Le site du parti de l'In-nocence

Marieuses d'antan (feuilleton pratique en 6 épisodes)

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
21 février 2008, 23:02   Marieuses d'antan (feuilleton pratique en 6 épisodes)
Du Parfait secrétaire - correspondance usuelle, commerciale et d'affaires par Louis Chaffurin - agrégé de l'Université, Professeur à l'Ecole des Hautes Etudes Commerciales. (Larousse - 1932)

"Toute la correspondance préliminaire d'un projet de mariage doit être rédigée avec la plus grande circonspection. [...]

Demande de renseignements sur une jeune fille.


Ma chère Anne-Marie,

J'ai eu le plaisir de rencontrer plusieurs fois dans ton salon, pendant mes derniers séjours à Paris, Melle Suzanne Verdier, qui a fait sur moi l'impression la plus favorable. Es-tu assez intimement liée avec les Verdier – comme j'ai cru le comprendre - pour me donner, de la manière la plus strictement confidentielle, quelques renseignements sur cette jeune fille et ses parents ?
Il s'agit, tu le devines, d'un projet de mariage que j'ai formé et que je serais très heureuse de voir aboutir. Si tu étais obligée de t'adresser à la famille même pour obtenir des précisions, par exemple sur la dot, il faudrait, pour le moment du moins, ne pas dire que c'est moi qui les demande, car cela pourrait aiguiller une légitime curiosité vers mon petit cercle et risquerait de tout perdre.
Je n'ai pas besoin de t'envoyer un formulaire. Tu sais aussi bien que moi ce que les parents d'un jeune homme ont intérêt à connaître de la jeune fille qui pourrait devenir leur bru. Mon protégé a rencontré plusieurs fois la jeune fille au théâtre ou dans de grandes réunions mondaines. Quoiqu'il ne lui ait pas été présenté, il l'a remarquée et s'est intéressée à elle. Je sais aussi que des amis, dont tous ne sont pas charitables, lui ont parlé d'elle. Il la connaît donc un peu et il n'est nul besoin de lui faire son portrait. Mais il souhaite la connaître davantage, et ses parents redoutent toute espèce de démarche qui risquerait de les engager si peu que ce soit. Ce serait pour la jeune fille un parti magnifique, un parti si beau que je ne veux pas t'en dire davantage avant d'avoir ta réponse.
La vie, tu le sais, est assez monotone ici. Mais, avec la musique, les conférences, les œuvres de charité et les voyages à Paris, les mois et les années passent assez vite, de plus en plus vite, hélas ! à notre âge où l'acuité des sensations commence à s'émousser. Heureux temps où il nous semblait qu'un printemps à l'autre l'espace était sans limite ! Peut-être allons-nous retrouver l'illusion d'autrefois en nous penchant sur ces jeunes cœurs si prompts à s'émouvoir !
Réponds-moi vite, car j'aurai à réprimer ici, je le sens, quelque impatience.
Et reçois les affectueux baisers de ta vieille amie.

Henriette.
Utilisateur anonyme
22 février 2008, 21:40   Re : Marieuses d'antan (feuilleton pratique en 6 épisodes) (2)
Réponse à la précédente


Ma chère Henriette,

Tu mériterais que je ne réponde pas à ta lettre, car me cacher le nom de ton protégé, c'est me soupçonner d'être incapable de garder un secret. Mais je serai magnanime et te pardonne d'autant plus volontiers que je crois deviner sans peine de qui tu veux parler. Ce serait, à coup sûr, une grande chance pour ma petite amie, mais elle le mérite.
Voici en effet comment la situation se présente.
Du côté des parents, le père, comme chacun sait, puisqu'il s'en vante, à mon sens un peu trop, est un fils de ses oeuvres, et il a édifié la plus grosse partie de sa forutne pendant les années de prospérité qui ont suivi la guerre. C'est un assez brave homme, qui a dépensé beaucoup d'ingéniosité – les méchantes langues emploient un autre mot – pour lancer sa maison et surtout tenir tête aux orages qui se sont abattus sur elle. Mais tous les capitaux dont il dispose y sont encore investis. Et dans l'état actuel de ses affaires, il ne peut guère assurer au jeune ménage qu'une rente fixe d'une trentaine de mille francs.
J'aime mieux ne rien dire de Mme V., qui m'est personnellement peu sympathique.
La jeune fille est délicieuse et j'étais bien sûre qu'elle te plairait. J'ai pour elle une très vive affection et elle m'aime un peu, je le crois, comme une seconde mèr. Elle est intelligente, gaie, franche, très crâne, avec un brin de sans-gêne que les jalouses appellent de l'impertinence. Au fond, je suis certaine qu'elle vaut mieux que bien des mijaurées qui la critiquent. Mais si le “parti magnifique” a les parents que je suppose, tu auras du mal à leur faire goûter le genre de ma petite amie. Enfin tu peux compter sur moi pour la chapitrer à ce sujet.
Bien mariée, elle peut devenir la meilleure des épouses. Ton protégé n'ignore pas qu'elle excelle dans la plupart des sports modernes, qu'elle parle l'anglais couramment, s'habille avec un goût parfait, est très au courant de la vie intellectuelle et artistique, et qu'elle est à l'aise dans les salons les plus impressionnants. Ce qu'il ignore sans doute, c'est que c'est déjà une maîtresse de maison expérimentée, qui supplée depuis longtemps aux carences maternelles et soigne admirablement son père, qu'elle adore.
Tu vois les difficultés : pas de dot; pas d'espérances, ni du côté paternel, où il y a même des oncles dans la misère et des cousins peu avouables, ni du côté de la mère, issue de la plus petite bourgeoisie; une grosse maison de commerce assurément, mais qui peut avoir encore bien des moments difficiles; une mère qui ne plaira guère et fera peut-être de grosses gaffes; une jeune fille que j'estime “toute en or”, mais dont les allures risquent d'effaroucher une famille aristocratique.
Je t'écris avec la plus grande sincérité et sans la moindre réticence. Si les obstacles ne te paraissent pas impossibles à surmonter, hâte-toi de me le dire en me donnant le nom que je crois avoir deviné.
Fais mes amitiés les plus vives à toute la maisonnée.
Je t'embrasse tendrement.

Anne-Marie de Grandpré

P.S. Il faudra détruire cette lettre dès que tu l'auras lue.
Utilisateur anonyme
23 février 2008, 23:44   Re : Marieuses d'antan (feuilleton pratique en 6 épisodes) (3)
Ma chère Amie,

Ta réponse m'a mise dans le plus cruel embarras. Je ne pouvais imaginer qu'il y eût de telles difficultés : vues d'ici, elles paraissent insurmontables. La provinciale que je suis ne pouvait supposer que le train de vie des V... pût s'accommoder d'une situation financière aussi peu brillante. J'ai pensé qu'il était plus discret de ne transmettre à mon jeune ami qu'une partie des renseignements que tu m'avais donnés avec une franchise si opportune. Je lui ai simplement dit que l'union entrevue était rendue impossible et par la famille et par la situation réelle de fortune.
Il a paru atterré, mais il a convenu avec moi qu'il valait mieux ne pas donner à ce projet une suite qui ne pouvait amener que de pénibles froissements.
Tu vois combien j'avais raison de ne pas mentionner le nom du jeune homme. Si ta petite amie avait été mise au courant, d'une façon même involontaire, quelle souffrance imméritée ç'aurait été pour elle !
Nous serons ainsi seules, avec le jeune homme, à déplorer l'inévitable.
Tendres baisers.

Henriette.

P.S. - Rassure-toi, ta lettre a été brûlée aussitôt.
Heureusement qu'il reste trois lettres...
Hum...

Attendons la suite.

Nous verrons si Mlle Le Faisan et M. Courreur-de-dot vont s'accorder.

Je crois par ailleurs que le mot anglais "go-between" se dit en français "entremetteur" et en grec "proxeneti".
24 février 2008, 08:35   Proxy
En fait, après vérification, ce n'est pas "proxeneti" mais "proxenetes".
Utilisateur anonyme
24 février 2008, 21:58   Re : Marieuses d'antan (feuilleton pratique en 6 épisodes) (4)
Ma chère Anne-Marie,

Coup de théâtre ! Je viens de recevoir la visite de M. Philippe Surcouf-Deville (avais-tu deviné juste ?). Hier, en me quittant, il semblait résigné à l'abandon de notre projet. La nuit, ou plutôt l'insomnie, a-t-elle été bonne ou mauvaise conseillère, je ne sais. Mais il me revient décidé à ne pas renoncer à ta jeune amie avant d'être vraiment assuré que le mariage est impossible.
Il m'a pressée de questions. Je lui ai dit ce que je savais. Le chiffre de la rente, les origines de la famille, l'insécurité des affaires commerciales. Il a trouvé réponse à tout. Il a une situation qui lui permet de prendre une femme sans dot. Sa thèse principale, c'est qu'il faut que la jeune fille ait une âme au-dessus de la moyenne pour s'imposer à l'admiration de tous au milieu de telles difficultés. Bref, l'amour a clairement parlé, de notre côté du moins. Suzanne Verdier est pour lui plus qu'une mortelle. Il la pare des plus nobles qualités. Il se fait fort de prouver à ses parents qu'elle vaut, à elle seule, les plus riches héritières du meilleur monde. Il m'a suppliée de m'aboucher avec toi pour lui ménager une entrevue avec ta jeune amie. Contrairement aux usages, qui, en effet, paraissent un peu périmés, il veut savoir qu'il ne déplaît pas avant de s'ouvrir de ses projets à ses parents, qui, dit-il, ne pourront pas résister au charme de la jeune fille. Il a surtout peur que le cœur de ton amie ne soit déjà plus libre. Hâte-toi, si tu le peux, de nous rassurer à ce sujet. Et dis-nous comment tu pourras organiser une rencontre qui ne risque de compromettre personne.
Affectueux baisers.

Henriette.
24 février 2008, 22:58   Delly
L'auteur est donc identifié. L'ouvrage dont les lettres sont tirées s'appelle 'La fabrique des cocus".


Cela me fait penser au temps où les universitaires défilaient en toge.

Certains avaient une toge jaune, et un titi cria "Tiens ! voilà les cocus qui passent !".

Un universitaire fort digne sortit du rang, vint vers lui et lui dit : "Non Monsieur, ce n'est qu'une délégation".
Utilisateur anonyme
25 février 2008, 22:16   Re : Marieuses d'antan (feuilleton pratique en 6 épisodes) (5)
Ma chère Henriette,

Ta seconde lettre m'a apporté d'autant plus de joie que ta première missive m'avait désolée. Il m'a fallu de la force d'âme pour n'en pas parler à Suzanne. Mais je tiens à ce qu'elle ne se doute de rien avant d'avoir rencontré M. Surcouf-Deville. Je dois t'avouer que ce n'est pas à lui que je pensais. Je n'aurais pas osé espérer un pareil parti.
Il y a en ce moment, comme tu le sais, une exposition de pastels du XVIIIe siècle au Pavillon de Flore. Nous devons y aller vendredi prochain dans l'après-midi. Est-il possible de t'arranger pour y venir avec ton jeune ami ? Nous pourrions voir ensemble quelques œuvres. Suzanne a travaillé le pastel avec Mandler, qui lui trouve du talent. Les jeunes gens auraient l'occasion d'échanger quelques impressions d'art. Je t'inviterais ensuite à venir prendre le thé à la Marquise de Sévigné et j'espère que M. Surcouf-Deville nous ferait l'amitié de venir avec nous. Qu'en dis-tu ?
Je parlerai ensuite à Suzanne, et je te téléphonerai le soir même chez ta sœur, si tu descends chez elle comme d'habitude, pur te donner le résultat de l'entrevue et organiser nos projets.
A bientôt, donc, j'espère, ma chère Amie, et reçois mes affectueux baisers.
Mes meilleurs souvenirs à tous les tiens.

Anne-Marie de Grandpré
C’est un vrai suspense, Orimont.
Cela me fait penser à un recueil de 71 nouvelles écrites par Juan d’Oultremont :

Nuit de noces est un recueil de nouvelles, un florilège de fantasmes cocasses et graves à la fois inventés autour de menus de mariage.
En imaginant l'intimité de jeunes mariés sur base de leur seul menu de mariage, Juan d'Oultremont n'avait d'autre objectif que de témoigner de la quantité invraisemblable d'images - plus ou moins heureuses - que ce moment particulier continue à produire.
De Simone et Adrien, mariés le 12 juillet 1898, à Bénédicte et Philippe, qui se sont jurés fidélité le 12 mai 2005, les nombreux menus qui illustrent le livre nous emmènent en voyage à travers les époques et mettent en lumière des us et coutumes très différents.
(Texte extrait de la quatrième de couverture)
Utilisateur anonyme
26 février 2008, 21:25   Re : Marieuses d'antan (feuilleton pratique en 6 épisodes) (Happy end)
Monsieur et Madame Pierre Verdier

ont le plaisir de vous annoncer les fiançailles de leur fille Suzanne avec Monsieur Philippe-Gaëtan Surcouf-Deville.

14 avril 19.. 47, avenue de La Bourdonnais.


Monsieur et Madame Théodore Surcouf-Deville

sont heureux de vous faire part des fiançailles de leur fils Philippe-Gaëtan avec Mademoiselle Suzanne Verdier.

14 avril 19.. La Girodière par les Massues (Seine-et-Oise)


____



Ainsi s'achève ce feuilleton pratique due à l'ingéniosité du professeur Louis Chaffurin dans son ouvrage Le parfait secrétaire. On ne lit jamais assez les livres pratiques.
Ohimé, io respiro!
Si je n'avais pas donné le recueil, je m'amuserais à leur trouver un menu de mariage et une nuit de noces.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter