Le 12 janvier 1897, une conférence attire un nombreux public au siège de l'Union
Coloniale, 50, rue de Provence. L'orateur est le publiciste Joseph Chailley-Bert, "coloniste"
actif (1), qui vient annoncer et expliquer la création d'une Société française d'émigration des
femmes aux colonies. La séance est présidée, circonstance inattendue, par le comte
d'Haussonville, personnalité du parti royaliste, peu favorable à la politique coloniale mais
connu pour avoir facilité l'émigration des Alsaciens Lorrains en Algérie et aussi pour animer
diverses oeuvres de bienfaisance au profit des femmes et des enfants (2). La réunion de ces
deux hommes symbolise une brève rencontre entre "l'idée coloniale" et la condition féminine :
rencontre importante quoique brève car elle les éclaire l'une et l'autre à un moment important.
L'allocution d'ouverture prononcée par d'Haussonville et la conférence de Chailley-
Bert(3) font connaître les intentions et les objectifs des fondateurs de la Société ;
ultérieurement, la presse, notamment la Quinzaine coloniale et la Revue des Deux Mondes
indiquent les résultats de l'expérience.
L'idée parait d'une simplicité lumineuse. D'un côté, dit Chailley-Bert, le mot "politique
coloniale" est en train de changer de sens :
pendant vingt ans il n'a signifié que conquêtes,
désormais il signifie organisation politique et administrative, exploitation économique ; il faut
donc à présent envoyer aux colonies des colons et des fonctionnaires ; ceux-ci sont le plus
souvent célibataires mais, dit d'Haussonville, "point de mariage, point de famille et point de
colonies d'avenir". Justement, d'un autre côté, un "stock" (4) important de jeunes filles
françaises restent, elles aussi "sans avenir". D'Haussonville est surtout sensible au sort
pitoyable des "non classées" celles que la politique scolaire a pourvues de diplômes et de
prétentions, mais qui ne peuvent trouver d'emploi ; Chailley-Bert insiste davantage sur le fait
qu'elles ne trouveront pas de mari faute de dot (à cause du déclin des revenus agricoles et des
taux d'intérêt). La Société d'émigration des femmes aux colonies veut résoudre ensemble, et
l'un par l'autre, le problème colonial et le problème féminin : d'où "l'immense intérêt social"
des solutions qu'elle propose.
Mais lorsqu'il s'agit de préciser ces solutions dans le détail, la confusion s'installe, la
pensée des fondateurs apparaît pleine d'incertitude et de contradiction.
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(1) Chailley-Bert est le gendre de Paul Bert, gouverneur de l'Annam et du Tonkin en 1386.
(2) Entre autres une Société de protection des Alsaciens Lorrains, et une Oeuvre des mères ; il publiera en 1900
Salaires et Misères de femmes
(3)Elles sont publiées aussitôt (1897) chez Armand Colin. J. CHAILLEY-BERT,
L'émigration des femmes aux colonies. Collection Questions du temps présent, 63 pages.
(4) Le mot est de Chailley-Bert, qui s'excuse de cette "expression commerciale". On le sait l'Union Coloniale est
surtout soucieuse de développement économique ; le langage de ses membres s'en ressent.
PREMIERE INCERTITUDE. JUSQU’OÙ IMITER LES ANGLAIS ?
Dès le départ on se réfère explicitement à l'exemple anglais, mais en même temps, on
le répudie. La United British Wotnen's émigration association envoie des prospectus dans
toute l'Angleterre pour attirer des jeunes rurales, elle les rassemble à Londres dans des hôtels
exclusivement réservés à leur usage, les dirige sur un port, les embarque au nombre de 100 ou
150, accompagnées d'une ou plusieurs femmes d'âge et de responsabilité ; à la colonie, elle
fait escorter chacune d'elles jusqu'à l'endroit où un emploi l'attend et reste en contact pendant
encore un an ou plus. "Au bout d'un certain temps presque toutes se marient, et la Société a
atteint le double objet qu'elle se proposait : procurer aux jeunes femmes de la métropole une
situation et aux colons des épouses". Si on suppose en outre qu'ils sont heureux et qu'ils ont
beaucoup d'enfants" l'entreprise ressemble à un conte de fées, et c'est sans doute ce qui fait
rêver Chailley-Bert. Pourtant, il juge "ridicule de rassembler sur un point détermine 100, 150,
200 femmes pour les former en bataillon sacré" (1) et surtout il déclare que les colonies
françaises n'ont pas besoin d'un grand nombre de femmes ("quelques dizaines au plus" pour
les premières années) ; il ne croit donc pas nécessaire d'envoyer des circulaires. Et néanmoins
il veut mettre sur pied comme les Anglais une infrastructure solide et sûre, donc probablement
coûteuse, sans se demander si elle sera rentable, pour déplacer seulement quelques personnes
chaque année. Il est vrai qu'il lance son imagination à travers les siècles : il faut "tenir compte
de choses qui se passeront dans un siècle ou deux"... ; il prévoit une émigration masculine
sans cesse accélérée (l'Afrique du Nord peut nourrir 10 millions de personnes, dit-il), et il veut
être en mesure de mettre le "contingent d'émigration féminine (...) à la hauteur de tous les
besoins".
SECONDE INCERTITUDE. FAUT-IL CREER UN BUREAU DE PLACEMENT ?
Officiellement la Société, suivant toujours le modèle britannique, fonctionnera comme
bureau de placement. "
Nous nous proposons de procurer dans les colonies une situation à
celles qui, sans faute de leur part, n'ont pu s'en faire une dans la métropole". Mais les Anglais
transportent leurs jeunes campagnardes en Afrique du Sud et en Australie, c'est-à-dire dans
des pays tempérés où les exploitations rurales se multiplient rapidement, et où l'on a besoin de
fermières. Alors qu'aucune colonie française n'offre les mêmes perspectives, et Chailley-Bert
le sait bien puisqu'il affirme "Nous aurons cinquante fois plus de demandes que de situations à
accorder". Il évoque quelques places de gouvernantes, d'institutrices, de sages-femmes, de
modistes, de couturières ; mais surtout il espère que le gouvernement va confier à des
femmes, au moins dans les villes, des emplois de télégraphistes, employées de postes etc..
Bref les places sont encore à créer, et elles restent, bien entendu, subalternes...
Est-ce une simple coïncidence ? En 1900 va paraître un petit livre intitulé La femme
aux colonies (2). L'auteur, Grâce Corneau, ne fait aucune mention de la Société d'émigration
des femmes.
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(1) Notons qu'il ne songe pas à la traite des blanches : le trafic international des prostituées ne sera révélé aux
Français qu'en 1902 et avant cette date personne n'y pense. Cf. Alain CORBIN, Les filles de noce. Aubier
Montaigne, 1978.
(2) Grâce CORNEAU, La femme aux colonies. Librairie Nilsson, Per Lam successeur, Paris, 1900, 109 pages.
Elle encourage elle aussi l'émigration féminine, mais dans des conditions bien
différentes : elle explique comment se procurer une concession (prix, délais, salaires de la
main d'oeuvre, cultures rémunératrices) et comment devenir femme colon ; ce n'est pas plus
difficile pour une femme que pour un homme, affirme-t-elle ! Et d'encourager les Françaises à
se changer ainsi en "marquises de Carabas"... Encore le conte de fées !
TROISIEME INCERTITUDE. COMMENT CREER UNE AGENCE
MATRIMONIALE ?
"A parler franc, continue Chailley-Bert, ce qu'il s'agit d'organiser, c'est une sorte
d'agence matrimoniale ; seulement cette agence doit revêtir certains déguisements qui feront
des jeunes personnes qui recourront à elles des complices inconscientes de notre but". La
nécessité des "déguisements" fait problème. En effet, les deux conférenciers s'affirment
convaincus que "le mariage est, bien plus encore que l'école, le télégraphe ou le téléphone, la
véritable carrière de la femme" (1). Et pourtant, nouvelle contradiction, ils ne veulent pas de
filles "en quête de maris" : "nous ne souffrirons pas qu'elles partent avec ce seul projet en
tête". Pourquoi ? La seule réponse claire est celle-ci : c'est "une bien mauvaise condition pour
trouver un mari que d'afficher la prétention d'en chercher un avant tout et tout de suite". En
fait ce qu'on veut c'est sélectionner des filles épousables mais sans leur parler de mariage pour
laisser plus de liberté aux colons.
Sélectionner n'est pas trop fort (2). "Ce ne seront pas lés candidates qui manqueront,
affirme Chailley-Bert : il y en aura abondance et surabondance". La Société pourra faire sur
chacune d'elles une enquête très poussée à l'aide d'un questionnaire aux questions "bien
calculées", pour connaître "sur ses talents, ses aptitudes, son caractère, sa moralité, sa santé,
des renseignements complets" ; on exigera en outre des certificats du médecin, des
éducateurs, des employeurs éventuels. Mais ce n'est pas assez : il faut aussi une photographie
pour s'assurer que la postulante a un physique agréable. En effet, si en France le mariage n'est
encore qu'une affaire, il n'en est plus ainsi aux colonies ; ce n'est pas que le colon "répugnerait
à épouser quelque riche héritière ; mais comme il sait qu'à peu d'exceptions près les riches
héritières ne seront pas pour lui (3), il retourne ses prétentions d'un autre côté ; il veut, n'ayant
à choisir qu'entre des filles de condition humble ou modeste, en choisir au moins une qui soit
d'un physique agréable. Ne vous récriez pas. C'est là une exigence bien naturelle ; ce qui n'est
pas naturel, c'est que cette exigence ne nous paraisse plus naturelle". En somme, les colonies
ressuscitent le mariage d'inclination.
Observons au passage que les garanties sont toutes du même côté : on trie les futures
épouses sur le volet et on ne leur promet rien. Ce qui donne aux colons le maximum
d'avantages. Mais qui trie les futurs maris ?
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(1) Allocution de d'Haussonville.
(2) On sait que l'Union Coloniale aide des Français à partir aux colonies, mais elle exige qu'ils aient une petite
fortune, une bonne réputation, de l'énergie. Elle ne veut pas favoriser l'émigration de "fruits secs".
(3) 'On ne les prend qu'au dessous du pair" dit encore Chailley-Bert, décidé ment porté aux métaphores
économiques.
Au fond Chailley-Bert poursuit un rêve bien masculin : celui du colon célibataire et
laborieux, en passe de réussir, à qui on amène un choix de filles jeunes, belles et sages ne
demandant rien , mais disposées à tout donner. Toujours le conte de fées... La réalité est tout
autre, et il le sait bien : le nombre des hommes célibataires est si élevé aux colonies que les
jeunes filles, à peine débarquées, auront 300 paires d'yeux braqués sur elles. "Tandis qu'en
France elles sont, de par les moeurs et la vie, réduites à attendre et à subir le choix des
hommes, là-bas, la proportion des nombres étant renversée, c'est elles qui ont en main le droit
de choisir". C'est dire que les grands déplacements de l'ère coloniale accroissent les chances
de l'émancipation féminine, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le
domaine sentimental.
Mais le rêve de l'orateur se poursuit : il s'émerveille des heureux effets qu'on peut
attendre de ces mariages. "Dans les colonies ce sera une vie décente et digne ; ce sera la fixité
et le calme remplaçant la mobilité et l'agitation" ;
du coup la prospérité des établissements se
développera, la fécondité naturelle de la race reparaîtra (et d'évoquer non seulement l'exemple
des Franco-canadiens, mais aussi celui des colons d'Algérie (1) ; "notre langue française se
répandra dans le monde", "les colonies seront de véritables écoles d'héroïsme", et toutes nos
discordes s'y apaiseront.