Cher M. Vanyadaveen, voilà déjà un bon siècle que " la mort de l'ancien monde " humaniste est proclamée avec une joie gourmande et souvent féroce. Je ne dis pas que ce soit votre sentiment, puisque cela vous consterne. Je me contente de rappeler que cela fait bien longtemps que j'entends ce couplet. En 1968, je n'avais que dix ans, et l'on me claironnait déjà que la table rase était pour bientôt, etc... (C'était déjà une citation de
l'Internationale, âgée d'un siècle). Ce genre de prophétie m'accompagne donc depuis un certain temps. J'ai appris à y survivre de plusieurs manières. La première est de continuer à lire et à réfléchir sans me soucier le moins du monde de savoir si je suis, ou non, du monde tel qu'il va. Je vis comme si l'on ne m'avait rien dit. La seconde est plus verbale, plus argumentée : elle consiste à rappeler à ceux qui m'annoncent la mort de "mon monde" (et la mienne en même temps), que ce monde-là n'en est pas un ; qu'il n'y a jamais eu, n'y aura jamais, de
masses cultivées avec lequelles on pourrait concevoir un "monde" ; qu'il n'y a jamais eu que des
individus qui veulent, ou qui ne veulent pas, faire du grec, jouer Jean-Sébastien Bach et Couperin, philosopher. Qu'il s'est toujours trouvé des
individus de ce genre, que
la culture existe pour eux et par eux, non pour les cadres à gros salaires, les journalistes ou les fils de bourgeois ; qu'elle est en essence destinée à des individus qui ne justifient pas leur amour de ce qui est beau et la volupté qu'il leur donne par l'ambition de transmettre, d'éclairer les autres, ou je ne sais quelle bagatelle humanitaire. La culture est là, il suffit de la désirer, et personne, aucune institution, n'est capable d'éveiller un désir d'elle s'il n'existe déjà, dans l'individu. Pas tous, une faible minorité, mais tous les âges s'y trouvent, et ils ne forment pas un groupe, une foule, une masse. Ce sont des personnes totalement indétectables des sondeurs, des journalistes, des statisticiens et des prophètes attitrés. La proportion de jeunes gens n'y est pas inférieure à celle des personnes âgées. Partout, la soif est la même et peu d'obstacles tiennent devant elle, malgré toutes les fables misérabilistes que l'on raconte (souvenez-vous que les amateurs de la poésie d'Akhmatova, dans l'URSS de l'époque et de toujours, savaient par coeur ses poèmes sans les avoir jamais vus écrits nulle part). Le spectacle du désastre me fait donc rire et non désespérer, car je rencontre dans mon métier des individus qui veulent se cultiver, et satisfont ce désir-là qui est un désir de bonheur. Ils sont très peu nombreux et je vous avoue qu'en augmenter le nombre me paraît bien chimérique. La masse, ou du moins la majorité qui se prend pour le nouveau monde présent et à venir, celle qui ne veut rien entendre, eh bien, je l'instruis du mieux que je peux, sans transiger sur la quantité et sur la qualité, afin qu'elle retienne le minimum. Mais encore une fois, cette masse inculte a toujours été là, elle aussi. Elle écrit des mails, fréquente des rave-parties, paiera plus tard ses factures et votera, voilà ce qui la différencie des masses mérovingiennes. Il y a toujours aussi peu de gens cultivés, et ils n'ont jamais constitué un monde.