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Ce qui disent les notes

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
30 mai 2008, 10:22   Ce qui disent les notes
"Rapport du 3 août au 9 août 1778

Mercredi, à onze heures et demie du soir, un homme de plume de la Chambre des Comptes a été surpris, étant en action pédérastique. Le saillant étant plus leste et moins embarrassé a pris la fuite, mais l'autre a été pris et conduit au corps de garde où il a d'abord persisté fermement dans la négation, ensuite a demandé grâce en convenant de son crime. J'ai balancé quelques instants, mais m'ayant donné des renseignements à son nom, sa demeure, ayant femme et enfants, en outre assez ivre, j'ai cru l'en tenir quitte par une bonne exhortation à se corriger."

Flagrants délits sur les Champs-Elysées - les dossiers de police du gardien Federici (1777-1791) Edition présentée et annotée par Arlette Farge. Collection Le temps retrouvé (Mercure de France, mars 2008)

Lecteur occasionnel de Mémoires, j'ai souvent fréquenté la collection "Le Temps retrouvé" mais il y a longtemps que je n'avais plus acheté un de ses volumes. Ma première surprise fut la découverte des nouveaux habits de cette collection que ses concepteurs, je suppose, ont voulu "relooker" et qu'ils ont considérablement enlaidie de couleurs criardes, le titre (déjà racoleur en lui-même), étalant ses caractères rose clair sur fond de rectangle rose fushia, le tout fleurant un bidouillage de P.A.O. digne d'un stagiaire en mal d'inspiration. Il va de soi que l'année de parution du livre n'est plus en chiffres romains, comme c'était encore le cas dans les années soixante-dix. Si je n'avais pas entendu parler du contenu de ce livre, nul doute que je ne l'aurais pas même ouvert.

A domicile, le premier feuilletage me réserva une expérience inédite. Jusqu'alors, les notes en fin de volume de cette collection d'histoire m'avaient toujours parues savantes. Disons que j'y apprenais toujours quelque chose. Tel n'est plus le cas, apparemment. En effet, à ma grande surprise, dans l'extrait ci-dessus, deux notes renvoyaient à une précision. La première pour le mot "saillant", l'autre pour le mot "balancé". Ainsi madame Arlette Farge croyait-elle utile d'éclairer ma lanterne en précisant : "Le "saillant" est celui qui prend la position sexuelle dominante." Dame !
Quant à la note pour "balancé", il s'agissait en fait d'une traduction sans commentaires, dans le cas où j'aurais pu croire que le gardien des Champs-Elysées avait "balancé" quelque chose, ou se balançait sur sa chaise que sais-je. Mais non, cela voulait dire "J'ai hésité." ! Ah d'accord ! c'est trop comment i parlaient à c'tépoque.

Ainsi ces notes me donnent l'impression de lire quelque édition pour collégien ou lycéen. Disons que ça rajeunit...
Merci, cher Orimont, pour cette triste illustration de la grande déculturation à l'œuvre dans l'édition.
Arlette Farge, qui est historienne si je ne m'abuse, est à peu près inécoutable à la radio. J'ai souvenir d'une de ses interventions, notamment, au cours de laquelle elle pérorait sur l'usage des mots, leur étymologie, leurs emplois tolérés, interdits, cachés, etc. Elle prétendait d'ailleurs en cette occasion être "très attentive aux mots", qu'elle trouvait "très importants" : bien!
Or, voici ce que cela donnait (je n'avais pas résisté à la joie mauvaise de noter scrupuleusement quelques saillies de la dame) : "J'me suis affrontée à c'problème-là" (...) "j'suis h'une femme qui a un nandicap" [beau chiasme!](...) "ben oui non mais bien sûr mais justement" (...)
Et, vitupérant le parler de Nicolas Sarkozy : "c'est vrai c'est vulgaire comme y parle (...) ça me fait plus que mal, ça me fait colère".
"j'suis h'une femme qui a un nandicap"

Bel exemple illustrant ce que l'on est en droit de soupçonner : les gens qui ne font plus les liaisons, c'est-à-dire presque tout le monde, sont au moins en partie motivés par l'ignorance, par la peur instinctive de se tromper.
Utilisateur anonyme
30 mai 2008, 16:35   Liaisons
Je ne suis pas certain d'être d'accord avec vous, Cher Marcel. Mais il est vrai que vous dites "au moins en partie"…

Cette nouvelle habitude de ne plus faire les liaisons, qui m'énerve depuis déjà très longtemps, ne me semble pas tellement motivée par la peur de se tromper, je ne le crois vraiment pas. Il s'agit de quelque chose de plus profond, de plus substantiel ; mais je serais bien en peine d'en énoncer la raison réelle et précise. Cependant, il me semble qu'elle a à voir avec la chute du "sentiment syntaxique", avec le morcellement du discours, des discours, avec l'émiettement des arts, des styles, des "cultures".

Je la rapproche un peu de cette nouvelle manie (qui nous vient des USA ?) de prononcer les nombres de manière horizontale, et non plus verticale : "douze-zéro-zéro", à la place de "mille deux cents". Les signifiants s'individualisent, perdent leurs attaches, leurs liens réciproques. La langue qui se délite, ce n'est pas seulement, nous le savons bien, des fautes de français, des fautes de grammaire, des fautes de typographie, c'est aussi tout une structure qui tenait la langue, qui la coulait dans une fluidité qu'elle est en train de perdre. Et c'est aussi "une intuition", un sentiment sonore, qui disparaît. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un hasard si la langue et la musique sont en train d'opérer une mutation, de manière concomitante.
30 mai 2008, 19:44   Re : Liaisons
Yes indeed!
La bonne et belle langue n'est même pas une question d'intellect, mais une question d'oreille. La langue n'a pas besoin de penseurs, elle a besoin de musiciens.
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