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Pour M. Bolacre

Envoyé par Renaud Camus 
20 juillet 2011, 22:32   Pour M. Bolacre
J'ai reçu un message contenant la citation ci-dessous, d'Adorno, dont j'ai pensé qu'elle pourrait vous intéresser et qui m'a semblé très bolacrienne d'inspiration (Adorno avait-il lu Bolacre ?). Je la fait précéder du début du message, pour préciser le contexte :

Monsieur,

je lis avec plaisir, comme les précédents, votre Journal 2010 . Vous y faîtes part de l'état de tension nerveuse dans lequel vous jette le manque de savoir-vivre des clients des hôtels où vous êtes logés durant votre voyage en Suède. Il m'est revenu à cette lecture un passage des Minima moralia de T.W. Adorno, § 19, dont je vous cite une partie:

« Entrez sans frapper! — La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d'histoire, qui sont celles des choses. C'est ainsi qu'on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires [sic], il faut les claquer ; d'autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant celui qui vient d'entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l'intérieur qui l'accueille. On ne rend pas justice à l'homme moderne si l'on n'est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l'entourent. [...] ».
21 juillet 2011, 00:04   Serviteur
Ah oui alors ! On peut dire que nous sommes bien servis... Mais nous ne demandons pas mieux, apprendre le fonctionnement exact des si curieux objets qui ont surgi d'un peu partout. Leur symbole parlant demeure sans conteste ce téléphone portable mis dans les mains du public comme à l'improviste et qui peine à susciter un usage, des manières.

Cet appareil a par exemple rendu envisageable de croiser un individu en train de parler tout seul le long du trottoir, sans le moindre appareil visible, image qui ranime soudain le souvenir enfoui du fou du village, celui qui mettait mal à l'aise, quand on le croisait, enfant. Or, celui-là est le prudent de la bande qui s'appelle inlassablement ! C'est là une des inversions les plus inattendues introduites par le portable : que les gens les plus raisonnables, les plus prudents à l'égard des ondes, les plus rassis en quelque sorte, finissent par offrir l'aspect extérieur des déséquilibrés, tels que représentés pendant des siècles et jusqu'à une date encore proche.
21 juillet 2011, 00:44   Re : Serviteur
Encore un peu de patience, cher Orimont, et vous pourrez vous extasier devant ces pensifs qui s'abîment dans la lecture du tissu de leur manche, et défroisseront le journal en vous faisant un signe complice de la main.
21 juillet 2011, 09:04   Re : Pour M. Bolacre
Ces fous qui parlent seuls, on finit par s'y habituer, malheureusement. La première fois, la surprise est grande, on jette à la personne un regard interloqué et un peu craintif parce qu'elle pourrait très bien, pensons-nous, hurler quand nous passerons près d'elle et faire des gestes fous. Mais le temps passant, on constate en soi-même que l'effroi a cédé la place à l'amusement, et l'amusement à l'indifférence ou à un lointain mépris. C'en est fait de nous ; nous avons assisté à un changement intérieur contre lequel nous sentons qu'il est vain de regimber. Nous nous forçons à jeter un regard neuf sur le phénomène, mais cela ne fonctionne plus. Et il nous arrive alors de regretter le moi d'avant, celui qu'avait effrayé, la première fois, l'homme parlant seul sans appareil visible. La méfiance spontanée que nous éprouvions devant lui est peu à peu devenue, d'instinctive, rationnelle, et est entrée dans le cercle des visions du monde. Ce qui nous répugnait d'instinct ne peut plus être réactivé que sous la forme d'une réprobation idéologique.
23 juillet 2011, 10:58   Re : Pour M. Bolacre, suite
Journal, extrait.

Hôtel Mercure, L'Isle-d'Arbeau-Ville-Nouvelle, samedi 23 juillet, cinq heures du matin. Je viens à ce journal avant l'aube par insomnie et fureur contre cette chambre automatisée qui n'en fait qu'à sa tête. Le guide Michelin prévenait que dans cet hôtel très moderne tout était fait pour aller au-devant du moindre de vos désirs. C'est en fait la prise de pouvoir par les machines et ce que j'appelle L'Ours et l'amateur de jardin — l'ami qui vous veut du bien, mais un bien conçu par lui et qui pour vous est un désastre.

Tout pisseur de nuit ou malade de la prostate connaît l'art d'aller aux cabinets sans mettre la lumière, c'est-à-dire sans se réveiller tout à fait. Mais ici, à peine passez-vous la porte des toilettes, et même dès avant cela, une lumière aveuglante se déclenche automatiquement qu'ensuite on ne peut pas éteindre, qui reste allumée le temps qu'elle estime nécessaire à la gestion de vos affaires. C'en est fait de votre sommeil pour le reste de la nuit, et de tout l'agrément éventuel de votre journée du lendemain, qui sera vécue par un individu qui a dormi deux heures, ce qui n'est pas du tout la même chose qu'une journée vécue par un individu qui a dormi cinq, six ou sept heures.

Déjà j'avais essayé en vain de prendre mes précautions, non pas contre la lumière automatique assassine mais contre la totale obscurité qui empêche d'aller pisser sans allumer dans une chambre inconnue. Pour garder un peu de lumière il faut ne pas fermer complètement les volets. Mais ici c'est impossible, car les volets sont télécommandés et eux aussi n'en font qu'à leur tête. On les ferme en pressant sur un bouton. Le mécanisme s'enclenche alors et va obligatoirement jusqu'à son terme. Deux possibilités, donc, et deux possibilités seulement : ou bien ne pas fermer du tout les volets et baigner dans la vive lumière d'une banlieue industrielle de “ville nouvelle” ; ou bien les fermer et être plongé dans le noir le plus complet. J'avais choisi, contraint et forcé, la première solution — ce qui n'a pas empêché le phare d'interrogatoire policier de se déclencher à la première tentative pour aller pisser sans allumer…

Un autre exemple, et plus quotidien, de ces services imbéciles que vous rendent contre votre gré les machines se rencontre sur e-photo à propos des “tags”, ces étiquettes qu'on ajoute aux photographies mises en ligne, pour permettre à des tiers ou à soi-même de les trouver ou retrouver selon ses besoins (c'est un peu spécialisé et je n'ai pas le temps de développer, ou suis trop fatigué ou hors de moi pour le faire). E-photo complète les “tags” qu'on met en vertu de ceux qu'on a déjà mis. Si par exemple on a écrit une fois architecture industrielle, impossible d'écrire architecture tout court. La machine, cet ours au pavé, ajoute industrielle automatiquement. Et si on efface elle efface tout, il faut recommencer da capo et veiller avec une attention farouche à l'empêcher de compléter à votre place votre pensée : église romane, cathédrale gothique, chien de berge, garçon manqué. Comme j'ai eu la malheur d'écrire une fois, par lapsus clavieri, autoportait, je ne peux plus taper les lettres auto sans qu'empressée elle complète portait.

Plus généralement le correctif automatique d'orgographe a des attitudes tout à fait semblables. Il s'est mis dans la tête qu'un point ou un passage à la ligne devaient nécessairement être suivis d'une capitale. Si je veux écrire que cette capitale est souvent, comment dirais-je… Inopportune, il met de lui-même, comme il vient de le faire, une capitale à inopportune. Même chose après Monsieur, paragraphe, en début de lettre, que je déteste, pour ma part, faire suivre d'une capitale. Lui la juge obligatoire.

La voiture, de même, abonde en ces services de jeteur sur vous de pavé pour chasser une mouche. Et si on les refuse, elle couine. La nôtre déclenche pour un oui ou pour un non, à la moindre révolte contre ses diktats imbéciles, des sonneries calculées pour rendre fou.

Un lecteur m'envoyait récemment la lettre suivante, avec sa précieuse citation :

« Monsieur,

« je lis avec plaisir, comme les précédents, votre Journal 2010 . Vous y faîtes part de l'état de tension nerveuse dans lequel vous jette le manque de savoir-vivre des clients des hôtels où vous êtes logés durant votre voyage en Suède. Il m'est revenu à cette lecture un passage des Minima moralia de T.W. Adorno, § 19, dont je vous cite une partie:

« "Entrez sans frapper! — La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d'histoire, qui sont celles des choses. C'est ainsi qu'on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires [sic], il faut les claquer; d'autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant celui qui vient d'entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l'intérieur qui l'accueille. On ne rend pas justice à l'homme moderne si l'on n'est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l'entourent. [...]".

« Quand la réification vient seconder, dans son travail de sape, l'enlisement de la culture, du goût et de cette intelligence des sens que depuis Baumgarten on appelle "esthétique"...

« En espérant que cette missive électronique n'aura pas pris trop de votre précieux temps, je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de ma plus vive gratitude pour votre écriture si vivante ("Je l'ai écrit cent fois, ce journal est un reportage sur ce que c'est que de vivre." p. 379), et de mon admiration pour cette vie si littéraire que vous menez, pour le plus grand bonheur de vos lecteurs, fussent-ils sous-petits-bourgeois… »
23 juillet 2011, 11:24   J'irais même plus loin
J'ai souvenir d'une voiture de location aux Etats-Unis, qui, au premier tour de clef, avait fait retentir la radio (joie ! c'était du rap, du vrai, du rap américain !) à toute berzingue ; il avait aussi fallu compulser l'ordinateur de bord pour que la voiture ne klaxonnât pas (c'est une manie en Amérique, très nocente, il va de soi) quand nous la vérouillions, ni n'allumât ses veilleuses quand nous ouvrions ne fût-ce qu'une seule de ses portes !

Un ami m'a aussi raconté que certaines voitures sont aujourd'hui tellement perfectionnées qu'elles ne démarrent pas si vous avez le malheur de ne pas encliquer la ceinture de sécurité autour d'une caisse, d'un pot de fleurs, que sais-je, que vous auriez déposé, par exemple, sur la banquette arrière : un détecteur de poids se trouvant dessous, il juge que c'est un enfant, donc qu'il faut l'attacher.
23 juillet 2011, 12:05   Re : Pour M. Bolacre
C'est bien pourquoi il convient d'adopter de nombreux pots de fleurs – ce qui, en outre, est conforme à la politique dénataliste du P.I.
Utilisateur anonyme
26 juillet 2011, 15:32   Revers de la médaille
Les machines sont des bestioles terriblement butées, certes. Mais s'irriter de leur excès de zêle revient à reprocher à sa canne de ne jamais nous lâcher — manque d'égards envers son serviteur. On ne peut avoir le beurre et l'argent du beurre, comme dit le proverbe... Rares sont les machines véritablement ergonomiques : elles nous servent autant qu'elles nous déservent.
Utilisateur anonyme
26 juillet 2011, 16:10   Re : Revers de la médaille
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Utilisateur anonyme
26 juillet 2011, 16:18   Re : Revers de la médaille
Les panneaux solaires, par exemple, cher Didier — si on les dispose en des endroits où ils ne sont pas visibles. Je pense aussi au cure-dent, en élargissant un peu l'extension du concept de machine...
Utilisateur anonyme
26 juillet 2011, 16:20   Re : Revers de la médaille
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Utilisateur anonyme
26 juillet 2011, 16:24   Re : Revers de la médaille
On parle bien de la technicisation, des automatismes en tous genres, des radios, des volets automatiques, des voitures, etc. — des machines, n'est-ce pas ?
Utilisateur anonyme
26 juillet 2011, 16:29   Re : Revers de la médaille
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Utilisateur anonyme
26 juillet 2011, 16:39   Re : Revers de la médaille
(Toujours à la montagne, j'y reviendrai plus tard, ma "connectivité" est limitée ici...)
Utilisateur anonyme
26 juillet 2011, 16:43   Re : Revers de la médaille
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Utilisateur anonyme
30 juillet 2011, 16:02   Re : Revers de la médaille
Addendum sur le portable :

"On aurait dû savoir : la disparition progressive des isoloirs téléphoniques préparait la venue du portable et, avec lui, des pratiques et des moeurs inconcevables auparavant. Comme dans le sexe que l'on dit safe, l'échange ici se fait en toute sécurité — mais il se fait désormais aux yeux de tout le monde, et surtout aux oreilles. Chacun doit entendre et voir ce dont il s'agit, et qu'on exhibe avec orgueil.
Car le portable bien sûr, multicolore et chatoyant, autant qu'à la parole, est lié à la parade, tout comme l'ancien combiné noir l'était au secret qui, comme on sait, est la forme quotidienne du sacré."

Jean Clair, Journal atrabilaire

"...tout comme l'ancien combiné noir l'était au secret qui, comme on sait, est la forme quotidienne du sacré."

Il se pourrait effectivement que la civilité soit liée au secret, à l'occulté et au silence de l'intimité.
30 juillet 2011, 18:22   Re : Pour M. Bolacre
Je sais que ce n'est pas une anagramme mais Orimont Bolacre me fait penser immanquablement à Alcofribas Nasier. Quant à Monsieur Bolacre, c'est plutôt du Simenon; je verrais bien un titre comme Les Vacances de monsieur Bolacre.
On se distrait comme on peut.
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