"(...) les entretiens de Pivot avec Yourcenar, Jouhandeau, Nabokov, Soljenitsyne ; ou Céline parlant de D'un château l'autre avec Dumayet dans Lectures pour tous, je suis bien content que cela existe..."
Cher Alexis,
Tous les écrivains que vous citez ont ce curieux point commun d'avoir été
privés de télévision, pour la raison qu'elle n'existait pas, pendant toutes leurs années d'apprentissage et jusqu'à l'âge adulte. Comme c'est étrange. Qu'un Pivot ou autre ait eu la chance de recueillir leurs dires
in extremis ne doit pas nous faire oublier qu'ils sont devenus ce qu'ils sont devenus précisément parce que Pivot et consors ne tenaient pas salon.
De plus, je ne suis pas spécialement content de pouvoir entendre et voir Céline, Yourcenar et les autres. Voudriez-vous entendre Marcel Proust ? Charles Baudelaire interrogé par Bernard Pivot ? Quelle monstrueuse blague ! A quelques années près, on l'a vraiment échappé belle !
Et j'ajoute que tous ces documents d'archives, toutes ces voix et ces visages désormais fossilisés mais encore présents, de cette présence spectrale qu'avait par exemple pour moi Paul Morand dans un entretien récemment produit sur ce forum, me glacent bien plus qu'ils ne me contentent. Ah pour ça, on pourra dire que l'audio-visuel nous aura régalé de preuves audibles de ce que nous avons perdu en matière de prononciation, de conversation, d'élocution, de culture que sais-je ! On ne pourra pas nier que la diction de Paul Morand, c'était bien autre chose que la parlure actuelle ! Eh bien je trouve ce phénomène, par exemple, puisqu'on parlait de phénomènes inédits, très pernicieux : tous ces morts qui continuent à parler dans les écrans et promettent de la faire indéfiniment. En définitive, ils ne nous apprennent rien, ils nous paralysent, nous privent de la très féconde ignorance du son de leurs voix, de leur parler, qui ferait peut-être qu'on essaierait de les retrouver, comme essayèrent les cénacles savants de Vérone et Mantoue de retrouver le chant antique et inventèrent l'Opéra. Nous n'aurons pas l'occasion de telles somptueuse bévue.
Ce qui rend toute Renaissance à nous autres si difficile c'est peut-être et surtout cette masse de
documents, d'enregistrements, d'heures d'écoute, de témoignages lisibles, trop lisibles.