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Editorial n° 36, mardi 5 juillet 2005

In-nocence et Tolérance

Amish et Contemporains

(extraits du journal)

Vendredi 1er juillet, neuf heures et demie du soir. J'ai beaucoup d'admiration pour Mme le docteur H. Elle est d'une égalité d'âme à toute épreuve. Bien qu'il y ait toujours de nombreux patients dans sa salle d'attente, elle donne chaque fois l'impression d'être de loisir, et de prodiguer sans réserve son attention bienveillante à quiconque se trouve devant elle dans son cabinet. Le téléphone y retentit constamment. Elle ne répond jamais avant d'avoir fini l'examen auquel elle se livre, ou la phrase qu'elle est en train de prononcer, ou bien avant d'avoir laissé finir le malade qui lui parle. En revanche, une fois qu'elle a décroché, elle laisse s'exprimer à son gré la personne qui l'appelle, elle ne suggère en aucune façon qu'on la dérange, et elle donne aux questions qu'on lui pose des réponses circonstanciées. Bref, on croirait qu'elle a tout son temps, alors qu'elle en a certainement très peu, et que ses journées sont très longues. Elle est toujours aimable, placide et souriante.

Nous avons eu une grande conversation, aujourd'hui. J'avais dû aller la voir une nouvelle fois parce que l'otite dont je souffre, bien loin de s'arranger, s'était beaucoup aggravée hier. D'externe elle est devenue interne. J'avais passé une nuit affreuse, au point de me demander si ne devais pas rejoindre au plus vite le service d'urgence du plus proche hôpital. Le docteur m'a donné un nouveau traitement à base de cortisone, de la Lamaline, paraît-il plus efficace que l'Efferalgan, qui en l'occurrence ne faisait rien du tout. Si lundi la situation ne s'est pas arrangée, il faudra consulter un spécialiste. Jacqueline Voillat nous avait invités, Jeanne Lloan, Pierre et moi, à dîner ce soir à Astaffort, mais il a fallu renoncer à cette petite fête, parce que hier soir, pendant le dîner, je souffrais à hurler presque, et je ne me soucie pas de subir la même expérience en public.

La conversation avec le docteur a commencé sur un coup de téléphone qu'elle a reçu, à propos d'une femme âgée qui voulait la voir d'urgence et disait ne pas l'avoir vue depuis une semaine, alors que Mme H. lui avait rendu visite hier soir, à la clinique ou à l'hôpital où elle se trouve.  Cette pauvre femme perd un peu la tête, semble-t-il, et devient très difficile. En particulier elle se plaint beaucoup de sa compagne de chambre, qui est pourtant charmante, me dit-on. Elle réclame à corps et à cris une chambre individuelle, à laquelle lui donne droit le supplément qu'elle paie à sa mutuelle. Mais les chambres individuelles, comme me l'explique chaque fois Mme H. sont très rares, et en fait réservées aux mourants (si on vous en accorde une, en somme, vous pouvez commencer à vous inquiéter sérieusement - «Mauvais présage», comme disait Malesherbes en buttant sur une marche de l'échafaud…)

J'étais bien sûr plein d'indulgence et de sympathie pour la requête même insistante de la vieille dame, parce que je suis comme elle, les chambres partagées, dans les cliniques et les hôpitaux, me font horreur - devoir, par exemple, quand on veut lire, subir "Attention à la marche" ou "En famille chez les ours à lunettes", sans parler des visites des familles, c'est pour moi un véritable cauchemar : avant, pendant et après.

Cet échange nous a mis sur le sujet des nocences, et sur la sonorisation des villes, qui à P. sévissait à son pire, ce matin, car c'était jour de marché. Je n'avais pas de mots assez forts pour fustiger cette nocence-là, qui m'indigne à une degré que je ne saurais dire, bien que je l'aie déjà beaucoup dit. Je pense aux malheureux qui habitent le long de la rue principale, et qui, de mon point de vue, paient un impôt d'une demi-journée ou d'une journée de travail, non pas de travail forcé mais de travail empêché, puisqu'on ne peut rien faire, ni lire, ni écrire, ni penser  avec ce bruit-là, qui en plus est d'une nature particulièrement intolérable, puisqu'il s'agit des boniments d'un animateur commercial, qui signale, entre des salmigondis de chansonnettes, les meilleurs affaires du marché.

Mais Mme H. ne voit pas du tout les choses de la même façon que moi. La sonorisation de la ville ne l'indigne pas du tout. Elle dit que la plupart des personnes qui y seraient exposées chez elles sont en fait au travail, à ces heures-là, ou bien elle sont à la retraite, et donc ne travaillent pas, et donc ne sont pas empêchées de travailler. Et puis on peut laisser ses fenêtres fermées («Quoi ? Par cette chaleur !»). Et puis les doubles  vitrages sont très efficaces, vous savez. Et puis je vais vous dire, les gens qui aiment vraiment le calme, et qui en ont besoin pour travailler, ceux-là ils n'habitent pas la rue principale :

«J'en connais des écrivains, par exemple. Il y en a beaucoup par ici… Peut-être pas aussi … , pas aussi …, aussi … que vous, mais il y en beaucoup. Eh bien croyez-moi, ils n'habitent pas au milieu de P. ! Ils cherchent des lieux isolés. Les gens d'ici, eux, ça ne les dérange pas, la sonorisation. Moi je ne les entends pas se plaindre, en tout cas. Au contraire, ça leur fait de l'animation. »

J'ai appris à cette occasion que Mme H. avait vingt-deux ans quand elle a perdu le premier-né de ses enfants.

«Vous savez, on voit les choses différemment, après une expérience comme celle-là. On fait mieux la différence entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas ».

Est-ce de cette tragédie qu'elle tire la sagesse et l'équanimité qui chez elle m'impressionnent si fort ? Elle fait beaucoup appel à la notion de tolérance. Mais je crains que nous n'ayons pas, elle et moi, de la tolérance, le même notion. Plus précisément, mon propre système s'articule bien davantage autour des concepts de nocence et d'in-nocence. J'en reviens toujours là : entre celui qui dérange et celui qui ne dérange pas, entre celui qui nuit et celui qui ne nuit pas, je ne vois aucune espèce d'égalité, aucune souhaitable égalité de droits. C'est pourquoi je suis indigné par la constante référence que font les fumeurs à la prétendue intolérance  que témoigneraient à leur égard les non-fumeurs, à les en croire. Ce sont eux qui sont intolérants, selon moi : intolérants pour la paix des non-fumeurs, pour leur agrément, pour leur confort et leur santé.

Dieu merci je vais devoir m'interrompre, car voici que commence la fête de P. - premier soir - et il est impossible de s'entendre penser (si c'est bien le mot).

 

Samedi 2 juillet, dix heures du soir.  J'ai oublié, ou je n'ai pas eu le temps, hier, de noter cet argument-ci de Mme H. en faveur, ou plutôt en défense, de la sonorisation : elle donne de l'emploi à une personne. Mme H. est très sensible au drame que vit la jeunesse, à P. et dans les environs : il n'y a pas de travail. On n'a pas idée des difficultés à survivre, simplement survivre, d'un jeune ménage au R.M.I. avec un ou deux enfants à charge (cela à l'occasion d'un autre coup de téléphone qu'elle reçoit dans son cabinet pendant que j'y suis, et au cours duquel elle se montre très attentive, très patiente et plus encore).    

Elle m'apprend aussi que cette sonorisation qui m'inspire tant d'horreur coûte très cher à la municipalité.

Tolérance, tolérance, tolérance : voilà son maître mot. D'ailleurs elle aurait pensé que j'étais plus tolérant que ça, moi qui suis si…

Je ne suis sans doute pas très tolérant, en effet. Je ne peux pas concevoir qu'on nuise, qu'on noce, qu'on dérange (et je m'efforce moi-même de gêner aussi peu que possible). Sur ce point je suis en parfait désaccord avec Philippe Muray, par exemple, qui ne cesse de s'indigner de l'"intolérance" dont sont victimes selon lui les fumeurs, minorité en danger, persécutée. Je n'ai pas beaucoup de tolérance à l'égard des fumeurs, des beugleurs de couloirs d'hôtel, des bavardeurs de salles de concert et des sonorisateurs de villes et de bourgs ; mais je trouve que mon intolérance à peu d'effets sur leurs abus (quoique qu'il y ait eu tout de même, s'agissant des fumeurs, quelques progrès…)

Un intervenant du forum de la Société des Lecteurs suggérait récemment que ladite Société prît l'initiative de composer, en glanant dans mes journaux  et dans mes autres livres, un recueil de mes Irritations minuscules, qui serait, disait-il, un "pastiche par anticipation" de l'hypothétique Répertoire des nocences  censément élaboré par le parti de l'In-nocence. Cette suggestion n'a pas eu l'heur de plaire à autre habitué, ou une autre, je ne sais, un(e) certain(e) TM, qui à vrai dire,  malgré la fidélité curieuse de sa présence et des ses interventions, ne place jamais sur le forum du site que des messages désagréables à mon égard, ou modérément déplaisants - constance que je trouve bizarre, car enfin... Cette fois le message était :

« Le côté "princesse au petit pois" n'est pas forcément la part de l'oeuvre Camusienne que j'aimerais voir étendue. Mais bon... »

Bernard Delvaille m'écrit à propos d'"Outrepas" et me reproche, lui aussi, comme MT et comme Mme H., mais d'un autre point de vue (on passe aux personnes, mais on n'en était pas très loin), d'attacher trop d'importance à ce qui n'en a pas :

« Je suis convaincu que votre mal de dos vient de l'importance que vous attachez à des gens qui n'en ont aucune : Mme Adler, MM. Ardisson, Giesbert ou Durand (Guillaume). A les évoquez, vous vous abaissez. Je vous préfère à Soglio, à la pension Salis (ou à la maison d'en bas, où Jouve situa Paulina 1880), à la Haye sous la pluie, aux Aldudes, à Plieux avec les chiens, ou relisant Gustave Roud. Londres me paraît vous être étrangement étranger. »

Delvaille a peut-être bien raison - pas à propos de Londres, où j'ai opéré un grand retour, récemment (mais il ne peut pas le savoir). Mieux vaudrait sans doute ne pas s'occuper du tout de Mme Adler, de MM. Ardisson, Giesbert ou Durand. Mais ne serait-ce pas ne plus s'occuper du tout du monde visible (au sens le plus péjoratif du terme), du monde réel (au sens le plus superficiel de l'expression), du monde comme il va ? M. Durand, Giesbert et Ardisson sont, pour le meilleur ou pour le pire, mais presque exclusivement pour le pire, à mon avis, la manifestation la plus tangible, et d'ailleurs à peu près la seule, de la vie publique  de la littérature, de ce qui a pu s'appeler la vie littéraire, ou du moins la société littéraire. Ne plus s'occuper d'eux du tout ? Très bien. Mais n'est-ce pas baisser tout à fait les bras ? N'est-ce pas s'enfoncer dans la nuit ? N'est-ce pas rompre le dernier lien avec ce qu'il en est d'être contemporain ? Est-ce ma faute, si être contemporain c'est l'être de Franz-Olivier Giesbert ou de Guillaume Durand ? Faut-il faire comme si ce ne l'était pas ? C'est un pari très concevable, et j'imagine que c'est celui qu'a fait Bernard Delvaille, sans doute sans avoir à se forcer, d'ailleurs. Mais on ne se débarrasse pas si facilement du soupçon vulgaire que n'appartenir pas du tout  c'est n'être  plus que très peu.  Je vois mal qu'on puisse être tout à fait incontemporain - à moins de se résoudre à vivre comme un amish, et certes c'est une vraie tentation ; mais sans doute fatale. J'y cède déjà, en grande partie. Je ne suis pas sûr qu'il soit raisonnable de m'engager plus avant dans cette voie-là.

Et puis : est-ce Boileau qui dit que, retirerait-on d'un livre tout ce que les critiques séparément en ont blâmé, il n'en resterait rien du tout ? Les critiques ne s'occupent pas de mes livres, mais la plupart des gens qui m'écrivent trouvent que mes petits ouvrages seraient bien meilleurs s'il n'y était pas question de ceci ou de cela. Seulement ce n'est jamais la même chose. Pour Pascal Sevran il faudrait faire disparaître les chiens.  Bernard Delvaille ne veut pas qu'il soit question de Laure Adler ou de Franz-Olivier Giesbert (mais vante les passages sur les chiens). Si seulement vous ne vous occupiez pas de politique !, soupirent les uns. Les autres veulent savoir, ou voulaient savoir, jadis, si à mon avis tous ces détails sexuels sont bien nécessaires ? Et vos affaires de banque, vous croyez que ça intéresse le lecteur ? Je vous suis moins dans votre passion des châteaux. Pour ma part je me passerais assez volontiers de vos descriptions cliniques de vos moindres diarrhées. Dois-je vous avouer que je saute toutes les pages où vous parlez d'art contemporain ?

Les éditeurs préféreraient qu'il ne soit pas question d'édition et les hôtesses ne voient pas pourquoi l'on décrirait leurs dîners. Quant aux personnes dont on ne dit rien, elles écrivent pour savoir pourquoi on leur veut :

«Je vois que notre rencontre ne vous a pas beaucoup marqué ».