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Levi-Strauss, encore

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
18 mai 2008, 09:04   Levi-Strauss, encore
Lue dans "Le Nouvel Obs", qui en frissonne, cette phrase lumineuse de C.Lévi-Strauss:

"On ne fait jamais une société à partir d'un système. Une société quelconque est d'abord faite de son passé, de ses moeurs, de ses usages: ensemble de facteurs irrationnels contre quoi les idées théoriques s'acharnent."

L'anti John Rawls?
Utilisateur anonyme
18 mai 2008, 14:44   Re : Levi-Strauss, encore
Merci pour cette superbe citation.

C'est parce que les valeurs traditionnelles et communautaires se sont effondrées que la société moderne est tenue de donner la première place aux idées théoriques, aux systèmes, comme par exemple à la justice. Ainsi, Rawls se retrouve dans l'obligation de démontrer que le contenu et les exigences de la justice sont indépendants de toute particularité historique et sociale.
La "position originelle" de Rawls présuppose une sorte de moi "désemcombré", dépouillé de tous ses attributs contingents et doté d'une sorte de statu supra-empirique. Elle repose en outre sur l'idée d'une distance entre les valeurs que "j'ai" et la personne que "je suis" (individu déraciné et abstrait).
18 mai 2008, 19:52   Re : Levi-Strauss, encore
C'est en effet une belle citation; mais permettez-moi d'insister...

« C'est parce que les valeurs traditionnelles et communautaires se sont effondrées que la société moderne est tenue de donner la première place aux idées théoriques, aux systèmes, comme par exemple à la justice ».

Certes, vous avez raison, Pascal Orsoni. Cependant il est une lecture possible de Rawls qui reconnaît que sous le voile d’ignorance, les agents s’accordent sur des principes de justice de manière rationnelle, en se fondant aussi sur des principes moraux que l’histoire et la tradition ont déposé en eux, et qui sont des intuitions morales qui rendent possible la procédure. On a toujours beau jeu de critiquer le rationalisme critique de Rawls, mais en l’occurrence, dirais-je, cette critique équivaut à remettre en cause la possibilité même de fonder rationnellement des principes ; il est certes très tentant de réfuter le statut privilégié que s’arrogent la raison et les fragiles systèmes qu’elle édifie ; mais où cela conduit-il ? Au relativisme des principes, ce me semble (dont la position communautarienne est une des modalisations possibles, la théorie rawlsienne pouvant, de son côté, être légitimement accusée de favoriser un relativisme culturel).

Et il serait plus sage, au lieu de se réfugier dans une sorte d’irrationalisme pseudo nietzschéen ou heideggérien, ou bien dans l’historicisme romantique dont on voit mal comment il pourrait s’accommoder à la démocratie libérale (dont chacun de nous, même s’il en aperçoit chaque jour les défauts les plus flagrants, serait de bien mauvaise foi s’il affirmait pouvoir abdiquer sans regret les libertés qu’elle garantit (en sorte que le débat n'ayant plus lieu aujourd'hui qu'entre Modernes, ceux qui se déclarent tout uniment Anciens ne peuvent le faire que par simple coquetterie)), il serait plus légitime, disais-je, de choisir de tenir une position intermédiaire qui, tout en ne réfutant pas l’universalisme abstrait en ce qu’il permet la fondation rationnelle de principes de justice, réintroduirait en celui-ci certains principes hétéronomes de la tradition (tout ceci est évidemment bien naïf et ne constitue guère qu’un vœu pieux ; de fait, les positions dites « mixtes » prêtent souvent le flanc aux critiques émanant des deux extrêmes entre lesquels elles prétendent se situer).

Mais il est vrai, Pascal Orsoni, que la position critique à l’égard de Rawls qui est la vôtre (et qui est à peu près celle de tout le monde sur ce forum éminemment cratylien, ce dont je me réjouis sincèrement) a le mérite non négligeable de nous permettre de mieux apercevoir les effets dévastateurs du discours dominant (« des goûts et des couleurs, on ne discute pas, tant que les droits fondamentaux de la personne humaine ne sont pas enfreints ») sur la culture qui est la nôtre : car c’est malheureusement de nos jours la tendance la plus représentée. Aussi me rallierai-je avec vous, avec les réserves que j'ai dites (et qui n'en sont pas de bien véritables, le tout étant une question d'accentuation), à la position de Lévi-Strauss, « le passé, les mœurs, les usages » me paraissant aujourd’hui, et plus que jamais, ce qu’il y a de plus menacé.
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