Très intéressant : je pense qu'il y a un angle permettant de comprendre l'incompatibilité radicale et théorique (au-delà des règles ignobles et des antagonismes ponctuels) entre islam et démocratie. La démocratie suppose le pluralisme : plusieurs partis, plusieurs opinions, plusieurs moments de la loi. La démocratie est un processus politique qui n'est jamais achevé, puisque les citoyens sont toujours acteurs du régime. Entre ceux qui font la loi et ceux qui la reçoivent, il n'y a pas séparation radicale, mais simplement fortuite et temporaire - et un même citoyen peut faire la loi (en tant que député) tout en la recevant (comme citoyen).
L'islam sépare radicalement la source de la loi et la masse des sujets : aucune hésitation, aucun amendement, aucune interprétation n'est pensable ou permise. L'opposition est alors entre l'unicité (source) et la multiplicité (récipiendaire de la loi).
Votre analyse de l'image me paraît aussi très féconde. Le fait que l'islam n'ait pas d'image de lui-même vient aussi, à mon sens, de cette unicité. La réflexion, le retour sur soi, suppose une dualité en soi, implique que l'unité initiale soit brisée pour faire éclore la conscience. Un Kierkegaard est impensable en islam, qui pense l'angoisse, la non-coïncidence avec soi (qu'il nomme le désespoir)... Le musulman est sans doute le seul être humain qui souhaite vivre, et non exister (c'est-à-dire ne pas coïncider avec soi et affronter cette non-coïncidence : deviens ce que tu es - en est le sens).
Le musulman aspire à l'un. Dès qu'il obéit, il se considère comme un. Il se pense comme tout à fait réconcilié. C'est évidemment un leurre.
La démocratie comme régime politique suppose la dualité existentielle chez chacun : il faut pouvoir changer d'avis, reconnaître qu'on avait tort, pour que l'idée d'un débat public, d'une discussion des lois aient un sens. Il faut une place pour le doute ("Zweifel", en allemand (où on reconnaît la racine "zwei")) et le doute, c'est une manière d'être double.
Autre manière d'être double : l'étonnement. Le peu de philosophie dans le monde de l'islam (les quelques grands philosophes musulmans ne constituent pas une tradition, mais de sublimes exceptions) pourrait bien venir de cette croyance dans l'un, rendant incapable un questionnement authentique - d'autant que le questionnement ouvre toujours le risque de surprises diverses pour l'esprit et la foi...
Je jette ces idées comme elles me viennent. L'entrée me paraît très stimulante.