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LA PERTE DU MINEUR

 

par   Jacques Dewitte

 

 

Après avoir lu le manuscrit de « La dictature de la petite-bourgeoisie » de Renaud Camus, j’avais  souhaité y réagir en écrivant une sorte de compte-rendu, à diffuser sur le site du «parti de l’in-nocence », dans lequel j’aurais mis en évidence mes points d’accord et de désaccord avec les thèses qui y sont soutenues.

    Mais assez vite ce projet initial a pris une tout autre tournure : les passages où Camus aborde la distinction des arts mineurs et des arts majeurs ont relancé chez moi une vieille préoccupation pour le phénomène de la « perte du mineur » (que j’avais déjà abordé occasionnellement dans certains de mes articles), et ont inspiré un long texte consacré à cette question qui formera sans doute une partie ou un chapitre d’un livre en préparation portant sur le thème de la « compulsion » (comme l’une des  manifestations de la névrose moderne).

   Etant donné qu’il s’agit d’une réponse indirecte à Renaud Camus, et qu’en l’écrivant j’ai tout de même réalisé mon projet initial sous une forme détournée, je propose ce texte aux habitués de ce site, en espérant que leur lecture et leurs réactions me permettront d’affiner encore mon propos. Pour une large part, il s’agit encore d’un essai tâtonnant et sans doute quelque peu répétitif – notamment dans les deux paragraphes fondamentaux « Triomphe ou  perte du mineur ?  » et « La compulsion ». Le début («Position du problème ») pourra apparaître comme un peu lourd et laborieux, mais il m’a semblé nécessaire de mettre en place certaines notions fondamentales afin de trouver une issue au sociologisme ambiant.

                                                   Berlin, le  16 mars 2005.      

    

 

Position du problème (considérations préliminaires)  

     On est bien démuni aujourd’hui si l’on cherche à défendre, ou ne fût-ce même qu’à comprendre, la distinction entre arts mineurs et arts majeurs qui a longtemps prévalu dans les arts et les lettres, mais qui, selon l’opinion actuelle, serait désormais périmée. Comme prédominent aujourd’hui, à propos de n’importe quel phénomène, des explications sociologisantes, cette distinction est  censée s’expliquer en termes de classes et par une « déférence forcée aux goûts de l’élite » (Y. Michaud [1]) : il est donc admis comme allant de soi par la doxa contemporaine que c’est la classe dominante qui a imposé son propre goût et dévalué celui des classes inférieures (comme l’a énoncé Bourdieu, les « préférences » artistiques font partie d’une stratégie de « distinction »). Ce type d’explication s’est largement répandu bien au delà des cercles sociologiques et est devenu un lieu commun qui se retrouve partout dans le discours social, et en particulier dans celui des médias ; il est indissociable de l’esprit du temps au point qu’il est très difficile de s’en déprendre et d’imaginer une autre forme d’approche.

     Mais alors, si l’on ne partage pas ce point de vue, comment tenter aujourd’hui de comprendre à nouveau cette distinction entre arts mineurs et arts majeurs - c’est-à-dire non pas de l’expliquer « historiquement », comme un phénomène historique révolu, mais de la rendre intelligible et plausible et donc  aussi de faire ressortir sa pertinence et sa nécessité même à notre époque, quitte à réviser partiellement sa forme antérieure ? Pour cela, il faut modifier radicalement la perspective et, au lieu de s’obstiner à raisonner en termes sociologiques, en ne voyant dans les formes « majeures » ou élévées que des signes d’appartenance sociale purement arbitraires (en ce sens qu’ils ne porteraient sur aucune qualité intrinsèque), je propose de considérer que l’on a affaire à différents moyens d’expression qui trouvent leur raison d’être dans une relation à plusieurs sphères distinctes de l’existence humaine et correspondent à différentes modalités existentielles ou ontologiques. Cela implique que l’on admette cette idée fort simple mais aujourd’hui quasiment impensable : il y a, dans notre vie,  différentes « choses » - certains contenus ou sujets - qu’il est approprié d’aborder dans un genre noble ou élevé et d’autres « choses » qui appellent un genre mineur ou plus relâché.

     La notion qui s’est imposée aujourd’hui de manière uniforme est celle de « code » - c’est-à-dire une notion purement formelle et sociologique : c’est la convention purement arbitraire adoptée et imposée par un groupe donné. De même, la plupart des spécialistes des sciences sociales, relayés par le discours social ambiant, parlent à peu près exclusivement de « codes », mais cette notion, qui a pour particularité d’être purement formelle et sociologisante, est tout à fait inappropriée pour notre propos. Un « code », c’est la convention arbitraire adoptée par un certain groupe et que l’on doit adopter soi-même si on veut en faire partie. Elle n’envisage pas l’objet même auquel le code se rapporte ; on présuppose une clôture formelle, au lieu de se demander sur quel monde singulier ouvre le langage en question. Pour comprendre  la distinction entre les genres majeurs et mineurs, il faut échapper à la clôture formelle et tenir compte du rapport aux contenus. Ou, pour le dire autrement encore, il faut comprendre que, comme tout langage, ils ouvrent à un certain monde de significations auquel ils peuvent seuls donner accès et qui, en même  temps, les précèdent. Cette manière d’envisager les choses présuppose évidemment l’existence d’une relation de la forme ou du langage considéré à un extérieur : à la chose à dire, à exprimer, par opposition à l’idée d’une pure clôture formelle. C’est cette relation à un extérieur (à un Autre) qui véritablement fonde et institue un langage donné.

     Afin de rompre avec le sociologisme ambiant et de donner une intelligibilité à ce phénomène devenu énigmatique, je propose donc, en somme, de retourner à la situation de base qui est celle de tout langage. En effet, un langage quel qu’il soit est un ensemble de formes conventionnelles, « instituées » (la « langue » de Saussure), mais pas un ensemble clos : il n’a de sens et de raison d’être que si, dans la « parole » (ou le « discours »), il est rapporté à un extérieur : à ce que l’on cherche à dire ou à exprimer, mais aussi à un certain interlocuteur, à un certain public, souvent absent pour celui qui parle ou écrit, mais néanmoins présent de manière invisible ; et si, à l’intérieur de l’ensemble des formes disponibles, on effectue un choix en fonction de cet extérieur que l’on vise. La distinction entre arts mineurs et arts majeurs (c’est-à-dire, plus précisément, entre genres majeurs et genres mineurs) devrait être rapportée, originairement, à une telle situation de langage ; elle est sous-tendue par l’idée d’une diversité des « sujets », ou plus exactement des sphères de réalité, et par l’idée corrélative qu’il est nécessaire de disposer d’une palette de moyens d’expression pour en parler de manière appropriée.

     L’idée fondamentale est donc que la hiérarchie des genres correspond  à une différence de rang dans les sujets ou les contenus abordés, lesquels n’appellent pas le même type de traitement, c’est-à-dire la même forme, et exigent au contraire un certain style, un certain ton, un certain caractère qui leur soient appropriés et, en ce sens précis, leur conviennent. Ainsi apparaît et se précise l’idée de convenance, à savoir la différence entre ce qui est « convenable » et ce qui est « inconvenant » - autant de notions qui, faut-il le dire, apparaissent elles aussi à l’heure actuelle comme périmées, ridicules et incompréhensibles et dont le sens profond doit être redécouvert. Il faut bien voir que leur signification n’est pas essentiellement sociale ni même esthétique (le bon ton et le bon goût de la classe dominante, ses « codes ») ; il ne s’agit pas d’une convenance en soi, indépendante de toute situation et de tout contenu, mais elle doit être comprise comme une convenance à quelque chose, ce qui présuppose évidemment que l’on admette l’existence de ce « quelque chose », c’est-à-dire d’un extérieur au langage lui-même.

      A cet égard, il me semble que je prolonge une idée fondamentale qui  sous- tend les écrits de Renaud Camus sur l’état actuel de la langue française [2], avec lesquels je me sens en accord profond. Si, dans le parler contemporain, il épingle une scie comme  le « c’est vrai que», c’est parce qu’il y détecte, de la part du locuteur, une attitude consistant précisément à ignorer que l’on puisse avoir affaire, selon le cas, à différents interlocuteurs ou à différentes situations n’appelant pas le même type de discours ou de conduite (ce qui prime, c’est l’impératif d’« être soi-même »). Or, antérieurement à tout acte de parole effectif (mais aussi, selon moi, à tout acte de connaissance scientifique), est forcément présupposée, chez celui qui est sur le point de parler, une évaluation préalable du type d’interlocuteur ou du type d’objet auquel il a affaire et cette « interrogation préalable », on pourrait l’appeler aussi, tout simplement, une forme de tact. Or, cette évaluation intérieure, cette délibération muette préalable à tout discours tend, dans les moeurs contemporaines, à être tout simplement niée et rejetée, et c’est ce qui explique que l’on décide, lorsqu’on va parler, de s’en tenir obstinément au discours et à la conduite les plus relâchés. Une telle attitude ne témoigne pas tant d’une grossière ignorance des subtilités de la langue (ce qu’elle est aussi) que d’un total manque d’égards envers ses différents interlocuteurs et donc, comme le souligne bien Camus, d’une insensibilité à la présence d’un Autre ou d’un extérieur dans son propre discours[3]. Elle manifeste moins une grossièreté esthétique qu’une grossièreté morale – autrement dit une grossièreté tout court ou une muflerie. 

    Telle est donc l’orientation de départ que je propose pour rendre intelligible la distinction entre genres mineurs et genres majeurs : celle-ci est sous-tendue par l’intuition d’une convenance entre les formes et les contenus, et par l’idée que l’on ne peut pas aborder tous les contenus de la même façon -  faute de quoi l’on commet, non pas tant une faute de goût qu’une faute de tact. Et c’est également ce qui, selon mon hypothèse, aurait donné naissance à l’élaboration conventionnelle d’un ensemble de formes communément reconnues. Voilà l’angle de vue approprié qu’il convient d’adopter si on veut comprendre cette distinction, et non pas l’angle sociologique (celui de Bourdieu ou d’autres) qui, au contraire, ne fait que jeter la confusion et orienter la pensée dans une direction erronée. Mais cette perspective présuppose évidemment plusieurs idées elles aussi devenues quasiment incompréhensibles aujourd’hui : celles de « convenance », de « hiérarchie » (ainsi que de qualité « intrinsèque » de quelque chose). Car on a  pratiquement perdu aujourd’hui le sens ou l’idée même d’une convenance entre les formes, les types de discours ou les genres et leur contenu, c’est-à-dire le sujet qui est abordé. 

     Bien sûr, on pourra objecter que la situation initiale qui pu expliquer la genèse de cette distinction a pu changer, dans le mesure où, depuis plus de deux siècles, la réalité sociale a considérablement évolué jusqu’à être devenue méconnaissable. C’est indéniable, mais se pose alors la question de savoir si l’on doit considérer comme périmée l’idée même d’une telle différence de rang, ou bien si, comme je le crois, le cadre et les principes généraux qui lui ont donné sens demeurent valables, même si les contenus particuliers doivent être en partie révisés et actualisés.

    Architecture et typologie

     Afin d’illustrer et d’expliciter cette idée, je retiendrai comme domaine d’expérience privilégié l’architecture, et plus particulièment l’architecture urbaine, dont j’ai une assez bonne connaissance. Commençons par quelques considérations générales : dans les villes anciennes, existait - et existe encore jusqu’à un certain point - une différence reconnue entre le « sacré » et le « profane », ainsi qu’entre le « domaine public » et le « domaine privé » – et il allait de soi que cette distinction appelait aussi, de la part de l’architecture, un traitement différent puisé dans un ensemble lui-même différencié de formes reconnues. Cela a été bien formulé par Léon Krier (mais aussi illustré par ses petits dessins pédagogiques et polémiques) :

« Toute architecture traditionnelle fait une différence entre bâtiments publics et/ou sacrés d’un côté et bâtiments utilitaires et/ou privés de l’autre. Les premiers expriment la qualité des institutions collectives, la dignité, la solennité, la grandeur dans la res publica et la res sacra ; les seconds, le rang plus modeste des activités privées de l’habitat et de l’économie dans la res privata et la res economica. Si les usines ont des façades de cathédrales et si les habitations ont l’air de palais royaux, si les musées ressemblent à des fabriques et les églises à des dépôts industriels, une valeur fondamentale de la république est en crise. »[4]

   Il allait de soi, par exemple, que les lieux et bâtiments publics appelaient une forme de monumentalité tranchant de manière claire et évidente sur le domaine quotidien, mais aussi que, parmi les édifices religieux, l’on devait réserver une apparence différente aux églises paroissiales et à une cathédrale. La construction tenait donc compte, préalablement, dans le choix du type de bâtiment, de la fonction à laquelle elle avait affaire (et elle se situait donc, au départ, dans la « situation de langage » fondamentale que j’ai indiquée plus haut). Il existait une hiérarchie des formes qui était elle-même fondée sur une hiérarchie des contenus, c’est-à-dire, dans le cas qui nous occupe, sur une différence de rang entre les différents domaines de l’existence. Il aurait été impensable de réserver à tous le même traitement et, par exemple, de conférer une monumentalité à une maison d’habitation, ou inversement, de construire un hôtel de ville sur le modèle d’un simple immeuble bourgeois, ou bien encore de donner à une cathédrale l’allure d’une simple église paroissiale (ou vice versa).  Initialement, et même essentiellement, la différence des genres a donc à voir avec cette différence de traitement et avec l’idée d’une nécessaire convenance entre la forme et le contenu, c’est-à-dire avec le type de fonction ou de domaine d’existence auquel on a affaire. Ne pas respecter cette différence, cela aurait été, comme je disais plus haut, non pas tellement une faute de goût  que -  plus essentiellement encore - une faute de tact (car, je l’ai déjà suggéré, on peut appeler « tact », en un sens élargi, la capacité à tenir compte du type de personne ou de réalité auquel on a affaire).

     Bien entendu, nous avons introduit à nouveau une notion qui, aujourd’hui, est soit complètement décriée, soit parfaitement incompréhensible (ou les deux à la fois) : l’idée de hiérarchie. Notre autocompréhension démocratique nous interdit de la prendre en considération de manière positive et nous impose de la rejeter avec dégoût sans autre forme de procès. Ce rejet s’explique notamment par le fait qu’elle est assimilée à une forme de domination politique dont, à juste titre, on ne veut plus entendre parler. Toutefois, ceux qui rejettent catégoriquement l’idée même de hiérarchie ne cessent pas pour autant d’effectuer des jugements impliquant une différence de rang  et de penser hiérarchiquement : par exemple, lorsqu’ils déplorent la domination des considérations économiques au détriment des choix politiques, que font-ils d’autre que de situer, sur une échelle hiérarchique implicite, le politique plus haut que l’économique ?

     Quoi qu’il en soit, et pour retourner à notre évocation des villes anciennes,   c’est ainsi qu’est apparue, dans l’architecture en général et l’architecture urbaine en particulier, ce qu’il est convenu d’appeler une typologie : un ensemble extrêmement subtil de « types de construction », de formes architecturales reconnaissables, dont les formes particulières pouvaient varier d’une région à l’autre mais qui reposaient sur les mêmes principes généraux. L’une des raisons d’être de cet ensemble de formes conventionnelles est d’offrir une palette différenciée permettant de donner une expression appropriée à différents domaines d’existence ou à différentes modalités de la vie humaine.  

      Une telle typologie existait par exemple dans la ville allemande du Moyen Age, superbement décrite par Karl Gruber dans l’ouvrage que j’ai traduit [5]. Dans ses descriptions et ses beaux dessins, l’architecte allemand met en évidence, à propos des édifices civils et religieux, toute une gamme de types de construction bien reconnaissables qui les distinguaient clairement dans la silhouette de la ville (ou, pour le dire mieux encore, par lesquels chacun de ses édifices se distinguait et se montrait pour ce qu’il était). La forme respective des différents édifices religieux, comme celle de la cathédrale et des églises paroissiales, correspondait à la place qu’ils occupaient dans la hiérarchie religieuse, mais parfois aussi à la particularité des ordres monastiques qu’ils abritaient. Ainsi, lorsque, à une certaine époque, sont apparus les ordres mendiants ayant pour particularité de professer un voeu d’humilité et de simplicité, cette conception religieuse a trouvé sa forme correspondante dans un certain type architectural : un genre d’église mineur convenant à une vocation se voulant elle-même « mineure » [6].

     Telle était la situation pour ainsi dire classique que l’on pouvait trouver dans les villes allemandes vers la fin du Moyen Age. Mais Gruber décrit aussi, de manière très critique, le passage de l’architecture médiévale à ce qu’il appelle celle de « l’ordre issu du pouvoir de l’absolutisme », c’est-à-dire l’époque classique et baroque, et relève plusieurs cas d’effacement de la distinction typologique. Ainsi, dans le bel ensemble monumental baroque que constitue la Résidence du prince-évêque de Spire à Bruchsal, réalisé en 1720, il est impossible de distinguer entre église et chancellerie : les deux ailes de bâtiment symétriques abritant ces deux fonctions sont parfaitement identiques. Il en va de même sur la place du marché de Mannheim, construite vers 1700, où se dresse un seul édifice dont les deux ailes symétriques abritent respectivement l’hôtel de ville et l’église catholique [7]. Dans les deux cas s’est effectué un nivellement qui fait disparaître la spécificité visible de l’ordre sacré et de l’ordre profane et leur relation hiérarchique.  

     Mais un peu plus tard s’est produit un autre phénomène significatif dont Gruber ne parle pas. Vers le milieu du XVIIIe siècle, des formes architecturales mineures (qui non seulement l’étaient jusque là de fait, par convention sociale, mais l’étaient en soi, par rapport à leur objet) furent élevées au rang de formes majeures. C’est ce que montre bien le château Sans-Souci construit par Frédéric II à Potsdam  en 1745 : il s’agit en fait, typologiquement, d’une orangerie (forme mineure) élevée au rang de palais (forme majeure) [8], ce qui correspondait à la philosophie personnelle du roi de Prusse, lassé de la pompe attachée à la monarchie et du mode de vie qu’elle exigeait.

     Quelques décennies plus tard, on assiste à ce que l’on peut considérer comme le stade suivant de cette évolution. Cela ressort clairement de deux déclarations de Claude-Nicolas Ledoux qui a pu écrire  en 1804 :

« Pour la première fois, on verra sur la même échelle la magnificence de la guinguette et du palais. »

« Le grand appartient aux édifices en tout genre »[9].

Pour Ledoux, il s’agissait, en cette époque révolutionnaire, de créer une continuité où la guinguette et le palais seraient situés sur la même échelle et donc, d’homogénéiser l’architecture, d’effacer la différence même entre le monumental et le quotidien. Cela pourrait, théoriquement, s’effectuer dans un sens comme dans l’autre, soit par la suppression de toute monumentalité rabattue sur le quotidien, soit par une monumentalisation du quotidien. C’est la seconde voie qu’indique Ledoux : il convient désormais d’attribuer une ‘grandeur’ ou une ‘magnificence’ à la ginguette comme au palais et de contester leur différence de nature – car de quel droit, une fois instauré le principe de l’égalité absolue, peut-on considérer que la guinguette serait inférieure à un palais ? Il est très clair, si on prend au sérieux les déclarations de Ledoux, que c’est un tout nouvel état d’esprit qui s’y manifeste, à savoir la mentalité démocratique, et même un esprit démocratique radical, appliqué à l’architecture. Toutefois, cet égalitarisme consiste non pas en en nivellement par le bas, mais au contraire en une reconnaissance de la grandeur à toutes les constructions. Il y aurait une « magnificence » de la guinguette à mettre sur le même plan que celle du palais   

     Cela radicalise la tendance déjà manifestée par Frédéric II : celui-ci, en faisant construire Sans-Souci, avait fait édifier un palais en recourant au genre mineur de l’orangerie, mais il puisait dans un réservoir de formes qui n’étaient pas remises en question et continuait à présupposer comme valable la différence entre genres majeurs et mineurs. Ce n’est plus le cas chez Ledoux : à ses yeux, il est devenu impensable d’admettre une telle distinction de rang. La seconde déclaration l’énonce clairement : il y a une grandeur qui est également distribuée et doit être reconnue « aux édifices de tout genre », autrement dit aux genres mineurs comme aux genres majeurs, lesquels cessent donc d’exister comme tels. 

      Triomphe ou perte du mineur ?    

     Comment faut-il dès lors caractériser la situation où nous nous trouvons actuellement ? Elle se manifeste à la fois (au niveau idéologique) par un refus d’accepter la distinction entre arts majeurs et arts mineurs et (au niveau réel) par un effacement progressif de cette distinction, ce qui contribue à une tendance générale d’indifférenciation. L’une des réponses qui viennent facilement  à l’esprit, aussi bien chez ceux qui applaudissent à cette remise en question que chez ceux qui ne l’acceptent pas, consiste à supposer que nous assisterions aujourd’hui au triomphe des arts mineurs qui auraient, très démocratiquement, fait choir de leur piédestal et détrôné les arts majeurs (c’est en substance la conception qui se dégage de l’écrit récent de Renaud Camus  La dictature de la petite-bourgeoisie ). Cela revient à dire que se serait effectué un nivellement par le bas dans lequel est niée toute grandeur, puisque tout est aligné sur les formes mineures.

     Or, je crois qu’il s’agit là d’une impression erronée et que le phénomène caractéristique de notre époque n’est pas le triomphe du mineur, mais bien sa progressive et tendancielle disparition. Celle-ci ne s’effectue pas par la négation de toute grandeur, mais bien par son attribution à toute forme d’art ou de mode de vie, y compris aux formes mineures - c’est ce qui ressort très clairement des déclarations déjà citées de Ledoux qui caractérise bien, je crois, la situation étrange où nous trouvons aujourd’hui, l’architecte des Salines de Chaux ayant été l’un des idéologues d’une mutation fondamentale qui ne fait sentir tous ses effets qu’à l’heure actuelle.  



[1] Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, PUF, 1997, 4e de couverture. Dans le même livre, il écrit aussi, p. 161 : « Cette hétérogénéité des choix culturels bat en brèche la hiérarchie du haut et du bas (l’élite et le peuple, le distingué et le vulgaire,le haut et le bas) ». 

[2]  Voir surtout Répertoire des délicatesses du français contemporain, P.O.L., 2000 et Syntaxe, P.O.L., 2004.

[3] « Tendent à disparaître (…) les notions de niveaux de discours ou d’opportunité de ton.

   A l’instar de l’ensemble de la société, les adolescents éprouvent de moins en moins le besoin  d’adapter leurs propos et leur vocabulaire à leurs interlocuteurs successifs. L’idéal moral, pour eux et pour tout le monde, étant d’être soi-même en toute circonstance, ils ne voient pas pour quelle raison, s’ils peuvent dire à leurs camarades, dans la cour du lycée, qu’un film est chiant, il leur faudrait chercher un autre terme pour qualifier le même film devant leur grand-mère, ou devant leur professeur. »  Répertoire..., loc. cit., p. 106.

[4] Léon Krier, Architecture : choix ou fatalité. Ed. Norma, Paris, 1996, p. 31.

[5] Karl Gruber, Forme et caractère de la ville allemande (Die Gestalt der deutschen Stadt), tr. fr. J. Dewitte, Editions des Archives d’Architecture Moderne, Bruxelles, 1985.

[6]  C’est ce que Gruber commente dans sa description de Danzig : « Les ordres mendiants, à l’instar des ordres réformés cisterciens, rejettent toute pompe monumentale ; même leurs églises n’ont pas de clocher (...). L’ordre des Dominicains ou Prêcheurs (...) est le plus important ; ses églises ont souvent une nef voûtée, alors que les Franciscains, les Déchaussés, appelés Minorites ou Frères Mineurs (fratres minores) se contentent souvent (.....) d’une nef à toit plat ou recouverte d’une charpente lambrissée. » (loc . cit.  p. 153).

[7] Ibid, pp. 238 et 234.

[8] « Le roi ne voulait pas manifester sa politique par des édifices. Sans-Souci ne fut qu’une image négative d’une théorie politique. Il proclamait que le monarque n’était plus l’Etat  (…), mais son premier serviteur (…). Dans ces conditions pouvait encore voir le jour quelque chose de raffiné et de bon goût, d’une beauté plaisante à regarder, mais pas une grande architecture. Le nouveau château demeura un monument de lui-même, « sans souci » en pleine conscience des conséquences, un édifice de haut rang sous la forme d’un genre artistique inférieur, l’orangerie. » (Wolfgang Braunfels, Abendländische Städtebaukunst, Du Mont, Cologne, 1976, p. 234, qui renvoie sur ce point aux cours de son maître Hans Sedlmayr).

[9] De l’architecture considérée sous le rapport de l’art, des moeurs et de la législation, 1804.

 

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