Richard Millet, généalogie d'un malaise
LE MONDE 2 | 06.06.08 | 11h53
La publication chez Gallimard de L'Opprobre, de Richard Millet, écrivain reconnu et éditeur de la maison, notamment des Bienveillantes, a heurté le monde littéraire français. Attaques contre l'islam, l'immigration ou la société métissée : l'essai est accusé de propager un "discours de haine". L'auteur, qui n'en est pas à son premier texte polémique, est pourtant un homme du sérail.
Si c'était à refaire, le referait-il, Antoine Gallimard ? Pas sûr. En donnant son accord à la publication du dernier livre de l'écrivain Richard Millet, le PDG des éditions de la rue Sébastien-Bottin s'est placé dans une posture très inconfortable – pour ne pas dire un guêpier. En tout cas, une situation dont il n'avait sans doute pas entièrement mesuré les risques et qui l'oblige aujourd'hui à faire face à des critiques sans aménité.
Il faut dire que L'Opprobre, qui est paru en mars sous le prestigieux manteau crème de la " Blanche " (la collection historique de Gallimard), brille d'un feu bizarre dans la galaxie des ouvrages publiés par la maison. Ecrit par un éditeur du sérail, qui plus est membre du puissant comité de lecture de Gallimard, c'est une diatribe violente, imprégnée de misanthropie et d'un racisme diffus. Un texte abrupt, extraordinairement amer et traversé de haine pour l'humanité – surtout quand ladite humanité vit en France, prend le métro et/ou possède des origines étrangères.
Une étrange compagnie pour Gide, Proust, Aragon, Yourcenar, Bataille et beaucoup d'autres, morts ou vivants, que la maison n'avait pas habitués à de pareilles fréquentations. Un cas d'école, aussi, pour ceux qui l'ont côtoyé ces dernières années, dans les couloirs des maisons d'édition, ou des revues littéraires. Et qui, décontenancés, ne savent guère où poser leur jugement : qui est Richard Millet ? Le type charmant, cultivé, curieux, plein d'érudition, amusant même que décrivent souvent les personnes ayant travaillé avec lui ? Le romancier de talent ? Ou le réactionnaire vindicatif et dépressif, le prophète d'apocalypse que pointent les mêmes – et que mettent en lumière ses textes ?
PARAGRAPHES RONGÉS PAR LA BILE
Car ils parlent très haut et très fort, ces paragraphes rongés par la bile, dont Millet avait déjà le secret avant d'arriver chez Gallimard. Si fort que plusieurs écrivains publiés par la maison d'édition s'en sont émus. A commencer par Jonathan Littell, l'auteur des Bienveillantes, dont Millet fut l'éditeur. Un Littell initialement " ravi " du travail de Millet, selon Antoine Gallimard. Millet aurait même "oublié son propre roman", pour mieux se consacrer à son poulain, toujours d'après le PDG.
Pourtant, et malgré le succès colossal du livre, lauréat du Goncourt en novembre 2006, l'écrivain franco-américain s'est désolidarisé de son éditeur, en 2007, après la publication de Désenchantement de la littérature. "Littell m'a envoyé une lettre très violente pour me dire qu'il était scandalisé, affirme Richard Millet. Après tout ce que j'avais fait pour lui, je n'ai pas apprécié. Surtout quand on lit ce qu'il écrit, lui. Mais je pense qu'il a voulu tuer le père et au fond, ses ragnagnas, ce n'est pas mon problème. Je lui ai dit que ma réponse à sa lettre serait L'Opprobre." Du coup, le deuxième livre de Littell, Le Sec et l'humide (consacré au leader d'extrême droite belge Léon Degrelle et paru en avril), a été confié à un autre éditeur de Gallimard. Et que dit Jonathan Littell de ces changements ? Silence.
Rien de tel chez Annie Ernaux, qui n'hésite pas à exprimer publiquement son "indignation" face à Millet. Y compris auprès d'Antoine Gallimard, son éditeur depuis trente-quatre ans. "Je suis tombée des nues en découvrant que ces thèses pouvaient s'exprimer chez mon éditeur, affirme l'auteur de Journal du dehors (1993) et des Années. C'est un discours qui appelle littéralement à la violence, tout cela au nom de la beauté. Sous prétexte qu'il est ailleurs, dans l'écriture, il se sert de son pouvoir d'éditeur pour publier cela. Et le tout en utilisant magistralement la syntaxe classique et les possibilités de la langue, afin de faire passer un discours de haine."
ENFANCE ORIENTALE
Car c'est un fait, qui ajoute encore à la complexité du cas : loin d'être un écrivain de second rang, Richard Millet est un auteur reconnu, auquel même ses pires ennemis ne dénient pas du talent. Voilà de quoi brouiller un peu plus le portrait de cet homme compliqué, véritable Janus dont la face obscure projette une ombre très inhabituelle sur le milieu relativement feutré de l'édition parisienne.
Côté lumière, il y a donc l'intellectuel amoureux de la langue française, auteur d'une vingtaine de romans très musicaux, denses, maîtrisés, dont La Gloire des Pythre (POL, 1995), premier d'une trilogie qui se poursuit avec L'Amour des trois sœurs Piale (POL, 1997) et Lauve le pur (POL, 2000), et Ma vie parmi les ombres (Gallimard, 2003). L'homme à la haute stature, les cheveux en brosse, intarissable quand il s'agit du Liban, où il a passé une partie de son enfance (à partir de ses 6 ans, en 1960) après avoir vécu dans un village de Corrèze. Et qui vous accueille, l'air de rien, avec un chapelet musulman à la main – "pour ne pas fumer", précise-t-il en souriant.
Avant d'accéder à son bureau rue Sébastien-Bottin, il a fallu grimper jusque dans les combles, puis longer le couloir exigu où sont entreposés les manuscrits refusés, en attente de réexpédition ou du pilon. Là, il reçoit courtoisement, parlant avec naturel et chaleur, même si son regard laisse parfois filtrer des éclairs d'extrême froideur. Il raconte cette enfance orientale, à Beyrouth, "un endroit prodigieusement vivant, où on sent battre quelque chose". Justement, il revient d'un voyage dans cette ville, où ses pas le ramènent souvent."C'est une autre expérience du temps, observe-t-il. J'y vais pour m'allonger sur un lit et flotter dans le temps. Entendre les bruits de la ville, le muezzin, les appels des chauffeurs de taxi. C'est une expérience prodigieuse, jusqu'au malaise." Contrairement à la France et à l'Europe en général, explique-t-il, le Liban est " un pays encore dans l'histoire, comme tout le Proche-Orient". En France, remarque-t-il, "je m'ennuie".
Mais "ce qui l'intéresse, c'est en fait le Liban chrétien, qu'il a idéalisé", note un écrivain libanais qui le connaît depuis longtemps. Les musulmans ? "Pour moi, aucune différence, explique Millet. Ma plus vieille amie est chiite et de toute façon, je m'intéresse avant tout aux individus."
PEUPLE MALODORANT
De retour en France, en 1968, Richard Millet dit avoir éprouvé des sentiments contradictoires. C'était à Montreuil-sous-Bois, "banlieue rouge" de Paris où avait échoué sa famille, pourtant profondément anticommuniste. "J'ai été obligé d'assumer une nationalité qui n'était pas la mienne. On me traitait de bicot, j'ai tout entendu. Au fond, j'étais un arabe, j'avais l'accent libanais, c'était étrange." Ensuite, il suit un parcours classique, des études de lettres et l'enseignement du français, à partir de 1976. "Juste avant le dépotoir", déclare Millet, en faisant allusion à la loi sur le collège unique, qui a réuni dans les mêmes établissements "des gamins qui n'auraient jamais dû être ensemble". Et le désespoir de constater que "la verticalité (au sens des données historiques) et le sens de la langue allaient se perdre".
C'est là que prend forme le côté sombre de Richard Millet. Dans le découragement et la colère du prof de banlieue, qui finit par croire que rien ne sera sauvé du désastre ambiant. Cette noirceur, qui sourd de presque tous ses livres, semble avoir ses racines les plus anciennes dans la Corrèze natale. "Tout le monde ne peut pas naître dans des provinces fortunées", écrit-il dans L'Opprobre (p. 57) et encore : "Je suis bien obligé de me rendre à l'évidence qu'on me reproche tout, y compris mes origines" (p. 117). Le romancier Pierre Bergougnoux, parfois qualifié lui aussi d'écrivain de la terre et vieille connaissance de Millet, remarque avec humour : "Il appartient, comme moi, à la confrérie des gueux, des réprouvés, des crétins ruraux. Cela peut engendrer un sentiment d'infériorité, d'humiliation." Le tout doublé d'un pessimisme intense – quoique pessimisme ne soit pas un mot suffisamment fort pour désigner la réaction de Richard Millet face aux " déguisements du mal, c'est-à-dire du nihilisme". "Plus que ça, je suis désespéré, souligne-t-il. Extraordinairement sensible aux massacres, à la souffrance, à la mort. ça me rend malade, ça m'occupe le corps." Sensible et misanthrope, aussi, "d'une misanthropie terrifiante et très répréhensible, dont j'essaie de me sauver par mes relations avec certains individus. Car j'aime les individus".
Mais pas tous et surtout pas cette masse informe, indivise, que l'on croise chaque jour dans la rue, dans le RER, dans les cocktails parisiens. Ce peuple universellement malodorant, sans cesse ramené à une terrible animalité, à ses sécrétions – presque à de la tripe brute. Dans le métro, il s'assied près "d'un Pakistanais qui pue les épices, d'un vigile caucasien dont le chien empeste le mouillé, d'une fillasse en chaussures de sport qui pue des pieds et d'un type, debout près de moi, qui exhale une haleine chargée de tabac froid" (L'Opprobre, p. 132). Plus loin, ce sont "le piercing, les dreadlocks, les tatouages, la mocheté" qui "augmentent". L'internationale de la laideur et des odeurs, qui l'agresse de toutes parts, l'empêchant, dit-il, "de voyager en train et presque en avion. Même prendre le métro est un cauchemar".
Dérive en solitaire "Les Français, dit-il sans ciller, sont un peuple vulgaire qui me donne envie de vomir." Dans le même grand bain d'acide sont versés le "multiculturalisme" et "l'hybridation générale", la critique et la quasi-totalité de ce qui s'écrit en France aujourd'hui, la "destruction d'une langue" (Harcèlement littéraire, en 2005, p. 51) " pour ne pas désespérer les enfants d'immigrés " (L'Opprobre, p. 38), l'islam qui "ne fait que détruire les sociétés où il s'implante" (L'Opprobre, p. 53), l'éducation nationale, la musique et l'art contemporain presque en entier, les cultures africaines qui ne l'intéressent pas, etc. Mais comment concilier cette répulsion avec le catholicisme dont il se revendique ? Parlant de la foi chrétienne et du désespoir, Richard Millet écrit, dans L'Opprobre, qu'ils ne sont "pas forcément contradictoires".
Tout cela pourrait peut-être relever de la violence instinctive, s'il n'y avait une dimension proprement politique à cette attitude. Bien sûr, l'écrivain se proclame irrémédiablement solitaire, irrécupérable, n'ayant jamais adhéré à un parti ou un syndicat, ne votant pas. Pourtant, la problématique nationale est omniprésente dans le discours de Millet, qui ne cache aucunement son aversion pour la démocratie.
C'est dans la revue littéraire Recueil, où il a signé des chroniques d'humeur sous le pseudonyme de Marc Fournier, entre 1991 et 1993, que ces positions apparaissent le plus clairement. Au fil de ces billets, composés de manière fragmentaire (comme le sera, plus tard, L'Opprobre), surgissent à la fois des perfidies extrêmement ambiguës ("Ne désespérons pas : un nouvel espace de pensée se dessine en France. Les points cardinaux sont Dolto, Kouchner, Bruel et Finkielkraut" in Recueil n° 21, printemps 1992) et des détestations sans ambages : le "reniement de tout esprit national" au nom du "métissage culturel", la décadence ou les "officines antinationales" que représentent SOS Racisme et les mouvements pour la paix – pour ne citer que cela.
La teneur de ces billets a d'ailleurs fait capoter Recueil, non sans susciter au passage des lettres de reproches à Millet. Ou de soutien, comme celle du jeune Yannick Haenel, romancier aujourd'hui en vue qui collaborait à l'époque à la revue et signait, en mai 1993, dans le numéro 27, une lettre ouverte se terminant par l'expression de sa "sympathie complice". Haenel, qui n'avait pourtant pas de connivence idéologique avec Millet, mais une admiration de cadet à aîné, disent ceux qui les côtoyaient à l'époque. Et qui, ayant depuis "rompu brutalement" avec Richard Millet, ne souhaite pas s'exprimer sur le sujet. Pas plus que d'autres, à commencer par Paul Otchakovsky-Laurens, son premier éditeur, avec lequel Richard Millet s'est fâché au bout de quatorze livres.
"UN DES MEILLEURS ÉDITEURS"
La route de l'écrivain est parsemée de ruptures, comme s'il s'acharnait à susciter la peur, la colère, le dégoût chez ceux qui l'entourent. Et qui notent, généralement, une dérive en solitaire vers toujours plus de violence verbale et de dégoût des autres.
Comment, dans ces conditions, Richard Millet a-t-il pu non seulement passer chez Gallimard après sa rupture avec POL, mais y publier son dernier livre ? Est-ce à cause du fonctionnement de la maison, pauvre en "instances transversales", comme le note un salarié de Gallimard et "où souvent on ignore qui est derrière un livre" ? Difficile en tout cas de savoir qui a lu ce manuscrit dont tout le monde se défausse, à l'exception d'Antoine Gallimard. "Richard Millet est un des meilleurs éditeurs que nous ayons ici", affirme le PDG de la maison, qui admire le Millet romancier, mais se désolidarise du contenu de L'Opprobre : "Ce texte est parfois choquant. Il n'est pas l'expression de ma pensée, ni de celle de la maison." S'il a publié ce livre, c'est par solidarité avec son auteur et en tenant compte de son "tempérament excessif et provocateur".
Antoine Gallimard ne veut pas céder aux imprécations et ne se cache pas d'avoir un faible pour les "voyous", les "bad boys" qui "envoient des coups de pied dans les portières". Et puis "la maison est grande", souligne-t-il, en rappelant que Gallimard publie aussi des écrivains comme Annie Ernaux ou Jean-Marie Laclavetine, étiquetés à gauche.
Mais cette fois, tout de même, Richard Millet est allé trop loin. "J'ai payé mon tribut à la solidarité", déclare Antoine Gallimard qui ne veut pas effaroucher d'autres auteurs. Un autre livre comme L'Opprobre ne sera "pas possible", explique l'éditeur, "je le lui ai dit". A bon entendeur, salut : la maison est grande, mais pas au point que l'on puisse s'y perdre.
Raphaëlle Rérolle