L'Afrique du Sud ou le rêve trahi, par André Brink
LE MONDE | 23.08.06 | 13h01
La scène se passe un soir de semaine, dans un petit restaurant de Somerset West,
une banlieue paisible du Cap. Il est tard. Plusieurs clients sont déjà rentrés
chez eux, d'autres s'apprêtent à partir. Parmi la douzaine de personnes encore
attablées se trouvent ma fille Sonja et son mari Graham. Ils parlent de leurs
deux enfants et de leurs projets pour les occuper durant les vacances d'hiver
qui viennent de commencer ; ils évoquent aussi la réception à l'ambassade de
France à laquelle nous avons assisté ensemble dans l'après-midi afin de
rencontrer l'équipe de France de rugby, qui doit affronter les Springboks
d'Afrique du Sud le samedi suivant. Le monde paraît un endroit agréable,
tranquille et généreux.
Soudain un brouhaha interrompt la conversation. Dans une cacophonie de voix,
cinq hommes armés de pistolets font irruption dans le restaurant et prennent
position autour de la salle tout en hurlant des ordres et instructions
incompréhensibles. Les cinq ou dix minutes suivantes ne sont qu'un tourbillon
d'impressions confuses. Tout d'abord, les clients se voient intimer l'ordre de
s'allonger au sol et de "dormir". Aussitôt après, on leur ordonne de se
"réveiller". Un homme qui tente de protester est immédiatement pris à partie,
battu et jeté au sol avant de recevoir de violents coups de pied au visage.
Ensuite chacun doit se défaire de ses bagues et bijoux, montre, portable,
portefeuille. Lorsqu'ils remettent leurs effets aux pillards, les femmes et les
hommes de petite taille sont battus ; pour on ne sait quelle raison, les hommes
de grande taille ne sont pas inquiétés. Le patron est contraint de remettre les
clés du coffre ; le tiroir-caisse est fracassé. Les clients sont alors regroupés
et enfermés à l'arrière de l'établissement, dans un petit débarras sans fenêtre.
Dans la salle, le vacarme se poursuit tandis que les lieux sont fouillés et mis
sens dessus dessous.
Il s'avère que le patron s'est débrouillé pour glisser son portable dans une de
ses chaussures. Tout en s'efforçant de réprimer ses tremblements, il compose le
10111, le numéro d'urgence de la police. Soupirs et exclamations de soulagement
dans la pièce. C'est alors que le drame tourne à la farce tragique. Trois fois
de suite un fonctionnaire décroche, demande au patron de décliner ses nom et
adresse, puis met l'appel en attente et le transfère à un autre poste, où on lui
fait répéter les mêmes précisions. Lorsqu'enfin les flics finissent par arriver,
les voyous se sont éclipsés. Il faudra environ quatre heures avant que Sonja,
Graham et les autres otages soient autorisés à rentrer chez eux.
A part un entrefilet dans les pages intérieures d'un petit journal local,
l'incident ne sera même pas signalé dans la presse : l'affaire est trop
insignifiante, trop banale, trop courante dans la Nouvelle Afrique du Sud.
Personne n'a été tué, personne violé. L'incident ne sera même pas comptabilisé
dans les statistiques.
En rentrant chez eux, sous un réverbère, Sonja et Graham passent devant
l'affiche d'un magazine représentant le large visage souriant et barbu du
ministre de la sécurité, Charles Nqakula (un ministre de la sécurité en Afrique
du Sud, soit dit en passant, paraît aussi saugrenu qu'un ministre des affaires
maritimes en Suisse, ou qu'un département de la justice dans les USA de George
W. Bush). A la suite d'une carrière politique singulièrement terne, M. Nqakula
s'est vu récemment catapulter à la "une" des journaux pour avoir déclaré qu'il
se moquait des plaintes qui s'élèvent partout dans le pays au sujet de la
violence, et que ceux (Blancs pour la plupart) qui "geignent" sur le niveau de
violence en Afrique du Sud feraient mieux de quitter le pays.
La tempête de protestation que déclencha cette indifférence quasiment criminelle
culmina au Parlement, où quelqu'un affirma que le dédain du ministre à l'égard
de la colère qui monte dans le pays rappelait la tristement célèbre remarque du
ministre de l'intérieur de l'époque, Jimmy Kruger, quand il avait déclaré que
l'assassinat de Steve Biko par la police de sécurité en septembre 1977 l'avait
"laissé froid". En réponse à cette accusation, Nqakula s'enferra un peu plus en
insistant sur le fait qu'il ne connaissait absolument rien dudit Jimmy Kruger, à
part que son nom apparaissait au bas d'un ordre de bannissement qui avait alors
visé Nqakula.
Bien entendu, personne ne sera surpris de voir un politicien manquer parfois
d'intelligence ou même de simple bon sens. Mais force est de constater que M.
Nqakula a démontré à plusieurs reprises une capacité limitée de compréhension et
une propension illimitée à l'arrogance. Il ne semble pas réaliser que son
ignorance affichée du peu regretté Jimmy Kruger implique qu'il ignore également
tout de la vie et de la mort de Steve Biko : il est évident que le souvenir de
l'un s'accompagne obligatoirement du souvenir de l'autre. Et c'est peut-être à
cette aune-là qu'il faut mesurer l'ampleur du scandale que révèle l'attitude de
Nqakula. Cet homme ignore sa propre histoire. Et ce faisant il trahit tout ce
pour quoi l'ANC s'est si longtemps battu : non-racisme, collaboration et
compréhension entre Blancs et Noirs, responsabilité partagée à l'égard du passé
comme du futur. En une seule remarque insensible et désinvolte, il a trahi tout
l'héritage de Nelson Mandela.
Bien entendu, tous ceux qui participent au pouvoir ne sont pas comme lui :
certains de ses collègues sont des personnes humaines, généreuses et
compréhensives qui consacrent leurs immenses talents à réaliser le rêve de
Mandela. Mais malheureusement il ne constitue pas non plus une exception.
Je me souviens que quelques semaines à peine après la fin de l'apartheid, alors
que je me rendais dans un supermarché, j'avais emprunté une étroite allée en
sens unique qui longeait le bâtiment jusqu'au parking situé derrière. A
mi-chemin je dus piler parce qu'un autre véhicule arrivait en face. A
l'intérieur il y avait quatre ou cinq malabars en costume sombre. J'abaissai ma
vitre, pointai la tête par l'ouverture et - très poliment, parce qu'ils étaient
vraiment costauds - leur fis remarquer qu'ils étaient à contre-sens. A quoi le
conducteur rétorqua : "Nous sommes membres du Parlement, nous avons la
priorité." Tout en m'efforçant de garder mon calme je coupai le contact,
descendis de voiture, fermai la portière et m'éloignai, parfaitement conscient
de prendre un gros risque. Mais quand, prudemment, je revins une dizaine de
minutes plus tard, la voiture des ripoux était partie. J'ai peut-être gagné ce
round-là, mais ils avaient fait passer le message. Et de toute évidence Nqakula
entend perpétuer ce genre de comportement.
Et il semble que son attitude ait tendance à se répandre parmi la nouvelle élite
du pouvoir sud-africain, en proportion directe avec l'augmentation de la
violence dans le pays. Ignorant les besoins criants de la population -
criminalité galopante, épidémie de sida, pauvreté et privations - le premier
souci de certains paraît être de se remplir les poches et celles de leurs
famille et amis, et d'exploiter au maximum leur juteuse position, même s'ils
doivent pour cela piétiner les corps des victimes de meurtres, de viols et de
violences ; et à ceux d'entre nous qui osent protester on conseille de se taire
ou de partir.
Malheureusement pour Nqakula, je ne partirai pas. Non pas parce que lorsqu'on
est, comme lui, du bon côté du pouvoir, il est facile d'engraisser et de
s'enrichir, mais parce que mes ancêtres et moi sommes nés dans ce pays, et qu'il
se trouve que je l'adore - dans la richesse comme dans la pauvreté, dans la
santé comme dans la maladie, et jusqu'à ce que la mort nous sépare.
Vu l'état actuel du pays, il est possible que la mort me surprenne plus tôt que
prévu. Mais comme l'a dit Sonja au lendemain de son calvaire : "Je refuse de
devenir une victime."
Le problème est que pendant que de tels incidents (avec toutes les cicatrices
émotionnelles et mentales qu'ils laissent durant des mois) caractérisent
l'évolution actuelle de l'Afrique du Sud, on ne s'attaque pas au véritable mal
de notre démocratie.
Le fanfaron Jacob Zuma, qui assura autrefois la vice-présidence et ne cache pas
son ambition de devenir le prochain président, se contente de prendre une douche
après un rapport sexuel non protégé afin d'éviter le risque du sida ; Charles
Nqakula se lave les mains des meurtres et des viols. Nqakula prétend que les
seuls "geignards" sont les Blancs autrefois privilégiés qui seraient incapables
de s'adapter au changement démocratique. Il est facile pour lui de nier les
souffrances des innombrables victimes, noires, brunes et blanches, qui vivent
dans les townships, les bidonvilles ou les camps de squatters, et dont les
appels à l'aide se heurtent depuis des années à des oreilles atteintes de
surdité. Ainsi on ne perd pas seulement une génération d'assassinés, de mutilés
et de déshérités, on manque aussi l'occasion de faire de notre démocratie
l'exemple pour le monde qu'elle affirmait il n'y a pas si longtemps vouloir
devenir.
"En tout cas, remarqua Sonja d'un ton ironique après le braquage du restaurant,
nous devrions être reconnaissants d'être toujours en vie." Etrangement, ce fut
cette remarque qui me mit le plus en colère. Car dans quel genre de pays
vivons-nous si la vie n'y est pas quelque chose de normal, un statut garanti
(par, entre autres, notre admirable Constitution), mais quelque chose
d'exceptionnel et de remarquable, un privilège si extraordinaire qu'il mérite
une considération et une gratitude spéciales ?
Pour moi, du fait qu'il a été marqué par l'arrogance apocalyptique du ministre,
il y aura dans ma réflexion sur la Nouvelle Afrique du Sud un avant et un après
cet épisode "insignifiant". Durant les années sombres de l'apartheid, lorsque
l'ANC, interdit et exilé, n'était pas autorisé à exposer librement ses vues
devant le peuple sud-africain, je considérais comme relevant de ma mission
d'écrivain d'expliquer ce que ceux qui étaient réduits au silence ne pouvaient
dire ouvertement, de parler de ce qui était interdit - pour faire en sorte que
la vérité puisse apparaître au grand jour. Et ces dernières années, chaque fois
qu'au cours d'un de mes voyages on m'interrogeait sur les maux qui rongent la
Nouvelle Afrique du Sud, j'ai toujours insisté sur le fait que si l'on ne
pouvait en nier la réalité, ces maux n'étaient que de simples débris flottant à
la surface d'un puissant fleuve positif qui coulait dans la bonne direction : en
comparant le stade où nous en sommes aujourd'hui avec la situation où nous
étions il n'y a que douze ans, à l'époque des premières élections libres, je ne
manquais jamais d'insister sur le changement spectaculaire qui s'était produit
dans le pays, et d'affirmer que même en restant prudent, il y avait de bonnes
raisons d'être foncièrement optimiste.
Cela, je ne peux plus le dire. Ce serait trahir les valeurs les plus importantes
en lesquelles je crois et qui furent autrefois, le temps d'un rêve, incarnées
par l'ANC. A cause de gens comme Nqakula, qui sont en train de redéfinir l'image
de l'ANC, je me sens laissé à l'écart. La violence que nous subissons à l'heure
actuelle, et qui s'accroît chaque jour, chaque heure, est devenue la
caractéristique essentielle de la nouvelle façon d'exercer le pouvoir, car il
semble n'exister aucune volonté de la contrôler d'en haut.
En fait, l'indifférence ahurissante de ceux qui raisonnent et argumentent comme
Nqakula autorise - et même encourage - la violence à persister et à empirer.
Jusqu'à, et à moins que le gouvernement - et le président - la condamne
clairement et publiquement, et commence à agir avec détermination pour que les
choses changent, notre bref espoir des douze dernières années aura été vain. (On
peut se demander combien de temps encore la FIFA va continuer à envisager
d'envoyer en 2010 ses équipes de foot disputer une Coupe du monde dans un pays
qui a perdu la capacité d'assurer la sécurité des joueurs, des officiels et des
spectateurs, au risque de transformer ce qui devrait être un spectacle universel
en un massacre qui ferait passer les Jeux olympiques de Munich d'il y a quelques
décennies pour un aimable pique-nique.)
Peut-être qu'après tout M. Nqakula s'en moque éperdument. Il a payé de sa
personne dans la Lutte, n'est-ce pas ? Pendant que d'autres étaient torturés et
tués, lui aussi a souffert. N'oublions pas qu'il a fait l'objet d'un ordre de
bannissement : persécuté, sur une feuille de papier, par l'homme que la mort
d'un autre homme laissait froid - tout comme aujourd'hui Nqakula lui-même reste
froid devant la souffrance et la mort d'innombrables de ses concitoyens dont le
seul désir est de bénéficier des bienfaits d'une terre généreuse dans une
démocratie modèle.
Comme son collègue ministre de la santé, Manto Tsabalala-Msimang, qui divague en
parlant de guérir le sida à l'aide d'ail sauvage et de décoctions de plantes,
l'honorable ministre de la sécurité ne se soucie que d'assurer la prospérité
d'un petit groupe de comparses et d'associés assis sur la souffrance et les
privations de l'immense majorité.
Nous pouvons encore sauver les valeurs humaines et africaines qui ont façonné la
Nouvelle Afrique du Sud - celles qui ont produit un Mandela ou un Tutu, pas
celles qui ont permis l'ascension de monstres comme Nqakula, Zuma ou
Tsabalala-Msimang. Mais il n'y a plus beaucoup de temps à perdre.
© Traduit de l'anglais par Gilles Berton.
André Brink, écrivain sud-africain, est militant de la lutte antiapartheid.