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De l'âme infinie d'une poétesse...

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
03 juillet 2008, 22:47   De l'âme infinie d'une poétesse...
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"On croyait la connaître"

Luba Jurgenson raconte la découverte et l’importance des «Carnets» de Marina Tsvetaeva.

(Libération : jeudi 3 juillet 2008)


Que représente Tsvetaeva pour vous ?

Une des voix poétiques les plus puissantes de la modernité russe et pas seulement russe. Un renouvellement complet de la prosodie, allié à un art incomparable de la formule. Je ne saurais dire quand je l’ai découverte, car on ne découvre pas ce genre de poètes, ils sont comme un événement sans cesse réitéré qui vous accompagne de tout temps. C’est à l’occasion du Dégel khrouchtchévien, au lendemain de la mort de Staline et du XXe Congrès, que les vers de Tsvetaeva ont pénétré dans l’espace public soviétique. A l’époque où j’ai commencé à prêter l’oreille aux poésies qui étaient dans l’air, vers la fin des années 60, j’ai pu entendre ses rythmes. Cela ne signifie pas que ses vers étaient faciles à se procurer ni qu’on les connaissait bien. Simplement, ils faisaient partie du paysage de mon enfance. Beaucoup de gens autour de moi étaient capables d’en réciter par cœur. En 1980, Joseph Brodsky a consacré une «Footnote to a Poem» à Lettre de nouvel an, poème de Tsvetaeva écrit en 1927 en écho à la mort de Rilke (1). A un dialogue posthume entre deux géants, Rilke et Tsvetaeva, mené par-dessus deux cultures dans la langue des anges, répondait désormais un autre dialogue posthume (et Brodsky décernait à Tsvetaeva le titre du plus grand poète du siècle) par-dessus l’océan et cinquante ans de destruction de la culture russe. Tsvetaeva devenait alors non seulement notre contemporaine, elle devenait notre laissez-passer pour la culture européenne.

En 2000, on a pu enfin découvrir différents textes autobiographiques de Tsvetaeva. Il est apparu qu’une dimension testimoniale très importante de cette œuvre avait jusque-là échappé en partie aux lecteurs et aux commentateurs. Cela ne concerne pas seulement les Carnets, mais aussi les correspondances qui ont permis de relire les autres textes de Tsvetaeva différemment. Le moment choisi par Ariadna Efron [morte en 1975, ndlr], la fille de Tsvetaeva, pour ouvrir l’accès à ces archives était hautement symbolique : on procédait à la clôture du XXe siècle, à la relecture d’événements dont les acteurs avaient disparu ou allaient disparaître ; certains tabous sur le communisme étaient tombés : tout cela créait une atmosphère favorable pour lire les carnets.

Qu’avez-vous trouvé dans ces carnets que vous n’attendiez pas ?

Pour ce qui est de la biographie de Tsvetaeva, il ne fallait pas s’attendre à de grandes révélations. Toutefois, ils apportent un éclairage nouveau sur sa personnalité, que l’on croyait pourtant bien connaître. L’extraordinaire vitalité de Tsvetaeva s’y dévoile plus que jamais au travers des rencontres, des relations qu’elle entretient, dans son rapport au quotidien, aux choses, aux êtres, au désastre dont elle est témoin. Ses moments d’inhumanité apparaissent également à la lumière très crue de sa lucidité et de ses aveuglements.

Je ne m’attendais pas à ce que ces Carnets soient un document aussi important. Bien des vides sur la carte du territoire tsvetaevien sont désormais comblés. Par exemple, l’incandescence de l’être et du poète, qui a suscité tant de commentaires, s’apparente à un matériau utilisé dans l’opération de soudage : derrière les étincelles aveuglantes, s’accomplit en fait un geste constructeur tout à fait maîtrisé.

Il y a aussi des choses sur lesquelles tout le monde attendait des révélations et qui n’y sont pas : rien ne permet de dire dans quelle mesure Tsvetaeva était informée des activités de son mari. Aucun carnet entre 1934 et 1939 ne se trouve aux Archives. Celui de 1937 en particulier manque, qui aurait pu révéler bien des choses. Une autre question trouve, en revanche, un éclairage inédit : Tsvetaeva savait-elle ce qui l’attendait à son retour en URSS ? A ceux qui en doutaient encore, le dernier cahier apporte la réponse : elle n’avait pas la moindre illusion quant à son avenir.

Nina Berberova vous avait-elle parlé de Marina Tsvetaeva ?

Dans un de ses textes, Nina Berberova citait un poème de Lermontov que Tsvetaeva avait traduit en français. Les traductions poétiques de Tsvetaeva ont toujours été pour moi des modèles du genre. Elle parvenait à recréer la musique du poème russe en français. Cela tient vraiment de la magie. Le sommet de son art de traductrice, c’est bien sûr la version française de son propre poème, le Gars. En réalité, on ne peut pas parler de traduction, c’est une nouvelle création. J’ai donc demandé à Nina Berberova si elle accepterait que la traduction de Tsvetaeva figure dans le texte français. Elle a refusé avec colère. Elle n’appréciait pas Tsvetaeva, du moins avait-elle à son égard une attitude ambivalente. Dans C’est moi qui souligne, parlant de Tsvetaeva, elle évoque un «échec psychologique et existentiel de quelqu’un qui n’a pas réussi à mûrir et à s’intégrer à son temps et à la société dans laquelle il vit». C’est ce que disaient la plupart des émigrés russes qui ont connu Tsvetaeva. Ils insistaient sur ses maladresses, son inadaptation profonde, ses bévues. L’émigration russe était une société structurée dont bien des règles révoltaient sans doute Tsvetaeva. Cela ne doit pas nous faire oublier que Tsvetaeva avait fréquenté pratiquement tous les grands écrivains russes de son temps et qu’elle avait des liens avec beaucoup d’écrivains français. Nina Berberova laisse entendre que cette inadaptation était perçue, à l’époque, comme une marque de supériorité, qu’il s’agissait donc avant tout d’une posture littéraire et existentielle et que Tsvetaeva aurait été prise à son propre piège. En réalité, Tsvetaeva n’avait pas besoin de se sentir rejetée pour affirmer sa supériorité : ses premiers cahiers, ceux qui datent d’avant la Révolution, le montrent bien. Elle avait parfaitement conscience d’être une «élue» - et, s’il y avait de la provocation dans son comportement, elle la maniait, au début de son chemin poétique, avec légèreté et bonheur.

(1) Voir Loin de Byzance, de Joseph Brodsky (Fayard), et Correspondance à trois, Rilke, Pasternak, Tsvetaeva (Gallimard).
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Que cela semble étrange : ce sont peut-être ces "Carnets" qui assureront à Marina Tsvetaeva sa renommée future...
Utilisateur anonyme
03 juillet 2008, 23:52   Re : De l'âme infinie d'une poétesse...
Mais sa renommée actuelle dans le monde de la poésie et de la littérature suffit parfaitement à sa mémoire et à celle de son oeuvre.
Utilisateur anonyme
04 juillet 2008, 09:53   Re : De l'âme infinie d'une poétesse...
"Mais sa renommée actuelle dans le monde de la poésie et de la littérature suffit parfaitement à sa mémoire et à celle de son oeuvre."


Si c'est vous qui le dites... mais j'oubliais que rarement un forumeur eut autant que vous l'âme aussi pleinement occupée par "le monde de la poésie et de littérature"...
Utilisateur anonyme
04 juillet 2008, 15:52   Re : De l'âme infinie d'une poétesse...
Il est vrai que mon voisin Valère Novarina (mais vous ne le connaissez sans doute pas) dit du bien des richesses de ma bibliothèque. Quant à Marina Tsvétaïeva, je n'ai aucun mérite : c'est un mien amant, libraire de son état, qui me l'avait fait connaître. Sa poésie et la fameuse correspondance à trois avec Rilke et Pasternak.
S'agissant d'un auteur publié chez Gallimard, je trouve, en effet, votre remarque sur sa renommée future, qui tiendrait plus aux carnets récemment découverts qu'à son oeuvre déjà publiée, un peu réductrice.
Cela ne méritait pas votre remarque méprisante.
Véronique Lossky, professeur de littérature russe, a consacré à Marina Tsvetaeva et à Anna Akhmatova une double biographie littéraire "en miroir", intitulée Chants de femmes. Le titre pourrait éloigner le lecteur lassé de ce genre de chose, mais il ne rend pas justice au contenu, très riche et très intéressant. Akhmatova et Tsvetaeva, qui se connaissaient, eurent des destins qu'il est intéressant de mettre en parallèle, et ce livre a l'avantage de proposer un autre regard que celui de Nina Berberova : dans l'émigration intellectuelle russe, elle n'était pas la seule voix, ni le seul témoin, heureusement.

PS. L'éditeur du livre est "Le cri" (distribution "Les Belles Lettres") et la date de parution, 1994. Chants de femmes est donc antérieur à la mode dont bénéficia la mémoire de Nina Berberova (elle n'est même pas citée dans la bibliographie, qui mentionne surtout des sources russes et soviétiques). J'ajoute encore à l'éloge de l'ouvrage, et même, si je puis m'avancer jusque-là, de l'école de spécialistes français de littérature russe issus de l'émigration (pensons à l'héroïque éditeur russe parisien de L'archipel du Goulag, Nikita Struve), que Véronique Lossky ne craint de rappeler la dimension sacrée, orthodoxe, ecclésiale, de ces poésies (ceci concerne plutôt Akhmatova, d'ailleurs, mais pas seulement) : ce n'est pas sans importance, les poètes russes disposant d'une double palette linguistique, celle que leur fournissent les langues russe et slavonne. Les critiques français ou bien russes de gauche ne savent pas entendre ces accents-là dans la littérature russe, me dit un jour une de ces personnalités issue de l'émigration.
Même le nom de Tsvetaeva semble répondre à ce qu'explique si bien Henri Bès sur la langue russe (langue maternelle pour moi, perdue dans les brumes des morts de mes grands-parents) : Tsvet c'est lumière et on "entend" Tsvetaïa qui veut dire : sainte.
Votre intervention est très remarquable, chère Anna Ruperti. Cette lumière des saints est représentée sur les icônes, et l'on dit que c'est la lumière du Thabor, celle de la transfiguration de l'humanité du Christ, à laquelle, selon la mystique orthodoxe, tous les hommes sont appelés. Véronique Lossky retrace bien la différence entre une Akhmatova croyante et une Tsvetaeva qui ne l'était pas, et devait se construire sans aide aucune une identité de poétesse. Son combat apparaît bien comme un podvig, une forme d'héroïsme ascétique qui se manifesta tout autrement dans le long martyre de la vie d'Akhmatova. Il ressort de ce livre un profond amour pour ces deux poétesses, que j'ai du mal à retrouver dans les proses de Berberova, que l'on traitait de "punaise" dans l'émigration...
Utilisateur anonyme
05 juillet 2008, 13:42   Re : De l'âme infinie d'une poétesse...
Merci pour ces deux messages, cher M. Bès.
Il n'y a pas de quoi, et c'est moi qui vous remercie d'avoir évoqué ici cette belle figure poétique, mais aussi politique, puisqu'elle s'inscrit dans le martyrologe des intellectuels russes du XX°s.
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