En lien avec un fil précédent, l'appréciation d'un critique sur les méfaits du militantisme en matière d'art, dans
Le Temps, quotidien helvétique, ce jour :
Citation
Peter Sellars s'enferme en son sérail aixois
«Zaide» selon Peter Sellars. Le metteur en scène  troque le sérail pour une fabrique de textiles et dresse un échafaudage. (photo: Elisabeth Carecchio)
LYRIQUE. Le metteur en scène américain fait peser une charge trop lourde sur «Zaide». L'opéra inachevé de Mozart a été donné pour l'ouverture du 60e Festival d'Aix-en-Provence dont le thème est, cette année, l'esclavagisme.
Julian Sykes, Aix-en-Provence
Lundi 30 juin 2008
Le pistolet braqué sur ses deux victimes, le tyran Soliman ne veut pas céder. Ce sultan musulman est décidé à venger l'évasion de ses travailleurs. Gomatz et Zaide, un couple d'esclaves formé d'un chrétien et d'une musulmane, n'ont plus rien à perdre. Sous les touffeurs de la nuit aixoise, ils élèvent une prière, une prière à toutes les victimes de l'oppression, prêts à donner leur vie pour regagner leur dignité.
Il n'est pas surprenant que Peter Sellars ait succombé à l'opéra Zaide de Mozart. Le metteur en scène américain, connu pour ses postures d'artiste engagé, ne pouvait rêver meilleure parabole (surtout avec un couple de religion mixte) pour en faire un brûlot contre l'esclavagisme moderne.
Il n'est pas surprenant non plus que Bernard Foccroulle, nouveau directeur du Festival d'Aix-en-Provence, ait choisi cet ouvrage qui traite d'injustice pour ouvrir le 60e festival. Le Belge ne cesse de vanter le «dialogue interculturel». Vendredi soir, il a ouvert la manifestation en conviant 600 enfants de la région à chanter «l'enfance» et «la liberté» au Cours Mirabeau, sous la houlette du saxophoniste Fabrizio Cassol et d'artistes maliens. Ce furent aussi deux jours de colloque, toujours sur le thème de l'esclavagisme, en présence de Peter Sellars plus militant que jamais.
Et Mozart dans tout cela? C'est bien la question.Zaide est une étape sur le chemin de l'opéra allemand. Mozart aurait écrit ce Singspiel pour lui-même, ce qui plaît beaucoup à Peter Sellars, convaincu que le compositeur franc-maçon - «un artiste engagé» - avait pour vocation suprême de dénoncer les inégalités sociales. Liberté, égalité, fraternité: des mots censurés sous la bannière de l'Empire austro-hongrois, mais que des visionnaires comme Mozart ont porté avec flamme à la scène. Où est cette flamme? Où est le caractère subversif de cette histoire qui promettait d'électriser nos consciences?
Si peu. Un ramassis de bonnes intentions. Peter Sellars troque le sérail pour une fabrique de textiles, dresse un échafaudage de trois étages, fait dormir les ouvriers dans des sacs de couchage sous les machines à coudre. Le méchant Soliman va jusqu'à violer - un peu maladroitement - sa favorite Zaide. Et pourtant, le metteur en scène s'enferme dans son propre sérail. Comme à son habitude, il fait jouer des amateurs recrutés dans un quartier marginalisé d'Aix (l'une victime d'abus sexuels) pour le chœur multiethnique de Zaide. On se doute bien que l'expérience a été forte.
Mais pour le spectateur, le niveau de jeu est trop faible. Les solistes, qu'ils soient d'origine sri-lankaise, russe ou noire américaine (alors qu'il existe d'excellents chanteurs noirs américains!), n'ont pas l'étoffe attendue. La révolte des esclaves, points levés («nein, nein!»), fait sourire. Aussi touchante soit-elle, la rencontre entre le chrétien Gomatz et la musulmane Zaide ne nous bouleverse guère.
L'opéra lui-même - sans ouverture ni final - a été tronqué. Ou plutôt remodelé. Peter Sellars a évacué le peu de texte qui restait (les «mélodrames» qui servent de trame narrative) pour enchaîner les airs comme une succession de tableaux. Il intercale des extraits d'une autre œuvre inachevée, Thamos, roi d'Egypte, aux beautés terrifiantes. Il ménage des silences, et c'est au spectateur de combler ces silences, comme s'il était invité à une prise de conscience. Le spectacle piétine... La musique, elle, en sort victorieuse. Louis Langrée fait ressortir admirablement la sève maçonnique de Thamos, roi d'Egypte à la tête de la Camerata de Salzbourg.
Il faut attendre le dernier tableau pour être remué. Zaide et Gomatz mourront-ils, ou le tyran Soliman, troublé, cédera-t-il à la pitié? Peter Sellars profite de cette fin ouverte pour interroger le spectateur. Il nous met face à nos responsabilités. Mission accomplie, mais le spectacle est trop lâche pour nous mettre en haleine durant une soirée entière. Nous aussi, nous capitulons, pas vraiment par conviction, mais parce que le spectacle a réveillé une bonne dose de bienveillance.