"Un auteur sur deux se croit aujourd'hui obligé de rendre son texte "haletant", vivant (croit-il), en découpant ses phrases en petits groupes syntaxiques. Excellent cache-misère, encore une fois."
Cache-misère en effet, mais peut-être autre chose, de plus pathétique : la course désespérée, langue pendante et souffle court, de cette malheureuse littérature toujours à la traîne de l'audio-visuel, le style oral devenu hégémonique dans la
prescription de la langue.
La domination écrasante du "je" dans les romans contemporains (on aimerait une statistique sur ce thème : combien de romans avec "narrateur omniscient" et de romans en "je" ?) répond, à mon avis, à cette même et pauvre ambition "haletante". Dame ! C'est quelqu'un qui nous parle directement ! L'un des compliments le plus flatteur, dans la bouche des chroniqueurs du jour, reste le suivant : "c'est un livre qu'on ne peut plus lâcher une fois qu'on l'a ouvert", autrement dit un roman qu'on lit comme on regarde un film, c'est-à-dire d'une traite.
Il est bien sûr possible et, dans plus d'un cas, c'est la marque du grand talent, de composer des romans qui se "dévorent". Quand je l'ai lu pour la première fois, j'ai littéralement "dévoré" Dostoïevski, "dévoré"
L'éducation sentimentale et
La Chartreuse de Parme et
La recherche, Casanova, Rabelais, quelques autres encore, en ces temps bénis de l'adolescence, (bénis du point de vue du grand appétit de tout), mais ces "dévorations", au lieu de signifier une violence éphémère infligée au lecteur, un semblant de "choc", de brutalisation, entraînent
naturellement à des relectures tout au long de la vie. Il arrive alors que l'on perçoive d'un tout autre oeil les "héros" de ces livres initialement "dévorés" ou bien l'on retrouve intact le plaisir d'une langue, d'une tournure d'esprit. Dans le premier cas, on mesure le passage du temps et des expériences personnelles, Madame Verdurin, hum, pas si simple que jugée à vingt ans, dans le second cas, on mesure que l'on est resté le même, que l'on rêve toujours à l'abbaye de Thélème (je dois dire qu'à cet exercice dangereux de la relecture, l'étoile de Louis-Ferdinand Céline a pâli, ce qui me paraissait impensable tant je l'avais "dévoré".)
Or, relisant
Baise-mo ou
L'inceste dans dix ans, il me semble que l'on se trouvera dans la même position de "revisionnage" d'un vieux film, c'est-à-dire que l'aspect "typique" d'une époque aura pris de plus en plus de place, la tête des figurants, les voitures d'alors, les rues, les paysages. Infiniment rares sont les films qui ne deviennent pas des documentaires (et en cela le cinéma, comme art, est inférieur à la littérature). Ainsi ces livres "haletants" intéresseront-ils éventuellement l'historien des moeurs mais ne diront plus rien à qui se cherche dans la littérature.