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Il y a Ferry et Ferry ou la dictée se meurt

Envoyé par Michel Le Floch 
Extrait d'un article publié sur le blog (excellent) de Gilbert Molinier, professeur au lycée Blanqui de Saint-Ouen. Ce passage concerne l'étonnante évolution de la dictée à partir de deux exemples. L'intégralité de l'article "De la dictée à l'addiction" est disponible à l'adresse suivante :
[moliniergilbert.free.fr]
Dans la version originale, les mots de la seconde dictée écrits, délibérément, de manière fautive, sont soulignés afin que le correcteur ne sanctionne pas l'élève qui les aurait mal orthographiés.

Petit-Détour


"Pour illustrer notre propos, nous partirons d’un exemple, celui de la réforme de la dictée. Comme on le sait, la dictée est, à titre d’exercice, un des instruments pédagogiques privilégié de l’école Jules Ferry. Articulée à l’apprentissage de la lecture, de la grammaire, du vocabulaire…, elle vise à transformer de jeunes sauvageons en jeunes lettrés. Son parent éloigné a décidé d’en refondre le contenu comme le sens. Le mot est resté, le concept n’est plus qu’une coquille vide. Il n’empêche ; Le Monde du 23 août nous l’assure : « cet intellectuel brillant […] a fait connaître ses priorités : la lutte contre l’illettrisme… ». Mais comment procède-t-il ?
Il nous suffira de présenter deux dictées proposées à de jeunes élèves pour avoir une idée concrète de la révolution intellectuelle faite par Luc Ferry. La première, présentée exactement telle qu’elle a été écrite par le jeune Paul Guionie[4], en octobre 1937, au tout début de l’année scolaire. Paul est né le 06 novembre 1926, il a à peine onze ans. Il est élève du Cours moyen deuxième année dans un village d’Auvergne ; aujourd’hui on le dirait « issu de milieux défavorisés ». La seconde est proposée à un élève de 3ème par son oncle ayant découvert par hasard le texte de la dictée proposée au brevet des collèges en l’an 2000[5], c’est-à-dire plus de soixante ans après, après que les savants en psychopédagogie soient passés par là, après tant et plus de réformes de l’enseignement proposées par de « brillants intellectuels » et d’éminents hommes politiques, tous attentifs aux soins à apporter à la formation scolaire de la jeunesse de ce pays, tous bienfaiteurs de l’humanité, de Christian Fouchet et Jean Berthouin à Luc Ferry en passant par Lang et Bayrou, Jospin et Devaquet, Fontanet et Allègre... Mais surtout, le second élève a effectué quatre années scolaires de plus que le jeune Paul.

1937. Dictée Jules Ferry

Terreur d’enfant

En entrant dans la forêt il me sembla que le vent était encore plus violent ; il soufflait par rafales et les arbres qui se heurtaient avec force faisaient entendre des plaintes en se penchant très bas. J’entendais de longs sifflements, des craquements et des chutes de branches ; puis j’entendis marcher derrière moi, et je sentis qu’on me touchait à l’épaule. Je me retournai vivement, mais je ne vis personne. Pourtant j’étais sûre que quelqu’un m’avaist touchée du doigt. Puis les pas continuèrent, comme si une personne invisible tournait autour de moi ; alors je me mis à courir avec une telle vitesse que je ne sentais plus si mes pieds touchaient terre.

Marguerite Audoux

Quelqu’un m’avait touchée du doigt (avait a pour sujet quelqu’un 3ème personne du singulier)

2000. Dictée Luc Ferry

Pourtant il avait un père et une mère. Mais son père ne pansait pas a lui et sa mère ne l’aimait points. C’était un de ces enfant digne de pitier entre tous qui ont père et mère et qui sont orfelin. Il n’avait pas de jite, pas de pins, pas de feu, pas d’amour ; mais il était joyeux parce qu’il était libre

Victor Hugo

Quelques brèves remarques. La première dictée (début de cours moyen) contient sept lignes, la seconde (fin de 3ème), à peine la moitié. La première combine, par exemple, les difficultés orthographiques du passé simple et de l’imparfait, la seconde ne retient que le présent de l’indicatif et l’imparfait. Il se trouve que dans ces deux textes, comme on dit aujourd’hui, l’enfant est au centre, l’enfant en proie à ses petits et ses grands drames, l’enfant en proie a la peur et à ses parents... Parvenu en seconde de lycée, pour peu qu’il s’inscrive en cours d’allemand, le premier pourra accéder à la lecture du Roi des aulnes (Erlkönig), parce qu’il sait déjà lire et écrire en français ; le second ne pourra jamais mettre un pied dans la forêt de Gœthe, parce qu’il ne sait ni lire ni écrire. Arrivé en terminale, le premier entrera de plain-pied dans les explications du professeur de philosophie qui le renseignera sur le caractère polysémique de la langue ; le second ne comprendra rien parce qu’il lui est indifférent d’écrire « pain » ou « pin », « penser » et « panser »... Tout cela lui est devenu indifférent parce que l’école manifeste à son égard un immense mépris en le laissant libre d’écrire comme il veut (expression libre), en le laissant parler comme il veut, l’essentiel étant de communiquer. "
"Tout cela lui est devenu indifférent parce que l’école manifeste à son égard un immense mépris en le laissant libre d’écrire comme il veut (expression libre), en le laissant parler comme il veut, l’essentiel étant de communiquer."

Oui, c’est bien de ce mépris que parle Jean-Paul Brighelli dans À bonne école , la suite de La fabrique du crétin . Avez-vous lu ce petit livre qui navigue entre mélancolie et combativité et plein d’ironique sagesse ?
Oui ,Aline, j'ai lu les deux livres de Brighelli. Avez-vous eu des échos du fameux débat sur l'Islam qui devait se tenir à l'ULB avec Ramadan ?
La situation « orthographique » n’est pas meilleure en Belgique. La méthode globale y fait ses ravages depuis 50 ans à peu près. Il existe cependant une initiative assez intéressante, un concours, organisé tous les ans pour tous les enfants francophones de dernière année de l’enseignement primaire : la « dictée du Balfroid ».
Elle est diffusée en direct sur les ondes de la RTBF et emporte un beau succès car une grande majorité d’adultes s’y adonnent.
www.lebalfroid.be/

En voici un exemple (risible, il est vrai, si l’on y cherche quelque qualité poétique) :

« Une branche de lilas.

Les fleurs, aussi modestes soient-elles, nous ont émerveillés jusqu'à ce jour de décembre où les premières gelées les ont flétries.
Notre lilas blanc, quand ses énormes grappes de mai triomphent sous le soleil, a été déserté par les moineaux piailleurs.
Pourtant, si l'on examine la branche où s'attardent deux mésanges, on y remarque des bourgeons tout gonflés qui vont rester bien fermés pendant l'hiver.
Déjà on se prend à espérer des jours meilleurs, plus longs, plus ensoleillés. Ne sont-ils pas, ces gros bourgeons, porteurs d'espoir ?
Une branche de lilas, c'est peu, mais c'est énorme. Les plus petits indices nous indiquent que tout se métamorphosera encore une fois, comme toujours. »
Cher Petit-Détour, non, je n'ai rien lu, j'étais trop furieuse qu'il soit parvenu à ses fins! Ou plutôt, j'ai survolé en oblique et avec un air dégoûté le rapport du débat et ...j'en sais assez!
Voici le lien pour mon message précédent :

[www.lebalfroid.be]
Utilisateur anonyme
18 février 2008, 13:59   Re : Il y a Ferry et Ferry ou la dictée se meurt
Tout cela est bien connu (le blog date un peu), et le diagnostic, vous le savez, ne fait plus guère débat aujourd'hui : les contempteurs de la dérive pédago l'ont emporté, et c'est tant mieux. Reste à savoir ce qu'ils vont faire de leur victoire...
Le "Yahoo" tel qu'on l'écrit à la rubrique "Informations" :

"Shoah au CM2 : L'Élysée évoque des aménagements"
Reste à savoir ce qu'ils vont faire de leur victoire...

Telle est bien la question, cher Monsieur Faboc. On ne peut pas dire que l'attelage Sarkozy-Fillon-Darcos soit éblouissant dans ce domaine, pour l'instant en tout cas.

La suppression du jargon structuralistico-linguistique en grammaire est toutefois une bonne nouvelle, ainsi que le rétablissement de l'enseignement systématique de celle-ci. Quelqu'un sait-il où l'on en est dans le domaine de la méthode d'apprentissage de la langue ? J'en suis resté à la suppression par Darcos de l'obligation qu'avait instaurée Gilles de Robien du recours à la méthode syllabique - une obligation qui n'était certes pas respectée par la majorité des instituteurs mais qu'on aurait dû renforcer et, comme disent les Américains, enforcer.
Cher ami, ce qui l'a emporté et qui l'emporte aujourd'hui c'est un anti-pédagogisme << spectaculaire >> (au sens debordien du terme). Sur ce point, le texte de Gilbert Molinier est clair : le rétablissement affiché de la dictée vient sanctionner sa disparition effective. Je me demande donc si les antipédagos d'aujourd'hui ne sont pas plus dangereux que les pédagos d'hier. A ce sujet, il faut lire le livre de Renaud Camus consacré à la restauration des maisons de campagne.
Utilisateur anonyme
18 février 2008, 16:00   Re : Il y a Ferry et Ferry ou la dictée se meurt
Entièrement d'accord avec M. Petit-Détour : l'orthographe ne redeviendra jamais une "frontière" de l'enseignement de la langue, autrement qu'en discours "spectaculaires" en effet. Ce temps est révolu, point à la ligne. Et dès lors, il y a plusieurs manières de l'accepter. Je ne suis pas loin d'être dégoûté, ayant l'occasion de parcourir cette littérature, par le ronron va-t-en-guerre de certaines feuilles pourtant inspirées par les meilleurs intentions, type Snalc, syndicat au demeurant plus ragoûtant que d'autres. Comment ne pas se trouver d'accord, et dans le même temps, comment ne pas se lamenter de voir naître un nouveau mandarinat de rebelles ?

PS : je vous sais gré, M. Meyer, de me désigner aussi civilement. Il ne vous aura cependant pas échappé que "faboc" n'est qu'un pseudo (tout à fait ridicule). Et je me demande même si je ne dois pas voir malice devant tant de politesse...
N'y voyez nulle malice. Les pseudonymes sont ce qu'ils sont. Mais si le vôtre vous paraît ridicule, pourquoi ne pas en changer, ou même l'abandonner ?

Je comprends votre sentiment mais nous n'en sommes pas encore tout à fait aux ralliements de la dernière heure : les positions des amis du désastre paraissent encore solides car, s'ils n'ont plus pour eux la pensée vivante, ils tiennent encore le haut du pavé grâce au nombre et aux médias.

La comparaison avec la "restauration" des maisons de campagne petites-bourgeoises est plaisante et donne à penser ; mais faut-il réellement se résigner ? Ce fatalisme ne rejoint-il pas ce qui est désormais le principal argument des amis du désastre (on ne refait pas l'histoire, on ne revient pas en arrière, etc.) ?
Autant le diagnostic de M. Molinier est juste, autant la façon dont il le présente est trompeuse.
En 1937, Jules Ferry était mort depuis longtemps et c'est un contresens que de ramener son action de ministre à la seule dictée, exercice sur lequel, à ma connaissance, il ne s'est pas prononcé. En 2002, Luc Ferry n'était pas aux affaires. Il n'a été ministre que pendant trois ans (peut-être moins), entre 2002 et 2005. De plus, il est injuste de le rendre responsable de ce sujet de BEPC, qui a dû lui faire horreur, quand il en a pris connaissance (si tant est que cela ait eu lieu).
Rendre responsables Fouchet et le malheureux Berthouin, entre autres responsables politiques, de cette lente déchéance de l'âpprentissage de l'écrit est, là encore, une façon de tromper son monde. Ils en sont innocents. Il est possible d"établir la généalogie du désastre : Haby sans doute (qui le premier a insisté sur l'expression orale et a séparé, dans sa loi, l'apprentissage de la lecture de celui de l'écriture), Savary et son conseiller Legrand, les responsables de l'enseignement primaire et secondaire du MEN (nommés entre 1981 et 2007), Jospin et sa loi du 14 juillet 1989, Meyrieu et les IUFM.
L'exercice de l'an 2000 (corriger un texte) n'est pas stupide en soi. Il pourrait compléter avantageusement une dictée. La maîtrise de l'écrit consiste certes à rédiger sans faire de fautes, en appliquant les règles du code; elle consiste aussi à savoir corriger ses propres erreurs, lors de la lecture ou relecture à tête reposée. Ce qui est aberrant, c'est d'imposer cet exercice à des élèves qui ne maîtrisent pas les rudiments de l'orthographe : ils vont corriger au petit bonheur la chance.
Les conséquences de cet état de choses (l'écrit devient étranger à des millions d'élèves) sont esquissées, mais le désastre va au-delà de la seule interprétation impossible de textes littéraires ou philosophiques. Ce qui est voulu par la didactature, c'est la rupture de la transmission; c'est que la tradition devienne ce qu'Hannah Arendt nomme "la tradition oubliée" (en l'occurrence, elle est jetée aux oubliettes); c'est la table rase : "du passé faisons table rase", comme dit sinistrement la chanson.
Utilisateur anonyme
18 février 2008, 22:33   Re : Il y a Ferry et Ferry ou la dictée se meurt
"mais faut-il réellement se résigner ? Ce fatalisme ne rejoint-il pas ce qui est désormais le principal argument des amis du désastre (on ne refait pas l'histoire, on ne revient pas en arrière, etc.) ?"

Mais comment leur donner tort sur ce point ? Comment peut-on espérer en un retour en arrière ? Certes, il est possible que, jusqu'à un certain point, des mesures assez techniques (volume horaire de français, choix des méthodes de lectures, dictée systématique) produisent un certain résultat. Vous me diriez que ce qu'une méthode a pu réussir à produire il y a un demi-siècle, elle le pourrait encore, pour peu que la volonté soit là ; qu'inversement ce qui a été récemment défait (comme l'a mis en évidence JGL) peut être renoué. C'est tout à fait envisageable, mais, de mon point de vue, dans de seules aires expérimentales, dans des situations singulières, dans des contextes précis. Pardon d'être si cuistre, mais je crois comme d'autres que la situation historique dans laquelle se trouve mon pays (et sans doute au-delà), qu'on la qualifie de post-moderne, de post-culturelle, de post-humaniste et que sais-je encore, ne s'y prête tout simplement pas. Défaitisme ? Oui, sans doute : je n'exclus pas la possibilité d'une Renaissance, comme dit l'autre, mais je doute d'y assister de mon temps, voilà tout. Et pourtant, allez savoir pourquoi, confronté chaque jour à ce "désastre", je garde l'enthousiasme chevillé à l'âme. Pardon d'avoir asséné de telles banalités en ce début de soirée !
Puisque nous sommes dans les banalités : point n'est besoin d'espérer pour etc.
"... entreprendre ni de réussir pour persévérer." C'était la maxime préférée de Gramsci. Marcel Meyer, vous n'êtes jamais banal.
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