Revenant musarder (joli mot qui évoque les musaraignes, les muridés) sur ce fil dont l'intitulé énonce sur la vie une appréciation discutable, je suis tenté de vous relancer, cher Alain, au sujet de ce temps de retard qui serait selon vous un "reculer pour mieux sauter". Je suis tenté de considérer que pareil ressort de la conscience -- recul vers l'amont de l'état constatable et visite des processus de son avènement suivis du bond cognition-action -- est en passe de constituer un luxe dont il va falloir faire l'économie ou, à défaut, qui va nous imposer des bonds de plus en plus démesurés et acrobatiques, de grands jambages historiques. Le sujet avait été évoqué de cette
p/crise de la conscience réactionnaire-tardive (
I C I) face aux grandes formations abouties dont nous fait la monstration, toujours à postériori, le réel sociologique et politique. Un pays, par exemple, ne change pas, le quotidien est immuable, la vie s'encombre d'accidents, de faits singuliers certes mais que l'ordinarité imperturbée des autres faits s'emploie à rendre insignifiants, jusqu'à ce qu'un tableau général surgisse et que l'image qu'il offre de l'arche (cf. le holisme épistémologique de Quine ou votre citation de l'ouvrage d'Henri Atlan) dans laquelle la concaténation, l'architectonique des étants révèle à l'observation un changement
qui peut être jugé irréversible, commande une action immédiate, urgente parce que retardée, retardée parce que de cause et de processus formatifs demeurés occultes. Que faire alors ? Il est trop tard pour que la conscience offusquée
démonte l'arche afin d'identifier les processus de son édification, les remèdes, les sérums qui enrayeraient, puis inverseraient l'évolution globale non désirée. Quand tout est en allé et qu'il est trop tard pour tenter de comprendre,
si ce n'est pour la beauté du geste cognitif, comment et pourquoi cela est désormais ainsi, le temps de l'action et le temps de la réflexion doivent coïncider
car le sujet s'égarerait à s'exposer au réel sans défense pendant tout le temps qu'il s'occuperait à explorer les complexes régimes de causalité multidimensionnels d'un état général survenu à la conscience comme accompli, soit se présentant comme pourvu de caractéristiques neuves, de qualité inédites comme Quine nous le représente dans les pierres faîtières de son arche.
Cela dit prosaïquement: lorsqu'il est trop tard, n'est-il pas toujours vain de vouloir comprendre ou connaître pourquoi ?
Une action politique réflexe, spontanée ou quasi-spontanée, qui offrirait l'intérêt d'infléchir l'état de désastre constaté, généralisé et inexorable par la seule vertu de l'agir, offre le mérite objectif de faire gagner du temps en faisant coïncider temps de l'action et temps de la réflexion. Face à ce qui se présente comme accompli, un bouleversement du travail de la pensée est requis; en effet ce qui s'est accompli à notre insu ne peut être totalement compris de nous quand nous ne nous y reconnaissons aucune part. Se dire, en toute légitimité, que ce qui advient est incompréhensible et que partant, tout effort de son interprétation serait peine perdue d'une part, et injuste perte de temps d'autre part; injuste et inéquitable parce que l'assimilation d'un réel accompli et aliéné à ce qui avait été notre devenir n'appelle de nous aucun effort de cognition particulier pour en assimiler les rouages. Ce point est délicat: il réclame à la conscience de se soustraire à ce qui la sollicite parce qu'il en va de la continuation du sujet. Le sujet, le sujet de l'histoire, pour agir sur ce réel et le rattraper, l'infléchir et lui tordre le coup, doit faire l'économie du recul de conscience dont nous avons parlé (le "reculer pour mieux sauter"). Le sujet aliéné sinon, plus jamais, ne pourra rattraper ce réel. Il faut que la conscience, dans cet état d'aliénation, meure ("se détache" disiez-vous) afin que l'agir lui ramène le réel, le lui restitue interprétable, prévisible dans les prolongements et les effets produits par une intervention de cet ordre libéré du temps de la conscience.
C'est une proposition : face à ce qui, pour être accompli, ne nous cède plus le temps nécessaire de sa compréhension non plus que celui de son assimilation, laquelle du reste ne comporte aucun fondement éthique ("pourquoi vouloir
comprendre ce qui nous est étranger ?"), le débrayage de la conscience dans un agir pur devient légitime.
Citation
Alain Eytan
Mais je ne suis pas en désaccord avec ce que vous dites là, cher Francis. Voyez du reste ma réponse à Didier, concernant le caractère pas si grossier que cela de cette causalité, si d'aventure on insiste un peu pour la vouloir précéder l'effet que supposément elle induit.
Il y a un point que je voudrais préciser, sur ce décalage temporel que vous dites de la décomposition du phénomène en ses "causes" pour pouvoir l'expliquer : c'est, si je puis me permettre, reculer pour mieux sauter.
Car l'"explication" d'un phénomène consiste surtout dans la possibilité de sa reproduction ; savoir quelque chose, c'est en principe être en mesure de le restituer en en ayant déroulé le mécanisme, et c'est ainsi en tout cas que l'on vérifie qu'il y a bien "savoir".
Ainsi, l'on décompose vers l'arrière en causes présumées, pour anticiper l'événement en le suscitant, si cela marche.