Permettez-moi de donner à lire quelques réflexions que m'avait inspiré la lecture d'
Un roman russe, au moment de sa parution :
Emmanuel Carrère achève
Un roman russe par une lettre à sa mère et cette lettre elle-même par une phrase lapidaire à propos du livre : « Il est à toi. » tels sont ses derniers mots.
Sans cette lettre, le livre s'achèverait sur le regard de fou du grand-père maternel de l'auteur. Or, cette folie, telle que montrée par Emmanuel Carrère, tient pour une très grande part à une impossibilité de trouver sa place dans la société française après l'exil de Russie, consécutif au triomphe des Bolchéviques. La folie du grand-père est très sensiblement celle d'un déclassé et si, chez un autre, elle eût pu se figer en mélancolie chronique, elle prend chez cet homme les proportions d'une haine de soi assez puissante pour s'étendre à un rejet global de l'existence dont témoigne une paroxystique graphomanie épistolaire.
Ce sentiment d'être un déclassé ne s'épuise pas dans un sentiment de déchéance matérielle (encore que la gêne et les « petits boulots » auxquels il est réduit, la lésine, soient vécus comme le seul héritage à transmettre, l'héritage falsifié qui s'est substitué à l'authentique); ce sentiment est aussi, peut-être surtout, le sentiment insupportable de n'être plus à sa place, quelle qu'ait pu être cette place. Dans ce sens, son mariage avec Nathalie, une princesse elle aussi en exil, n'est pas vécu comme une aubaine, une compensation heureuse produite par les événements mais, au contraire, comme une confirmation du bouleversement de l'ordre ancien.
Normalement, jamais un tel couple n'aurait pu se former.
Aussi, terminer
Un roman russe sur le regard de ce grand-père
déplacé, ce serait bien sûr lui laisser le dernier mot et, à travers lui, entériner la victoire de ceux qui renversèrent l'ordre ancien, contraignirent cet homme à l'exil et lui mirent dans les yeux ce regard de fou; ce serait, en somme, pour Emmanuel Carrère, trahir son milieu d'origine.
Alors il termine son livre par une lettre à sa mère, une lettre qui serait identique à celle, manuscrite, qu'il aurait pu glisser dans un exemplaire en le lui offrant. Or il la rend publique, mieux, il l'intègre au livre sans la distance d'une post-face, sans solution de continuité avec les chapitres qui précèdent, il fait en sorte que cette lettre, que rien ne distingue pourtant d'une correspondance privée, participe entièrement à l'œuvre dont elle pourrait bien livrer l'ambition : signifier clairement qui en est le véritable propriétaire et ce n'est pas le lecteur. Celui-là, c'est un usurpateur qui croit posséder quelque chose et ne possède rien. En mettant les choses au mieux, le livre est
pour lui mais, en aucun cas il n'est
à lui.
Sous couleur psychologisante d'enterrer le fantôme d'un grand-père, d'en finir avec un secret de famille mortifère, /Un roman russe s'affirmerait plutôt en titre de propriété restauré.
Avec ces derniers mots qui tombent comme une sentence en restitution de patrimoine, il se pourrait qu'Emmanuel Carrère révèle une autre nature de la fameuse thématique qu'on lui reconnaît d'ordinaire : le mensonge, les troubles de l'identité, l'enfermement, ou plutôt, que cette thématique se déplace du champ psychologique des affaires de l'inconscient pour s'installer plus nettement dans le domaine des questions de milieu social et du malheur inévitablement promis à quiconque ne reste pas à sa place.
Ainsi les uchronistes, à qui Emmanuel Carrère a consacré un brillant essai, sont-ils les plus fous d'entre les littérateurs, qui prétendent modifier la place des événements du passé; ainsi l'héroïne de
Hors d'atteinte aurait-elle dû rester à sa place d'institutrice au lieu d'entrer dans un casino; ainsi les parents de Jean-Claude Romand auraient-ils dû en faire un forestier comme eux, au lieu de le pousser vers les études de médecine; ainsi le fils d'une académicienne n'aurait-il pas dû afficher à la face du/
Monde son amour pour une modeste employée dans l'édition parascolaire en publiant une nouvelle érotique que sa destinataire ne lit même pas, exactement comme s'il l'avait adressée à quelqu'un qui
ne sait pas lire ; un projet aussi
déplacé ne pouvait qu'entrainer les désordres qu'il a entraîné : entre individus de milieux sociaux différents, le seul terrain d'entente envisageable c'est la sexualité et, en fin finale, ça ne suffit pas. Il faut bien qu'un jour chacun reprenne sa place et rentre en possession des biens et des maux qui lui a désignés sa naissance.
Et si l'on voit quantité d'écrivains entretenir des rapports si ambigus avec la fiction, c'est peut-être dans l'acceptation ou le refus de leurs origines sociales qu'il faut chercher une explication.
(On pourrait ajouter aujourd'hui à cette thématique du "déclassement" ou "déplacement" social, l'intérêt marqué par Carrère dans
D'autres vies que la mienne pour ces fameux surendettés, qui représentent une nouvelle figure d'individus cherchant à vivre sur un autre pied que celui auquel ils devraient se tenir, en somme à changer de classe sociale en contractant des dettes qui, un jour, les submergent. Bien que n'ayant pas encore lu
Limonov, il me semble que le choix d'un tel personnage s'inscrit lui aussi dans cette thématique. N'est-il pas un héros
déplacé par excellence, un héros du déclassement perpétuel ?