrit l'opposition, en Chateaubriand, de la poésie du cœur et de la prose de la raison et des Lumières). Ces deux livres suffiraient à innocenter un peu l'Amérique des influences délétères qu'on lui prête, puisque les excès ont toujours été déjà là.

Voici une idée qui me tient à coeur depuis quelques temps déjà, et Dieu sait que j'ai sacrifié, comme bien des Français, à cet antiaméricanisme forcément primaire. Après tout, que sont les Etats-Unis, sinon un pays aux valeurs et à la culture largement excentriques, c'est-à-dire dont le centre de gravité se trouvent en dehors d'eux, dans ce vieux monde qui est le nôtre ? Malgré des traits parfois grossiers et clinquants, leus idées et des goûts sont l'exact miroir tendu aux nôtres, et je me demande parfois si nous ne les jugeons pas bien sévèrement, tel le fils fidèle regardant de haut revenir le fils prodigue, mais un fils prodigue qui aurait réussi...
Utilisateur anonyme
03 juin 2010, 11:53   Re : Du temps où la France était une nation littéraire...
Pour revenir à la langue des chansonniers tel que celle de Brassens que l'on peut effectivement redécouvrir, valoriser et regretter, je conseille l'écoute de Jean-Louis Murat, poéte, musicien, interprête, injustement mis à l'écart par les médias, une sorte de Renaud Camus du chant, et dernier représentant des troubadours et de l'amour de notre langue au sein des " chanteurs ".
03 juin 2010, 14:55   Fils prodigue
Ajoutons, cher William König, que ce fils prodigue réussit le prodige de sauver père et frère aîné du naufrage dans le nazisme et la décivilisation qu'il entraînait, et de protéger ses mêmes "parents", des années durant, de la chute tant désirée dans la barbarie identique du communisme conquérant. Il a quelque droit à notre reconnaissance. Au point que l'ingratitude du fils prodigue de la parabole, finalement, est plutôt de notre côté que du sien.
Je remercie M. Henri Bès de sa très riche contribution. Je le remercie tout particulièrement
d'avoir fermé les yeux sur mes quelques lignes d'introduction à la note d'Eric Chevillard, qui,
elles aussi, elles surtout, auraient mérité le reproche d'illustrer ce qu'elles dénoncent (soit la
perte du sens littéraire de la langue).

Cela dit, j'avais pensé dès ma première lecture que la seule faiblesse de l'observation
d'Eric Chevillard tenait à sa mise en cause exclusive "du cinéma, du rock, de la beat
generation
, de l'Amérique en somme". Il y aurait sans doute bien d'autres motifs à notre
éloignement collectif d'"un certain tour d'esprit français, très littéraire, tout en mots, un peu
emphatique ou ronflant, y compris quand l'ironie s'en mêle".

Il faut toutefois noter que "l'Amérique en somme" stigmatisée (avec le sourire) par Eric
Chevillard est celle des années 50 (beat generation, rock), et non pas celle de toujours.

C'est pourquoi je ne pense pas que les livres de Marc Fumaroli soient très pertinents, en
l'occurence, car sauf erreur de ma part (je ne les ai pas lus), ils ne traitent pas spécifiquement
de la contre-culture américaine de 1950 à nos jours.


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Un autre intervenant sur ce forum m'a gentiment signalé que le sujet de mon message en
tête de ce fil de discussion aurait été plus correctement intitulé : Du temps que la France...

Oui, bien sûr, mais il me semble que l'autre forme : Du temps la France... est aujourd'hui
plus naturelle, plus usitée ; elle se fait moins remarquer.

N'ayant pas Grevisse sous la main, je me suis adressé (en ligne) à un site que vous ne connaissez
peut-être pas, géré par l'Institut de France : le Service du Dictionnaire de l'Académie française
(dictionnaire@academie-francaise.fr). En moins de 24 h (vive le service public), il m'a été répondu
ce qui suit :

Monsieur,

Les deux formes sont correctes. Du temps que... est aujourd'hui considéré comme littéraire ou vieilli.
On a ainsi dans La Fontaine dans Le Lion amoureux : Du temps que les bêtes parlaient..., mais
aujourd'hui ce tour est le plus souvent remplacé par Du temps où...

Cordialement
.


Suit le nom du signataire, qui n'est pas un académicien (ce que je regrette pour ma collection d'autographes),
mais que je remercie de m'avoir conforté dans mon sentiment que la forme la plus courante est toujours
la meilleure.
Buena Vista, vous me voyez confus. Je ne m'imaginais pas vous engager dans des recherches si sérieuses. Si je m'interroge sur les voies qui m'ont conduit à "que", je trouve deux raisons différentes mais qui allaient dans le même sens, spontanément surgies, et auxquelles j'ai cédé : le désir d'éviter le hiatus an/ou, et celui d'accorder la forme de votre titre au fond de votre citation d'Eric Chevillard, en proposant un tour désormais ressenti comme littéraire.
De mon côté j'exprime ma confusion à M. Henri Bès.

Je croyais lui avoir adressé une objection recevable au sujet des deux ouvrages cités de Marc Fumaroli.

Mais je tombe complètement à côté de la plaque : aucun de ces livres ne traite des rapports
des civilisations ou des littératures américaines et françaises.

Je devais vaguement confondre avec un autre livre, plus récent, du même auteur, qui est, si
je ne me trompe, une sorte de récit de voyage aux USA.
Ne soyez pas confus. Chevillard incrimine bien l'Amérique, très abusivement à mon sens, mais ce n'est pas sur ce point que je m'étais permis d'intervenir. Nul besoin de l'Amérique pour retourner à la barbarie, me semble-t-il : il y a assez de naturel en nous pour cela.

Les livres de Marc Fumaroli que je vous citais, ne parlent pas du tout de l'Amérique (sauf Poésie et Terreur, qui évoque celle de Washington et de Chateaubriand), mais de la fragilité extrême de toute civilisation, résultat d'un effort collectif et individuel contre soi. Ces livres apportent, je crois, des données intéressantes au débat sur la décivilisation et le retour à l'état sauvage. Quant au dernier ouvrage de l'auteur sur l'Amérique contemporaine, je ne l'ai pas lu, faute de temps.
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