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Éditorial n° 45, décembre 2007

La Grande Déculturation

 

La campagne présidentielle, l'élection de Nicolas Sarkozy, les débuts du gouvernement mis en place par lui, l'agitation sociale de la rentrée qui a suivi, les nouveaux troubles dont ont été secouées à l'automne les banlieues à population immigrée, tout cela a plus ou moins effacé des mémoires, à l'entrée 2007, le souvenir et les derniers échos de ces affaires d'ordre culturel qui pour une fois avaient fait quelque bruit, au tout début de cette année-là.

Les principales d'entre elles étaient liées au Louvre : soit que notre grand musée national prêtât, moyennant finances, une partie de ses collections à la ville d'Atlanta, en Georgie, soit qu'il confiât, pour une longue période, quelques-uns de ses chefs-d'oeuvre au nouveau musée d'Abu-Dhabi. Curieusement, pour faire admettre à l'opinion publique, d'ailleurs assez indifférente, et pour cause, ces opérations à première vue peu conformes aux traditions culturelles de notre pays, ni d'ailleurs d'aucun, il fut expliqué : d'une part, qu'il s'agissait d'initiatives essentiellement culturelles et pas du tout commerciales, destinées à renforcer le prestige de la France en diverses parties du monde et à former, ou resserrer, des liens d'amitié et de curiosité mutuelles avec les habitants de ces régions ; et d'autre part, mais à la fois, en même temps, que, grâce à elles, le Louvre allait recevoir des sommes considérables, qui permettraient d'aménager encore de nouvelles salles et peut-être même, qui sait - mais là c'est moi qui parle -, d'ouvrir au public certaines de celles qu'il est très habitué à trouver closes. Bref, on gagnait sur les deux tableaux, si j'ose dire : les relations nouées avec Atlanta et Abu-Dhabi n'avaient strictement rien à voir, qu'allait-on chercher là, avec une quelconque commercialisation de la culture ; et le Louvre allait en tirer des avantages pécuniaires considérables.

Eût-on été tenté d'ajouter foi à ces discours engageants, une petit note musicale à distance eût retenu toutefois d'y adhérer tout à fait. Les mêmes qui les tenaient, en effet, attiraient notre attention sur la nécessité, au XXIe siècle, de tirer tout le profit qui pourrait en être recueilli de la prestigieuse marque Louvre, très insuffisamment exploitée à leur gré.

On n'écoute jamais assez la langue. Elle est pourtant très éloquente, toujours. De ce que disent ceux qui l'emploient, et de ce qu'ils veulent, et de ce qu'ils pensent, et de la famille d'esprits à laquelle ils appartiennent, elle nous apprend bien davantage, en général, qu'eux ne se soucient de nous en faire savoir, et même qu'ils n'en savent eux-mêmes, bien souvent. Ainsi tous les amis des livres qui pratiquent la Toile ont eu l'expérience assez traumatisante, au début, de se voir demander, par un de ces libraires webmatiques géants qui peuvent légitimement parader du fonds le plus vaste qu'aient jamais rêvé Compagnie, La Hune, Ombres blanches, Le Furet du Nord et Kléber réunies, et tandis qu'eux ne souhaitaient rien d'autre que commander Kant, Catherine Pozzi ou Saltykov-Chtchédrine, de s'entendre demander, dis-je, dans quelles conditions ils souhaitaient se voir livrer le produit, ou bien comment ils avaient eu l'idée d'acquérir ce produit, et s'il savaient que les personnes qui s'intéressaient à ce produit s'étaient intéressés aussi, bien souvent, à tel ou tel autre produit. Quelquefois ce n'est pas de produit qu'il est question, mais d'article. Article ou produit, de toute façon, le mot suffit pour faire connaître clairement, à l'amateur de livres, ou de Lettres, qu'en ces parages il ne se trouve pas en territoire ami. Et dès lors qu'on nous explique tout le profit qu'il y aurait à tirer, qu'il serait absurde de ne pas tirer, qu'il est urgent et impérieux de tirer, de la marque Louvre, nous savons que nous avons quitté le champ de la culture.

Ou bien est-ce que ce serait cela, au contraire, le champ de la culture ? Je l'ai remarqué déjà et fait remarquer bien souvent, et je n'étais pas le seul, ni le premier : ce mot-là, culture, ne constitue pas, pour la chose qu'il désigne et pour les individus qui se battent en faveur de ce qu'il circonscrit (mal), une bonne ligne de défense. Nous l'avions certes adopté, ce mot, ce nom, et lui avons porté la plus grande considération ; nous l'avons entouré de tout notre respect et lui avons voué, et lui vouons encore, même, un certain amour ; mais nous aurions dû nous méfier, peut-être, de l'origine un peu trop récente, au sein de notre langue - un siècle ou deux, pas davantage -, de l'acception flatteuse que nous lui prêtions le plus souvent. Peut-être aurions-nous dû ne pas oublier que la culture était apparue, sinon sur les ruines, du moins à proximité et presque en remplacement, de l'art, de la connaissance, des Lettres et des Belles Lettres, des Humanités, de la lecture au sens où l'on disait d'un homme qu'il avait beaucoup de lecture, à l'époque classique : mais le même personnage, pour se montrer tout à fait accompli, et pleinement conforme à l'idéal de l'honnête homme, devait avoir aussi du goût, de l'entregent, de la politesse et de l'usage du monde, toutes qualités qui le qualifiaient, s'il le souhaitait, pour la société policée, et lui permettaient de témoigner pour la civilisation, et d'y participer comme il en participait. Cependant nous n'allons pas nous lancer ici dans le vieux débat entre culture et civilisation, enté de ses trop rituelles variations selon qu'il est question de France ou d'Allemagne, par exemple. Qu'il suffise de rappeler que la culture est à l'accomplissement de soi, tel que le concevaient le Grand Siècle ou les Lumières, ce que l'esthétique, telle que Hegel en constate et en précipite non sans réticence l'avènement, est à l'art : une sorte de second degré, en deuil de la naïveté des origines mais peut-être aussi, pour une société, en deuil du pouvoir de croire et de créer.

 

En achevant ces derniers mois un petit livre à propos de l'installation d'art contemporain dans chacune des stations du métro toulousain, je notais l'amusement que j'avais ressenti en entendant, à la radio, un matin, une dame très répandue dans les milieux culturels, justement, confesser, à l'issue d'un grand colloque européen sur la culture, qui venait de se tenir à Paris, qu'elle avait de plus en plus de mal à prendre au sérieux et même à supporter le mot culture - tant, je suppose, à force d'être mis à toutes les sauces et d'être sommé de signifier tout et n'importe quoi, il finissait par ne plus vouloir rien dire. Ce qui m'avait beaucoup amusé bien sûr, ce matin-là, est que cette dame, Catherine Clément, laquelle, à ma connaissance, pense tout à fait comme il faut penser, et qui même, que je sache, n'a pas peu contribué, par ses livres et par son action culturelle, justement, à élaborer ce qu'il est convenable parmi nous de croire et de ne pas croire, et surtout de dire et de ne pas dire, était à deux doigts de s'exprimer comme un Baldur von Schirach, ou était-ce plutôt Goebbels, ou Göring, ou le personnage d'une pièce nazie, celui qui tirait son revolver, ou son Lüger, ou qui enlevait le cran de sûreté de son Browning, quand il entendait le mot culture ?

Mme Clément n'a pas parlé de revolver, certes pas, ni de cran de sûreté ; et les raisons de son exaspération sont certainement aussi éloignées qu'il est possible de celles des dignitaires nazis ou de leur théâtre. Il reste qu'ici comme là le mot culture exaspère, et la culture aussi : peut-être pour ce qu'elle est, mais bien davantage pour ce qu'elle n'est pas, pour ce qu'elle n'est plus. Un tour complet de la spirale sémantique s'étant opéré, la phrase qui a tant indigné, et certes à juste titre, dans la bouche d'un séide ou d'un histrion du Troisième Reich, peut revenir presque semblable à elle-même, soixante-quinze ans plus tard, « fraîche et rieuse comme au matin des batailles », dans celle d'une intellectuelle fort peu critiquable, et en tout cas pas sur ce point-là. Je crois comprendre ce que voulait dire Catherine Clément, et je ne suis pas loin de penser comme elle - ce qui ne me met pas dans une situation très facile pour me lamenter comme je le fais ici, malgré tout, sur la culture et sur son peu enviable destin. Disons qu'un des maux qui se sont abattus sur elle, et qui menacent de l'achever, c'est que voyagent sous son nom et se produisent à travers le monde, avec grand succès, sous son identité, toute sorte d'hypostases, d'ersatz et d'ectoplasmes qui, par le bruit qu'ils font et par le train qu'ils mènent, donnent au public l'illusion qu'elle ne s'est jamais portée si bien, alors que nous la voyons agoniser sous nos yeux.

 

Mal nommée d'emblée, la culture, née d'un abus de langage, est en train de mourir d'un autre. Ces approximations terminologiques, au demeurant tout à fait conformes aux errements coutumiers de la parole et de la pensée (surtout lorsque ces héroïnes, dans leur soif d'aventures, de risques et d'expériences inédites, vont de par le monde en se cherchant l'une l'autre à travers mille dangers, sous mille identités d'emprunt, et tous les malentendus s'ensuivant qui font la substance de cette sotie épique), sont parfaitement explicables selon l'histoire, selon la sociologie et selon l'économie - ces trois champs d'exégèse étant bien entendu très étroitement imbriqués. Ce serait d'ailleurs une erreur de croire, parce que nous sommes confrontés ici à une affaire de vocabulaire, que les mots seuls sont concernés. Jusqu'en leurs ambiguïtés constitutives ils ne font que refléter, avec une assez grande fidélité involontaire, l'évolution de ce qu'il est tentant d'appeler, sur un mode que sa saveur "rétro" ne dépouille pas ipso facto de toute pertinence, je crois, les "rapports de forces". La difficulté consiste évidemment à suivre de l'oeil en même temps les glissements sémantiques et les transformations sociales, sans jamais les confondre et sans jamais les séparer tout à fait ; sans croire que les uns sont directement tributaires des autres et sans imaginer que leurs lignes respectives sont tout à fait indépendantes ; sans espérer que ceci va nous dire exactement ce qu'il en est de cela et sans nous laisser persuader qu'il n'y a aucun enseignement à tirer de cela quant aux mouvements de ceci : il faut s'accommoder, ne serait-ce qu'un moment, de vérités partielles, de propositions qui sans être exactes en tout point sont néanmoins porteuses d'une forte ou d'une appréciable teneur en vérité, de prédicats plus vrai que faux, de raccourcis qui négligent provisoirement certaines justes objections de détail mais sont seuls à mener à l'unique point de vue vraiment éclairant.

 

Sauf peut-être en matière strictement scientifique, et alors seulement au sein des sciences dures, un des grands moyens de l'aveuglement, et de l'asservissement de la parole, et de la sujétion de la pensée, c'est l'exigence de vérités pures. Veut-on faire taire un homme, et le ridiculiser, il n'est que d'exiger de lui que chacune des propositions qu'il émet et le moindre de ses mots soient strictement exacts en tout point. Veut-on étouffer une idée, empêcher une révélation, obnubiler le dévoilement d'une situation (et les plus évidentes sont les mieux offusquées, quand elles ont la langue contre elles...), il suffit de ne tolérer, en leur expression, aucun raccourci et nulle approximation.

 

Tous les censeurs savent cela : la vérité n'est pas pure. Elle est stratifiée, mélangée, contradictoire, pleine d'enclaves et d'enclaves dans les enclaves ; et ces enclaves au sein de la vérité sont des faussetés, des à peu près, des exceptions, des contrevérités comme on dit des contre-courants, des vérités de second rayon, qui contredisent la vérité mais n'en sont pas moins vraies et n'en font pas moins partie de son empire. Que dans la transmission des messages on interdise la perte et la déperdition, les malentendus, les appropriations abusives du sens par chacune des parties, il n'y aura plus de messages.

 

Posons par exemple, et ce n'est pas scrupuleusement exact, mais c'est nettement plus vrai que faux, que le règne de la culture coïncide avec celui de la bourgeoisie. Le mot culture est apparu - dans l'acception intellectuelle et "artistique" qui nous intéresse ici - au moment où s'effritait, sous la pression des Lumières, de la révolution industrielle et du libéralisme balbutiant, l'arsenal rhétorique et langagier qui servait à définir idéalement le rapport intellectuel et moral, social et protocolaire de l'homme noble, du gentilhomme et de leur avatar l'"honnête homme", à la pensée et à la connaissance. Il disparaît, ou plutôt il s'efface par ubiquité, il se ridiculise par omniprésence, il se vide de toute signification par émiettement centrifuge et dissémination exponentielle de ses occurrences, au moment où, sur les décombres de la conception bourgeoise du rapport au monde, s'est établi dans toute sa rigueur ce que j'ai appelé ailleurs "la dictature de la petite bourgeoisie" [1] , mélange globalisant, pour ne pas dire totalitaire, d'hyperdémocratie et de ressentiment, de prolétarisme et d'esprit de conquête terminologique, de médiatisation à outrance et d'horreur viscérale de la médiation.

 

Que le mot de culture ait triomphé en même temps que la bourgeoisie, aussi longtemps qu'elle et pas davantage, ne signifie nullement qu'il n'avait pas d'autre sens que bourgeois. Pour la bourgeoisie elle-même, le sens du mot culture était universel et intemporel : il désignait l'ensemble de l'héritage "culturel", tout ce qu'avait couvert avant lui les mots d'art et de connaissance, de lecture, d'études, de recherches et d'humanités. Parmi les adversaires de la bourgeoisie, au contraire, ou parmi les groupes sociaux et les individus qui tout simplement se situaient en dehors d'elle (ne serait-ce que dans le temps), deux conceptions s'opposaient et, dans une certaine mesure, s'opposent encore.

 

La première de ces conceptions extra-bourgeoises ne remettait pas en cause la définition bourgeoise de la culture, c'est-à-dire son caractère universel et intemporel. Au contraire, elle prenait cette conception au mot, réclamant seulement (si l'on peut dire…) que cette culture dont elle ne contestait ni la nature ni le contenu - évolutif, certes, mais ne faisant que s'enrichir avec le temps, par accumulation - fût universalisée et intemporalisée jusqu'en sa réception ; c'est-à-dire désembourgeoisée, démocratisée, déconnectée de la bourgeoisie et de sa période d'hégémonie : ouverte et offerte à tous. C'est de cette conception-là que se réclamaient à l'origine les artisans de la réforme scolaire comme les champions institutionnels et artistiques (bourgeois, pour la plupart, mais là n'est pas la question...) des grandes politiques culturelles, qu'il s'agisse d'un Malraux, d'une Jeanne Laurent ou d'un Jean Vilar. Pas d'ambiguïté dans leur esprits sur ce qu'est la culture : l'enjeu est de l'offrir à tous. Il faut décentraliser, et cela socialement autant que sur le territoire : à partir de centres dont la suprématie ni le primat ne sont contestés (Paris, la classe cultivée), il convient d'irriguer toutes les classes sociales et toutes les régions.

 

À l'inverse, selon la seconde conception extra-bourgeoise, ou antibourgeoise, ou post-bourgeoise, la définition bourgeoise de la culture n'était nullement universelle et intemporelle : elle était purement bourgeoise au contraire, jusqu'en la nature et en les contenus de ce qu'elle définissait. Autant dire qu'elle était fausse. La culture n'était pas du tout, ou pas seulement, ce que la bourgeoisie avait dit et cru qu'elle était : c'était, à tout le moins, infiniment davantage - une nouvelle subdivision intervenant ici, entre ceux qui voulaient bien maintenir au sein de la culture, ne serait-ce qu'à titre de vestige ou de témoignage, ce que la bourgeoisie avait dit et cru qu'elle était, c'est-à-dire l'héritage, le patrimoine, le corpus ; et ceux, plus radicaux, qui soutenaient et soutiennent que ce corpus même est une invention bourgeoise, que sa matière est suspecte et dépourvue de pertinence, voire nocive en soi, et qu'il n'a pas sa place dans... dans... dans... dans ce qui, d'une certaine façon, continue (hélas) de s'appeler la culture (c'est là qu'apparaît dans toute sa complexité le problème terminologique qui complique si gravement ce débat) mais qui, s'il fallait s'en remettre à cette façon de penser, laquelle, minoritaire encore, sans doute, ne cesse en effet de gagner du terrain, non seulement ne coïnciderait pas du tout avec la culture au sens de ce terme en régime bourgeois mais même l'exclurait, ne la comprendrait pas, ne voudrait pas d'elle à l'intérieur de son contenu. Je fais allusion ici à ceux qui estiment, de plus en plus audiblement, que Corneille ou Racine, par exemple, non seulement n'ont rien à dire d'intéressant ou qui soit pour eux précieux à des collégiens d'aujourd'hui, ou à certains parmi les collégiens d'aujourd'hui, mais sont les instruments sur eux d'une domination, d'une oppression, d'une intimidation voire d'une déculturation, lesquelles, bien entendu, en tant que telles, doivent être combattues et refusées, et Corneille et Racine avec elles. Inutile de préciser que la déculturation dont il est ici question, déculturation par la culture, en somme, qu'il s'agisse de la déculturation des incultes par la culture au sens ancien ou bien de la déculturation des représentants d'autres cultures par la culture française classique, n'est pas celle qui fait le sujet de ce court essai...

 

Je dis bourgeois, culture bourgeoise, valeurs bourgeoises, et j'emploie ce terme-là à cause des liens du mot culture - mot qui nous occupe ici autant que la chose - avec la période de domination politique, sémantique et sociale de la classe bourgeoise. Mais il faut bien entendre ici que bourgeois et bourgeoisie sont à prendre en l'occurrence en une acception en quelque sorte générique, pour signifier, dans l'arsenal langagier post-bourgeois, la domination en général, la domination révolue mais toujours à combattre, la domination inadmissible et révoltante ; et bien sûr, autant et plus que d'une domination de classe, il s'agit d'une domination ethnique, puisqu'on ne saurait écrire domination de race ; d'une domination d'origine, d'origines, autant et plus que d'une domination économique ; d'une domination de peau, de couleur, de couleur de peau, de teint, de complexion, de configuration capillaire, de nom, de quartier, autant et plus que d'une domination par l'argent, par les revenus ou par les taux d'emploi.

 

Il faut bien voir que dans la société française métissée ou en cours de métissage, et dans laquelle ce processus de mélange généralisé est bien loin d'être achevé s'il doit l'être jamais, les Français les plus anciennement Français, les plus anciennement sur place, les "Français de souche", comme on ne sait plus comment dire, et comme on ne saurait le dire ainsi, semble-t-il (cela dépend des bouches, apparemment), les "souchiens", les sous-chiens, comme l'insinuent gracieusement tel ou telle, ainsi qu'on a dit les sous-hommes, ceux-là, les indigènes, les autochtones, font figure de bourgeoisie, "fonctionnent" (à leur corps défendant) comme une bourgeoisie, sont en position de bourgeoisie (avec les quelques avantages ultimes et les sérieuses menaces qu'implique d'ores et déjà et pour la suite pareille situation compromise) ; et cela d'autant plus nettement que le mot populaire, en novlangue, se mêle de signifier presque exclusivement à présent immigré, peuplé ou constitué d'immigrés ou de descendants d'immigrés, voire extraeuropéen, comme s'il était entendu une fois pour toutes qu'en France il n'y a plus de peuple que néo-français : les quartiers populaires, un soulèvement populaire, un « candidat qui devrait être aidé par son nom à consonance arabe dans une commune à fort électorat populaire ».

 

On n'insistera jamais assez, car elle a pesé d'un poids incomparable en faveur de la grande déculturation en cours, sur la fatale coïncidence, accidentelle, peut-être, ou bien obéissant à des mécanismes dont nous sommes trop près pour observer avec certitude les déterminismes et les enchaînements, entre la crise démocratique de la culture française, liée à son statut réel ou supposé (en partie réel et en partie supposé) de culture de classe (bourgeoise), et ce qu'on pourrait appeler sa crise ethnique, liée à son statut incontestable de culture nationale, c'est-à-dire, jusqu'à une date récente, de culture héréditaire d'un groupe ethnique donné, celui qu'on appelait le peuple français, au sens désormais étroit et archaïque (et prohibé) de cette expression. La crise ethnique de la culture, selon laquelle l'ensemble de la communauté nationale, ou même l'ensemble des habitants du territoire national, refuse d'accepter pour sien la culture d'une seule de ses composantes (celle des dits "Français de souche"), s'est superposée en l'aggravant terriblement à la crise démocratique de la culture, selon laquelle l'ensemble du corps social, tout pareillement, refusait d'accepter pour sienne la culture d'une seule de ses composantes (celle de la classe bourgeoise).

 

L'expression refuse d'accepter pour sienne est un peu rapide et en partie inexacte, car elle donne pour résolu le débat auquel je faisais allusion plus haut, et qui consiste à essayer de savoir, et à tâcher de décider, si l'ensemble de références, de valeurs et d'oeuvres qui a été donné en France, jusqu'aux récentes décennies, comme constituant la culture - et par là je veux dire essentiellement la culture patrimoniale, puisque c'est ainsi que la culture était conçue - n'avait d'intérêt et de prix que pour une classe donnée qui en avait fait son privilège, ou bien s'il devait être considéré comme précieux par toutes les classes de la société et pour tous les citoyens ; s'il n'avait de validité et de raison d'être que pour les Français d'ascendance française, ou bien s'il devait être considéré comme d'acquisition désirable pour la totalité des citoyens et des résidents de notre pays. Il est bien entendu que ces deux couches de problèmes ne se recoupent pas exactement. Cependant elles coïncident pour une large part, et les façons dont les questions se posent et dont elles évoluent à l'un et l'autre niveaux peuvent être dites homothétiques. Structurellement elles présentent les plus grandes similitudes ; et des esquisses de réponses comme des nouvelles formulations atteintes ici il peut être tiré de grands enseignements là.

 

Les premiers promoteurs, les initiateurs, comme on dirait aujourd'hui, du grand mouvement de démocratisation de la culture n'avaient pour leur part pas le moindre doute. Il est d'ailleurs une certaine façon de poser l'équation, ou le syllogisme, auxquels ils s'affrontaient, qui, si l'on accepte de se soumettre à sa rigueur, eût pu leur donner d'emblée la totalité de la réponse qu'ils ne cherchaient pas, et leur apprendre ce qui allait se produire et ce qui, selon moi, s'est bel et bien produit :

a) la culture est un privilège de classe

 

b) il faut abolir ce privilège

 

c) ce que faisant on abolit la culture (puisqu'elle est ce privilège)

 

Bien entendu nos fondateurs ne l'entendaient pas du tout ainsi. Ils profitaient, pour s'abuser (à mon sens), de l'ambiguïté de formulation de la proposition b. Ce qu'ils voulaient dire, comprendre et donner à comprendre par « il faut abolir ce privilège » était en fait : il faut abolir ce privilège en tant qu'il est un privilège ; il faut le dépouiller de sa qualité de privilège, mais le conserver comme culture, préserver son contenu, diffuser celui-ci - sans rien changer à sa consistance, à ce qui faisait sa matière et son prix. Mon hypothèse, et même ma conviction, on l'aura compris, est que la rigueur mathématique et syllogistique de l'enchaînement logique en sait plus, malgré son apparente absurdité, et contient plus de vérité, adhère plus étroitement à ce qui s'est passé, que les aménagements de bon sens, de décence et de modération qu'on est naturellement tenté de lui apporter sans y penser.

Pour ma part ce serait plutôt la première proposition que j'aurais tendance à souhaiter corriger, expliciter, "qualifier". Ce n'est pas que je doute que la culture soit un privilège, mais je ne suis pas absolument certain qu'elle soit un privilège de classe (malgré tout ce qui, dans l'histoire, concourt à accréditer cette opinion) : la culture, il me semble, peut très bien être aussi, et concurremment, un privilège individuel. Mais dès lors qu'on considère qu'elle est de toute façon un privilège, qu'il est de son essence d'être un privilège, que la posséder, si c'est bien le mot, ou en être dépositaire, est fatalement un privilège, on ne peut, si on est attaché à la culture, souhaiter l'abolition de ce privilège : c'est donc l'ensemble du syllogisme qui s'effondre dès sa première articulation, et cela bien avant d'aboutir à la fâcheuse conclusion qu'implique sa lecture rigoureuse.

Jouir seul, ou presque seul (comme à la Villa Médicis), du silence et de la solitude d'un parc magnifique au milieu d'une grande ville est un indéniable privilège. On peut, par conviction démocratique, abolir ce privilège en ouvrant le parc à toute heure à tous les publics. En effet il n'y a plus de privilège. Mais il n'y a plus non plus de silence et de solitude, plus de recueillement dans l'absolue beauté. Or c'étaient eux qui constituaient le privilège, bien plus encore que le parc lui-même : car des jardins publics il y en a beaucoup d'autres dans la ville, souvent presque aussi beaux, ou tout autant.

J'ai adopté de longue date pour métaphore inamovible de cette structure familière l'histoire du Jugement de Salomon, en la première de ses inflexions. Deux mères réclament un seul enfant, avec des droits sur lui apparemment égaux, c'est-à-dire une égale vraisemblance dans leurs prétentions à être ce qu'elles disent, la vraie mère. Le roi peut donner l'enfant à une seule, au risque de commettre une injustice. Il peut aussi, et c'est le parti qu'il prétend adopter, faire couper l'enfant en deux parties égales et donner à chaque mère prétendue une moitié du corps : la justice est respectée, la "démocratie" aussi (ou plutôt l'égalité), - il n'y a pas de privilège, mais il n'y a plus d'enfant (vivant).

Dans le même temps ou à peu près que les premiers champions de la démocratisation sociale de la culture promouvaient les mesures qui en leur esprit et celui du public devaient permettre d'atteindre l'objectif désigné, ou de s'en rapprocher sensiblement, les premiers champions de sa démocratisation ethnique, un peu moins explicites dans leur propos, peut-être, n'étaient pas moins résolus cependant. D'ailleurs il n'était pas rare qu'il s'agît des mêmes personnes. Eux considéraient que la culture française, dont ils ne songeaient pas, à ce stade, à contester la validité et la valeur (et d'autant moins que cette culture, sa validité et sa valeur, passaient à leurs yeux pour universelles parce qu'elle était, elle, universaliste...), était, en quelque sorte par définition, par avantage acquis de l'histoire, le privilège, sinon tout à fait d'un groupe ethnique, du moins d'une communauté, celle des Français à titre plusieurs fois héréditaire, ceux qu'on ne sait jamais comment appeler. Et il s'agissait de les dépouiller non pas certes de cette culture, mais de ce privilège, de ce privilège en tant qu'il était privilège, et partant inadmissible, il va sans dire, en bonne démocratie antiraciste. Il s'agissait d'amener à cette culture les nouveaux arrivants, ou bien de l'amener, elle, jusqu'à eux : de faire en sorte que les deux se rencontrent, s'épousent, coïncident.

Ce qui dans les deux cas est apparu, à l'usage, c'est que le contenu d'une culture, et sans doute pourrait-on dire de la culture aussi bien, n'est en aucun cas indépendant, d'une part, du nombre de ceux qui la partagent, ni, d'autre part, de leurs caractéristiques sociales, économiques, ethniques et... culturelles (puisqu'il est écrit que l'ambiguïté fondamentale du mot et de ses dérivés nous poursuivra jusqu'à la fin). Il n'y a pas d'un côté une culture, la culture, qui serait une entité stable au contenu de nature éternellement déterminée (même s'il s'accroît sans cesse d'artefacts nouveaux), et, d'un autre côté, la masse plus ou moins grande de ceux qui la reçoivent et la partagent, en participent. Ceci varie automatiquement en fonction de cela. Le contenu d'une culture change avec le nombre et la nature de ceux qui la partagent ou sont censés la partager. Et il en va de même du contenu d'une éducation, de la matière dont la transmission fait l'objet d'un système éducatif, des programmes que dispense ce système ou qu'il peut dispenser.

Ceux qui prétendent combiner culture et égalité, éducation et égalité, et introduire l'égalité ou seulement de l'égalité dans la culture ou l'éducation, s'abusent eux-mêmes ou abusent les autres, ou les deux, car il y a une incompatibilité radicale, fondamentale, insurmontable, entre ces domaines, ces champs ou ces valeurs. L'égalité est aussi absente de la culture qu'elle l'est de la nature. Les plus belles proclamations ne peuvent que reconnaître, ou imposer, ou prétendre imposer, une égalité en droit ou une égalité de droits ; et c'est un héroïque, un magnifique défi à tout ce qui s'observe dans la nature et entre les hommes. L'égalité n'est pas naturelle, et ce n'est certes pas lui adresser un reproche, bien au contraire, que de le rappeler : l'in-nocence, la paix civile, le règne du droit ne le sont pas non plus. L'égalité est une contrainte que s'imposent à grand mal certaines civilisations, en général contre leurs plus anciennes traditions et contre leurs instincts. Elle n'est pas non plus culturelle, sauf en l'un des sens modernes de cet adjectif, selon lequel elle serait désormais inscrite, par l'effet d'une longue pratique et par conformité globale avec les tempéraments, en de certaines cultures, et cela plus qu'en d'autres : on dira par exemple (éventuellement, et quitte à être aussitôt contredit) que la culture américaine est profondément égalitaire. Mais la culture, elle, ou la Culture, au sens du "ministère de la Culture", ne connaît pas plus l'égalité que ne la connaît la nature : c'est-à-dire uniquement par accident, coïncidence ou approximation, de temps en temps. La loi peut imposer, et sans doute le doit-elle, mais comme un idéal impossible à jamais atteindre tout à fait, la possibilité d'un égal accès à la culture : c'est un égal accès à l'inégalité.

Ainsi que le laisse clairement paraître la conscience écologique moderne, l'égalité entre les hommes (entre les peuples, entre les nations, entre les ethnies, entre les civilisations), à peine cesse-t-elle d'être une égalité en droit pour devenir une égalité de fait, une égalité économique, détruit la nature - à moins bien sûr (mais personne, sauf peut-être les champions les plus intrépides de la décroissance, n'ose y songer sérieusement), qu'il ne s'agisse d'une égalité par le bas, ou du moins d'un alignement général des modes de vie de l'ensemble des habitants de la planète sur ceux de la moitié, voire du quart, inférieurs de l'échelle des modes de vie ou des niveaux de consommation : la terre ne survivrait pas à un alignement général des niveaux de consommation sur celui des pays les plus riches. Or il en va de même, assez étrangement, s'agissant de la culture.

La culture ne survivrait pas, et sans doute peut-on observer d'ores et déjà qu'elle ne survit pas, à un alignement du niveau culturel de l'ensemble de l'humanité, ou seulement de la totalité d'un peuple, sur celui de leurs classes ou de leurs individus les plus cultivés : alignement qui ne pourrait s'opérer qu'au prix de la déculturation radicale de ces classes et de ces individus culturellement privilégiés, et donc d'un irréparable appauvrissement culturel global. On pourra s'étonner de cette observation, car on aurait naturellement tendance à croire que la culture, la science, la connaissance et peut-être même le goût (mais déjà l'on pressent bien, avec ce dernier terme, le point où le bât blesse...), au contraire de l'eau, du gaz, de la houille ou du pétrole, sont des quantités infiniment extensibles, par transmission, prolifération, contacts, échanges, contamination favorable. En effet, si elles sont un privilège, on l'a rappelé, cette qualité ne leur ajoute rien, c'est une simple caractéristique, ce n'est pas une valeur : elles ne souffriraient pas de se la voir ôter. En effet la connaissance que possèdent les uns n'est pas diminuée, sauf peut-être en valeur marchande, professionnellement, par la connaissance que possèdent les autres. La culture dont est pourvu un individu ne prive personne (bien qu'elle puisse susciter beaucoup d'irritation, de jalousie et même de haine), et elle n'est en aucune façon étrécie par la culture croissante des autres individus autour de celui-ci ; à l'inverse, elle a tout à gagner à un milieu ambiant plus favorable. La métaphore de Salomon, des deux mères et de l'unique enfant, ni l'image du jardin fermé ou bien ouvert au public, ne paraissent donc pertinentes ici : la culture ne meurt pas d'être partagée, elle peut être coupée en deux, en mille ou en soixante millions, elle n'en sera pas moins vivante ; et la jouissance qu'elle procure est trop intime, trop intérieure à l'être (ou devrait l'être) pour être réduite en quoi que ce soit par une diffusion plus large au sein de la population. Le savoir n'est pas une matière première. Le répandre, l'étendre, l'élargir, le diffuser dans le public devrait n'avoir aucun effet sur son épaisseur et sur sa consistance, ni sur la quantité des réserves accumulées. Or il semblerait que c'en est bel et bien un, et fâcheux, et qu'une règle peu compréhensible de physique sociale, si elle tolère son accroissement modéré, s'oppose absolument à son accroissement indéfini.

On dirait qu'il existe là, de façon encore mal explicable, une curieuse variante du principe attribué plus ou moins abusivement à Pareto, et qui veut, dans sa version vulgarisée (très vulgarisée), qu'en toute société quatre-vingt pour cent de la richesse soit toujours détenue, quoi qu'il arrive, par vingt pour cent de la population : il peut y avoir des bouleversements mais toujours la balance revient vers ces proportions-là. Il serait singulier que dans le domaine qui nous occupe les chiffres, en plus, fussent les mêmes. Mais il paraît vraisemblable qu'ils soient, s'agissant de la culture, plus spectaculaires encore ; et que quatre-vingt-dix-huit pour cent de la culture, ou davantage, soit entre les mains, ou dans les esprits, d'un ou deux pour cent de la population. Dans un cas comme dans l'autre, on peut tenter de changer cela, bien entendu : dans le domaine économique il n'est pas tout à fait acquis encore, mais il est loin d'être exclu, que pareil élargissement de la prospérité, au-delà d'un certain seuil, soit préjudiciable à la richesse globale ; dans le domaine culturel, en revanche, il semble bien, et c'est infiniment regrettable, que la dissémination de la connaissance, à partir d'un certain degré, soit dommageable à sa masse, et nuisible à la culture générale (dans les deux sens de la formule).

L'explication de ce phénomène bizarre, à première vue si peu scientifique, viendra sans doute d'une soigneuse distinction entre le synchronique et le diachronique. Dans diffusion des connaissances, élargissement de la culture, il ne faut pas voir seulement un tableau statique des répartitions, la photographie de l'état d'une société à un moment donné ; il faut entendre aussi, et peut-être surtout, le processus actif qui est désigné par ces expressions, la quantité de temps qu'elles impliquent. Le temps, comme d'habitude, est la clef du mystère. Que sa quantité ne soit pas extensible, à lui non plus, et qu'il soit, nous aurons l'occasion d'y revenir, la matière la plus précieuse, c'est précisément ce qu'enseigne la culture, curieusement d'accord sur ce point avec la langue des affaires, du commerce et du bizness : cependant, pour elle, il est moins money, monnaie d'échange, que directement matière d'être. Or le temps, et l'argent, et les efforts, mais surtout le temps, consacrés par une société à développer la connaissance ici, ils ne sont pas dévolus à l'accroître là. Un homme cultivé ne l'est pas par quelque grâce du ciel, pure manifestation sans commencement ni fin. Il l'est par le résultat d'un travail, d'un exercice, du lent concours de circonstances favorables, de volontés longuement à l'oeuvre, en lui et chez d'innombrables autres individus, ceux qui ont voulu et construit les écoles, bâti les bibliothèques et classé leurs rayons, écrit les livres, composé les oeuvres, passé des heures à enseigner, à méditer et à préparer leur enseignement. Ce travail-là, parce qu'il est étroitement soumis au temps, et perpétuellement en butte au travail contraire de volontés contraires, d'intérêts hostiles, de négligences agissantes et d'erreurs, à commencer par les erreurs pédagogiques, il n'est pas indéfiniment extensible, lui, pas plus que l'eau, le gaz ou le pétrole - et c'est en ce sens que la culture ne l'est pas non plus.

L'exemple le plus probant, au point qu'on pourra le juger caricatural, est ici celui du baccalauréat. À de certaines époques le baccalauréat était un diplôme qu'obtenaient deux, cinq ou dix pour cent d'une classe d'âge. On connaît l'idéal, affiché par plusieurs gouvernements successifs, de mener à son obtention quatre-vingt pour cent de la population scolaire. On sait que cet idéal, hélas, n'est pas loin d'être atteint. On sait aussi qu'au cours du processus qui a mené d'une situation à l'autre, le baccalauréat s'est transformé radicalement. Il serait certainement très difficile de donner ici de précises indications chiffrées, mais il ne paraît pas exagéré de supposer qu'entre le baccalauréat qu'obtenaient dix pour cent d'une classe d'âge et celui qui est octroyé à quatre vingt pour cent d'une autre classe d'âge, ou de la même classe d'âge à une autre époque, le rapport de proportion, quant à la signification véritable du diplôme, quant au degré de maturité impliqué pour ses nouveaux titulaires, quant à leur connaissance de la langue, de la syntaxe et de l'orthographe, quant à leur capacité argumentative et de raisonnement logique, d'enchaînement des idées, de rigueur et de cohérence démonstrative, est à peu près de dix à un, disons de cinq à un pour mettre toutes les chances de notre côté : le degré global d'éducation sanctionné est à peu près un cinquième de ce qu'il était. La plupart des titulaires du baccalauréat d'aujourd'hui n'auraient jamais pu entrer en classe de sixième, ou disons de quatrième, pour compter large, dans un bon lycée au milieu du siècle dernier.

La différence est la même, elle est du même ordre, entre la culture d'une classe cultivée et la culture de masse. Seulement, dans l'un ni l'autre cas, cette différence ne peut s'observer synchroniquement : car, de même qu'il ne peut pas y avoir de baccalauréat pour dix pour cent de la population d'âge scolaire en un temps de baccalauréat pour quatre-vingt pour cent (ou bien ce baccalauréat s'appelle la licence, voire la maîtrise, à moins qu'il ne porte un de ces noms barbares, D.E.U.G., D.E.S.S., D.U.T., où se manifeste bien, autant qu'en la fréquente rusticité des titulaires, la déculturation), de même, il ne peut pas y avoir de culture de classe cultivée, ni d'ailleurs de classe cultivée, en un temps de culture de masse. L'une exclut l'autre, et cela tout spécialement en régime démocratique. En régime démocratique la culture de masse ne peut pas s'accommoder de la culture d'une classe cultivée, culture qui n'est pas nécessairement antidémocratique - elle a même fait beaucoup pour la démocratie - mais, fatalement, et par définition, non-démocratique.

Plus exactement c'est la culture elle-même qui par essence n'est pas démocratique. Ou, pour être encore plus précis : le concept de démocratie n'y est par pertinent. Très nombreux, au demeurant, et certainement majoritaires, même, sont les champs de l'activité ou de la réflexion humaines, à commencer par l'amour, où la démocratie n'est pas pertinente. La démocratie est un système politique, admirablement défini par Winston Churchill, et dont le principal mérite, en théorie, est qu'il est celui qui fait, ou qui devrait faire, le moins de mécontents. Les décisions prises l'ayant été, toujours en théorie, avec l'accord, direct ou le plus souvent indirect, et en général très indirect, de la majorité des citoyens, ceux-ci ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes de l'éventuel mauvais succès de ce qu'ils sont censés avoir voulu et décidé. J'ai nommé ailleurs hyperdémocratie la transposition du système démocratique du champ politique à divers autres champs où selon moi il n'a que faire (voire à tous les champs). Or ce système fonctionne assez bien, ou moins mal que la plupart des autres (Churchill toujours), dans le gouvernement des États ; et d'autant mieux, peut-être, que la volonté majoritaire y est plus efficacement filtrée, interprétée et réinterprétée par les institutions et par les corps intermédiaires : filtrage et réinterprétation que la télévision, les sondages permanents et la médiatisation générale du monde (si mal nommée, car ce qu'elle instaure est en fait une immédiateté, un défaut de médiation) rendent beaucoup plus difficiles. Mais il ne fonctionne pas du tout, et même il a selon moi un effet proprement ravageur, dans des domaines (d'ailleurs étroitement liés) tels que la famille, l'éducation et la culture.

Il importe ici de bien distinguer deux choses, que la polémique s'ingénie à confondre pour tout embrouiller : d'une part la famille, l'éducation et la culture au sein d'une société démocratique, qui leur confère nécessairement un certain nombre de caractères particuliers - ce n'est pas ce dont il est question pour le moment ; et d'autre part la famille, l'éducation et la culture en tant que démocraties elles-mêmes, comme systèmes démocratiques : c'est-à-dire la transposition d'un système politique et accessoirement social, la démocratie, à des champs pour lesquels il n'est pas fait, qui le rejettent de toutes leurs forces par incompatibilité radicale et qui, s'ils ne parviennent pas à le rejeter, s'ils sont obligés de se soumettre à lui, périssent sous lui.

Cet effet dévastateur de la démocratie dans des domaines qui sont incompatibles avec elle est d'autant plus foudroyant qu'elle est, lorsqu'elle y intervient, plus étroitement assimilée à sa valeur centrale, l'égalité. Ni la famille, ni l'éducation ni la culture ne peuvent s'accommoder de l'égalité. Encore les deux premières, et surtout la seconde, l'éducation, n'exigent-elles, pour remplir leur fonction dans la société, que sa suspension provisoire et de convention : durant le temps de sa formation l'enfant n'est l'égal, par convention, ni de ses parents ni de ses maîtres ; cela n'attente en rien à la fondamentale égalité de droits entre les individus et entre les générations (tour à tour, à mesure qu'elles arrivent chacune à maturité). Mais la culture est sur ce point plus radicale, plus stricte en ses exigences et en ses exclusions - l'égalité n'y est pas suspendue pour un moment, le temps d'une enfance, d'une heure de classe ou d'une année d'études : elle y est frappée d'un défaut de pertinence fondamental et définitif. Répétons-le, la seule relation concevable entre égalité et culture, et elle est très indirecte, et totalement extérieure à la culture elle-même, c'est l'aménagement difficile, très difficile, presque impossible, mais certainement souhaitable, d'un égal accès à cette inégalité radicale, à ce lacis d'inégalités principielles, la culture.

Se cultiver, c'est se rendre inégal à soi-même. C'est aussi - mais ce point est déjà beaucoup plus difficile à faire admettre en société hyperdémocratique (laquelle n'est en aucune façon, précisons-le une fois de plus, l'achèvement suprême, le couronnement, l'épitomé de la démocratie politique, mais sa transplantation impérialiste dans des domaines qui lui sont étrangers), et d'ailleurs il n'est pas d'une importance primordiale, mais il est néanmoins incontestable - c'est aussi se rendre inégal aux autres, à ceux qui sont moins cultivés : non pas certes inégal juridiquement, mais culturellement ; non pas en droit, mais en esprit. Il n'était pas sans importance qu'on parlât jadis, et il est significatif que le terme soit à peu près tombé en désuétude, peut-être à cause des ses relations déplaisantes avec l'élevage, d'élever les enfants ; et d'enfants et de personnes plus ou moins bien ou mal élevés. J'aime mieux retenir les liens suggérés, ou mis en avant par le terme, avec l'élévation. Se cultiver c'est s'élever, apprendre à voir les choses et le monde de plus haut.

La difficulté, toute la difficulté peut-être, et c'est sans doute un des noeuds du problème, du débat, du sujet et des réflexions qu'il suscite, et des résistances qui s'y manifestent, c'est que s'élever culturellement, ou par l'éducation, c'est aussi, peu ou prou, s'élever socialement. Les deux mouvements, il va sans dire, ne se confondent pas le moins du monde. Ils ne font nullement un seul mouvement. Mais leurs lignes et leurs rythmes coïncident fréquemment, en partie, et c'est une particularité qui a beaucoup nui à la culture, accusée de façon plus ou moins explicite d'être la marque ou même la substance d'un inégalitarisme social, lui, forcément mal vu et condamnable, condamné - or elle était en position d'autant plus délicate pour se défendre de ce reproche-là que, sans toucher à l'essentiel, il était loin d'être sans fondement.

 

En hyperdémocratie, rien ne peut être supérieur à rien dès lors que, serait-ce seulement par implication, connotation, association pavlovienne, la supériorité envisagée pourrait être soupçonnée d'avoir le moindre caractère social. Ainsi la défense des genres artistiques considérés jusqu'alors comme supérieurs devient-elle impossible car l'adversaire a beau jeu, la plupart du temps, de mettre en avant des liens réels ou supposés entre ces arts, qui dès lors ne sont plus que prétendument supérieurs, et des classes dont la "supériorité" n'est plus admissible, ne saurait, elle, par définition, être que prétendue, au point qu'il n'est pas question d'en faire mention autrement qu'entre guillemets : quelle "supériorité" ? Un slogan caractéristique de pareille situation idéologique, et esthétique par contrecoup, est qu'il n'y a pas, ou plus, d'arts mineurs. Il est au demeurant paradoxal que profitent de cette déclassification des arts jadis considérés comme mineurs en effet, tels l'orfèvrerie ou l'ébénisterie, mais dont les liens historiques avec les classes privilégiées, à défaut d'être "supérieures", donc, sont patents. Toutefois les grands bénéficiaires de ce mouvement d'abolition des hiérarchies entre les genres sont soit les arts qui passaient pour constituer des variantes moins élevées des arts majeurs, comme le roman policier, la science-fiction ou la bande dessinée par rapport à la littérature et à la peinture, soit les arts jadis considérés comme d'essence populaire, à commencer par ce qu'il était convenu d'appeler les variétés et qui se dénomme à présent musique, sans autre qualificatif, ayant d'abord annexé le vocabulaire de l'ancienne musique (concert, récital, compositeur) puis ayant en quelque sorte expulsé celle-ci de sa propre terminologie traditionnelle et la forçant à se trouver elle-même des qualificatifs : musique classique, "grande musique", musique savante, quitte, pour la musique savante contemporaine, à sombrer, au bout de cette guerre des mots, dans la totale inintelligibilité - Gérard Pesson, dans Cran d'arrêt du beau temps, décrit à merveille le curieux statut social du compositeur contemporain qui, hors du cercle étroit des collègues et des rares amateurs, a toutes les peines du monde à expliquer ce qu'est son activité ; et la quasi totalité du public aujourd'hui ne peut pas envisager une seule seconde que la musique savante, ce qu'il appelle s'il y songe encore la "grande musique", puisse être plus moderne, autrement plus innovante, et mieux "d'avant-garde", comme on disait naguère, que Ky O ou les Scissor Sisters : contre tout évidence, avance sociale (c'est l'art de tout le monde) ou générationnelle (c'est l'art des "jeunes") vaut brevet d'avance esthétique.

Un autre paradoxe, entre parenthèses, est que les adversaires de la hiérarchie des arts, et donc de la culture au sens traditionnel, puisque celle-ci est toute hiérarchie, ont recours, comme arme en leur combat, et c'est un bel hommage, à la hiérarchie elle-même. Pour lutter contre la distinction (entre les genres) ils font appel à la distinction (entre les artistes, entre les styles, entre les tendances, entre les niveaux de qualité). Ainsi, pour s'opposer à l'idée, qui est pour eux haïssable, que la musique savante puisse avoir une quelconque supériorité fondamentale sur les variétés, ou bien la littérature sur la bande dessinée, ou encore la peinture sur les tags, ils soutiennent que variétés, musique populaire, bande dessinée, tags, etc., sont des catégories qui ne veulent rien dire, que sous ces mots on peut ranger tout et n'importe quoi, le meilleur et le pire, ce qui n'est pas faux ; et qu'il faut distinguer et distinguer encore, proposition à laquelle on ne saurait qu'acquiescer d'enthousiasme. Inutile de faire remarquer en réplique, et d'ailleurs on n'en arrive jamais là, en général, tant l'argument a été asséné comme un coup de massue dont la victime n'est pas censée se relever, que l'incontestable existence de hiérarchies à l'intérieur de chacune des catégories, ou des genres, n'implique pas du tout qu'il ne saurait y avoir de hiérarchie entre les genres ; et que même si un bon artiste de variétés peut fort bien, en effet, être meilleur musicien qu'un mauvais compositeur de musique savante, un grand compositeur, au sens classique de l'expression, reste un plus grand artiste, et son art plus élevé, et le clavier des émotions qu'il convoque plus large, et le registre de ses moyens plus complexe, et son humanité plus profonde, que le meilleur des chanteurs pop et que les siens - voilà précisément ce qui passera pour être entaché de préjugé de classe, et de préjugé tout court.

Ce qu'on pourrait appeler le barrage social, je veux dire l'impossibilité à laquelle on se heurte d'affirmer, de transmettre ou de défendre quelques valeurs que ce soit - et par excellence les valeurs culturelles - dès lors qu'elles peuvent être accusées (et elles le peuvent toujours) d'être des valeurs de classe, et en l'occurrence les valeurs des classes qui ont été considérées, serait-ce seulement par elles-mêmes, comme "supérieures", ce barrage, ce tabou, cette impossibilité, ont fait beaucoup pour la paralysie qu'on a vu gagner progressivement l'ensemble du système éducatif français. Dans sa première mouture républicaine, qui est venue mourir à peu près sur les barricades de mai 68, ce système ne craignait pas d'assumer plus ou moins ouvertement et même officiellement sa double fonction culturelle et sociale, c'est-à-dire sa mission de proroger le privilège culturel des classes culturellement favorisées (éducation bourgeoise des enfants de la bourgeoisie) et, à la marge, d'assurer le renouvellement de ces classes et la diffusion relative de ce privilège en sélectionnant dans les autres classes les sujets suffisamment doués, et suffisamment désireux d'apprendre, pour pouvoir et vouloir accéder à la culture générale, laquelle se trouvait être alors, par privilège de classe, la culture bourgeoise.

Il s'agissait, d'une part, de transmettre de génération en génération le patrimoine culturel des classes cultivées, assimilé au patrimoine culturel de la nation ; d'autre part, et c'est là qu'intervenait le souci démocratique et républicain dans sa forme première, d'élargir le partage de ce patrimoine culturel à quelques enfants méritants des autres classes, la petite bourgeoisie, la paysannerie et le prolétariat. Tous les bourgeois n'étaient pas cultivés, certes, mais tous les individus vraiment cultivés (contrairement à ceux qui étaient seulement instruits...) étaient ipso facto des bourgeois (au moins aux yeux de la bourgeoisie). Ne nous leurrons pas, et tout le monde était à peu près d'accord là-dessus, tacitement, aussi bien dans la bourgeoisie que dans les autres classes : il s'agissait, pour le système éducatif, de faire de quelques jeunes petits-bourgeois, de quelques petits paysans, de quelques rares rejetons de la classe ouvrière, des bourgeois - oh, pas nécessairement des bourgeois politiquement ou idéologiquement (au moins dans un premier temps...), mais des bourgeois économiquement, des bourgeois par le costume, la résidence et les manières, des bourgeois par la culture, surtout, et d'abord par la langue. La langue (vocabulaire, syntaxe, prononciation) était le grand instrument d'entrée en bourgeoisie, de même qu'on la voit et qu'on l'entend, aujourd'hui, être le grand marqueur signifiant que la bourgeoisie est quittée, que ce n'est plus elle qui parle et qui s'exprime (et ce marqueur fonctionnant en toute indépendance du dit "niveau socio-culturel", de la profession ou des revenus : j'entendais ce matin même, à la radio, un grand médecin et professeur de médecine, auteur de plusieurs ouvrages, parler de toute la recherche qu'il avait fait, dans sa vie, et expliquer qu'il avait quitté le secteur public non pas pour gagner plus d'argent mais pour pouvoir faire « toute la recherche que j'avais envie. »)

Le processus ancien d'assimilation à la classe cultivée, sur ses marges, au moyen de l'étude, du mérite, de l'intelligence et de la volonté, a connu quelques complètes réussites individuelles mais on ne saurait oublier qu'il était souvent douloureux pour les sujets qui s'y soumettaient. De ce point-là la littérature témoigne abondamment, comme du désarroi du fils de paysan, d'artisan ou d'ouvrier qui s'est acquis par ses diplômes et par son travail un statut social et culturel nouveau, lequel, d'un côté, lui est souvent mal reconnu, et du bout des lèvres, par les bénéficiaires plus anciens et héréditaires du même statut, mais de l'autre côté implique aussi, en bien des cas, une rupture, un malaise, entre le nouveau bourgeois, mal assuré dans sa bourgeoisie, et sa classe d'origine, à commencer par sa famille, ses propres parents, ses frères et soeurs, ses amis et camarades d'enfance.

Bien entendu, et sauf cas de répudiation, éventuellement mythomaniaque (le nouveau promu dans le champ de la culture et dans la classe cultivée déclare mensongèrement que son origine sociale et culturelle ne leur est pas extérieure), cette rupture, difficilement évitable, est niée, déniée, et, autant que faire se peut, elle est rendue moins sensible et moins nette. Il est classique, par exemple, que le nouveau promu se défende de toute solution de continuité entre son point de départ et son point d'arrivée, se déclare avec insistance "fidèle à ses origines" et, pour mieux témoigner de cette fidélité, n'adopte, volontairement ou involontairement, qu'un certaine nombre des pratiques et des attitudes que paraîtrait impliquer son nouveau statut culturel : par exemple, malgré l'éducation qu'il a reçue, il conserve l'accent de son milieu d'origine (accent qu'il est convenu en France de considérer pudiquement sous son seul aspect régional, certes bien réel, mais qui est ou qui était tout aussi bien de caractère social - et objet d'éventuelle discrimination à ce titre bien plus qu'à l'autre -, puisqu'il était convenu que, dans la classe cultivée, on n'avait "pas d'accent" (absence d'accent perçue évidemment, au sein des autres classes, comme un accent)) ; ou bien il vote comme ses parents, et en viticulteur de l'Hérault, mettons, ou en instituteur de l'Allier, ou en fraiseur d'Aubervilliers, même s'il habite avenue de Saxe, dans l'Île Saint-Louis  ou rue de Longchamp.

Mais plus cette rupture est niée en paroles et en pratique (par sincère souci de faire coïncider paroles et pratique, peut-être), moins elle est consommée en effet, et moins le passage d'un niveau culturel à l'autre est accompli, du point de vue de la culture en son acception traditionnelle et selon les vues de l'ancienne "classe cultivée". Ainsi, d'après la façon de voir, et d'entendre, de la culture au sens ancien, et peut-être éminemment social, du terme, tel individu qui s'est beaucoup instruit, et qui donc pourrait légitimement prétendre, ne serait-ce qu'en son for intérieur, au statut d'homme cultivé, ne se le voit pas vraiment reconnu s'il a conservé son accent d'origine populaire et régional. Toutefois cette exclusion, ce défaut de reconnaissance, étant considérés bien sûr comme injustes, ridicules, sans raisons d'être parce qu'inspirés par des considérations non pas culturelles mais sociales, on dira, pour être en accord avec le corpus idéologique officiellement ou tacitement reconnu en société démocratique, et hyperdémocratique a fortiori, que ces considérations sont totalement sans pertinence, et même choquantes, révoltantes, inadmissibles. Exit donc la question des accents. Du niveau culturel, et, raison de plus, intellectuel, d'un message oral donné, il sera jugé sans tenir le moindre compte de l'accent avec lequel il est prononcé. Pour ce faire, il sera posé en principe que l'accent, l'élocution, les intonations, sont sans portée normative en matière culturelle.

Et c'est fort bien ainsi. Et c'est fort bien ainsi. L'ennui c'est que, pour des raisons du même ordre, à savoir sociales et bientôt politiques, idéologiques, voire morales (l'idéologie, en hyperdémocratie, a tôt fait de se faire passer pour une morale), le nombre s'accroît sans cesse, et pas seulement dans le champ du discours, des éléments jadis normatifs, culturellement, qui se voient dépouillés de cette qualité, c'est-à-dire frappés d'impertinence, ou d'a-pertinence. On ne tiendra plus compte des accents, car en tenir compte pourrait avoir des connotations sociales, par définition inadmissibles : un homme ou une femme cultivés pourront fort bien désormais (ce désormais-là a au moins un demi-siècle d'existence) avoir un fort accent "populaire", c'est-à-dire, selon les anciens critères répudiés, non-cultivé. Pareillement, et pour les mêmes raisons, on ne tiendra plus compte de l'élocution, soustraite d'un même mouvement à la connotation normative culturelle. On ne tiendra plus compte de la prononciation, elle aussi dispensée d'implications qualitatives, qui pourraient passer pour des marques de discrimination (ce qu'elles sont en effet, mais pas nécessairement au sens invoqué là). Bientôt c'est le vocabulaire lui-même qui se verra exclu du champ de la pertinence culturelle, et pourquoi pas la syntaxe aussi bien, en un hyperdémocratique souci de concentration sur le seul message, c'est-à-dire sur le sens, dépouillé de tous ses apparats superfétatoires (dira-t-on) : lesquels, relevant du goût ou, pis encore, du bon goût, sont par excellence soumis à des variations de classe dont l'écho dans le champ de la culture est nécessairement à proscrire. Ainsi, dans le moment même que ce champ de la culture tend à s'élargir indéfiniment (les "activités culturelles", l'"industrie culturelle" et le fameux "tout est culturel", pâle variante et reflet de l'encore plus illustre "tout est politique"), il subit à un autre niveau une réduction draconienne - concordance aporétique qui ne peut s'expliquer, évidemment, que par l'instabilité sémantique des termes, à commencer par celui de culture et par ses adjectifs dérivés, sommés, pour survivre, de vouloir dire tout et n'importe quoi en même temps.

L'éducation, considérée ici, et non sans d'excellentes raisons, comme une sous-partie du champ de la culture, est évidemment le domaine où ces difficultés qui résultent des liens complexes, imparfaits, contradictoires, fluctuants mais suffisamment forts tout de même pour être compromettants, entre culture et classe sociale, ou "niveau socioculturel", pour parler comme on parle, sévissent de la façon la plus crue. Passe encore pour la simple "instruction", où la concentration à l'instant évoquée sur le sens, sur le simple sens (mais on sait bien qu'il n'est jamais si simple qu'il le faudrait en ce procès), sur les données, sur les faits, sur les contenus indépendamment des vibrations de la connotation (il s'agit bien sûr d'une utopie, mais qui a tout de même son lieu), est encore à peu près concevable. Mais l'éducation (domaine moins large que la culture, certes, mais infiniment plus que l'instruction), est toute entière embarrassée (qu'on songe tout simplement à la courtoisie, à la politesse, aux codes du bon usage social, à la dite bonne éducation), empêtrée, intriquée, de références sociales - lesquelles, dans un climat hyperdémocratique, sont autant de compromissions.

Pour tourner les choses brutalement, mais elles sont brutales, et pour s'exprimer bien sûr de manière inexacte, mais moins inexacte qu'exacte, éduquer c'est éduquer aux manières, aux rites, aux façons de parler (qui risquent fort d'être des façons de penser et même de ressentir), de la classe éduquée, autrement dit, horresco referens, de la classe "supérieure". Aucune difficulté (théoriquement, mais nous verrons qu'en fait il y en a tout de même quelques-unes, et même sérieuses), quand le sujet à éduquer est lui-même issu de la classe éduquée. Grave problème, en revanche, lorsque ce n'est pas le cas. Ou, pour désigner d'autre façon la pierre d'achoppement, et en l'occurrence dans le sabir pseudo-sociologique, par définition plus convenable (il est fait pour ça) : éduquer les rejetons de ce qu'il est convenu d'appeler "les milieux culturellement défavorisés", ou tenter de le faire, c'est les faire passer, sinon dans "les milieux culturellement favorisés", du moins, pour commencer, dans les milieux culturellement non-défavorisés : bref, les changer de milieu - c'est-à-dire leur enseigner des règles, des codes, des principes, des goûts, des valeurs, un langage et des curiosités étrangers à ce qu'implique leur origine.

Le problème ne serait encore rien, ou peu de chose par comparaison, si éduquer n'était aussi déséduquer ; si apprendre n'était désapprendre ; si enseigner n'était récuser. Il ne s'agit pas seulement d'apporter quelque chose en plus, il s'agit aussi, hélas, et c'est là qu'intervient la douleur à laquelle il a été fait allusion plus haut, de modifier, de critiquer, de mettre en cause, d'écarter voire d'éradiquer ce qui, pour ce quelque chose en plus, ne saurait faire office de base ou de socle, de point d'appui. Or ce socle à écarter, ce point d'appui rebuté, ce ne sont rien de moins, pour aller vite - pour aller vite ici, car dans la réalité la substitution ne saurait s'accomplir en vitesse, ni sans peine pour ceux qui la pratiquent, ni sans réticence et sans chagrin pour ceux qui la subissent -, que la culture et d'abord la langue et l'accent et les façons de s'exprimer des parents. L'opération est extrêmement déplaisante, elle l'a toujours été. Elle n'a d'autre substance que l'effort nécessairement pénible pour faire comprendre sans le lui dire expressément, à un enfant, ou à un sujet en général, éventuellement adulte, ou adolescent, que ses parents parlent mal, qu'ils s'expriment mal, qu'ils raisonnent mal, qu'ils n'ont pas les curiosités qu'il faut ; ou du moins que ce n'est pas comme eux qu'il convient de parler, de s'exprimer, de raisonner, de diriger ses curiosités.

 

On dira que c'est plus compliqué que cela et, ce disant, en cette occasion non plus qu'en (presque) aucune autre, on ne courra guère de risque de se tromper. Il est certain, heureusement, que des feintes sont possibles, que la délicatesse a son mot à dire, ou à taire, et que tout enseignement n'implique pas forcément répudiation explicite de ce qui le précède ; plutôt supposerait-il et proposerait-il un détour, un tour complet, même, au terme duquel se présenterait à nouveau comme précieux, comme aimable, voire comme irremplaçable, ce dont il a fallu un moment se départir, ne serait-ce que pour aller voir, de l'extérieur, ce qu'il pouvait bien en être. Il reste que, dans le type d'enseignement que réclame la démocratie conséquente, et qui prévoit la diffusion de la culture au sein des masses, justement par le biais de l'enseignement, il y a toujours et nécessairement une phase, et qui peut être longue, où l'"apprenant", comme il paraît qu'on dit, est invité, plus ou moins fermement, s'il ne vient pas lui-même de milieux déjà cultivés, ou à défaut déjà instruits, à désapprendre ce qu'il tient de ses origines, de sa famille, de son père et de sa mère :

« Non, on ne dit pas comme cela, on dit...

- Mais chez moi c'est comme ça qu'on dit !

- ... »

Or, cette phase éminemment délicate - délicate pour le maître, bien sûr, mais bien plus délicate encore pour l'élève, écartelé qu'il est entre deux loyautés -, ses chances de succès étaient assez grandes quand l'élève était seul, ou qu'il avait un très petit nombre de compagnons dans la même situation que lui, petite minorité invitée à s'intégrer, si elle le peut, parmi une classe cultivée nombreuse et solidement constituée, sûre d'elle-même, de ses droits, de ses prestiges et de ses vertus, et figurée dans la salle de classe, déjà, par la majorité des camarades. Le processus était pénible, il pouvait être humiliant et blessant, psychologiquement insupportable, même, pour ceux qui y étaient soumis ; cependant il n'était pas rare qu'il aboutisse : il y en a et il y en a eu des dizaines de milliers d'exemples individuels, qui témoignent pour l'efficacité passée de l'école de la République. Le même processus devient infiniment plus aléatoire, néanmoins, dans un contexte d'enseignement de masse, lorsque les proportions s'inversent. Le nombre, ici, est d'une importance capitale pour évaluer les chances de succès, comme chaque fois qu'il est question d'intégration. Il s'agit à présent de faire accéder une très vaste majorité d'enfants d'origine extérieure à la classe cultivée à une classe cultivée qui, elle, se réduit comme peau de chagrin, n'ose pas dire son nom, n'ose plus se présenter pour ce qu'elle est, et que d'ailleurs elle est de moins en moins, car il lui est difficile d'être en n'ayant pas le loisir de s'assumer étant.

On sait l'importance majeure, pour le développement économique d'un pays et pour sa prospérité, de l'existence en son sein d'une classe moyenne suffisamment large et forte. Je crois pour ma part, parallèlement - je l'ai souvent écrit déjà et je ne vais pas revenir longuement ici sur le sujet -, à l'absolue nécessité, pour la culture et sa survie, pour sa diffusion au sein d'un peuple, pour l'innervation culturelle d'une nation, de l'existence d'une classe cultivée assez nombreuse, mais pas trop, constamment renouvelée aux marges : c'est-à-dire ouverte, changeant de contours et n'offrant à ses membres aucune garantie de pérennité héréditaire ; mais comportant en son centre, et c'est bien là ce qui est le plus difficile à faire admettre en société démocratique, et c'est même presque impossible à énoncer seulement en société hyperdémocratique, un noyau héréditaire.

Comme cette idée, ou constatation, ou conviction, est extrêmement déplaisante, il est convenu qu'elle est fausse. L'hyperdémocratie et son corrélat l'antiracisme dogmatique, qui est à l'antiracisme ce qu'elle est elle-même à la démocratie, ont une même façon de traiter les idées déplaisantes - idéologiquement déplaisantes, car ils s'accommodent très bien des mauvaises nouvelles de l'écologie, par exemple, quand elles n'ont pas de connotations idéologiques - : c'est de poser en principe préalable qu'elles sont fausses, de ne les examiner même pas, de ne vouloir pas les entendre et de déclarer abjects, voire criminels, ceux qui oseraient malgré tout, sinon les soutenir, du moins les avancer pour discussion. Que de façon générale, et avec toutes les exceptions individuelles qu'on voudra, au premier rang desquelles celles du génie, il faille deux ou trois générations pour faire un individu tout à fait accompli culturellement, voilà bien, quoique ç'ait été la conviction tranquille de presque tous les siècles avant les nôtres et de la plupart des civilisations, le genre d'opinions qui ne saurait en aucune façon être reçu parmi nous. S'il était avéré qu'hérédité et culture fussent étroitement liées, on préfèrerait encore sacrifier la culture, par horreur de l'hérédité, antidémocratique par excellence dès lors qu'elle revêt la forme d'un privilège. Or c'est à peu près ce qui est arrivé, car le lien est bel et bien attesté, comme en atteste à l'envi tout le vocabulaire métaphorique gravitant autour du mot culture : héritage, patrimoine, transmission, etc. La culture est la culture des morts, des parents, des grands-parents, des aïeux, des ancêtres, du peuple, de la nation ; et, même, de cela qu'on ne peut même plus nommer, d'autant qu'il est convenu qu'elle n'existe pas, la race. Celle-là, il est significatif qu'elle soit interdite de séjour. Mais à travers elle, entraîné dans sa chute et dans sa proscription, c'est tout ce qui relève de la lignée, de l'héritage, du patrimoine qui est visé ; et la culture, par voie de conséquence, qui est atteinte.

Il va sans dire - mais la situation actuelle de soupçon généralisé, de menace voire de terreur idéologiques fait que ce qui va sans dire doit être indéfiniment répété, rabâché (les enfants chéris du régime intellectuel, eux, et les auxiliaires de sa police de la pensée se contentant pour leur part de ne dire ni d'écrire rien d'autre...) -, il va sans dire, donc, que la culture n'a jamais été et qu'elle ne saurait être purement héritage ; qu'à chaque génération elle se renouvelle en partie, s'élargit, s'enrichit aux marges, comme le fait, ou devrait le faire, ou devait le faire quand il en existait une, toute classe cultivée. Cela posé il reste qu'à la culture il faut en son centre de l'héritage et du patrimoine, du langage des morts, du dépôt des générations, du temps, sans quoi elle dépérit et n'a plus aucun sens, aucune portée. L'hyperdémocratie, marchant ici, d'ailleurs, sur les brisées de la démocratie (car souvent, si elle aboutit à la renverser, c'est en la prolongeant à l'excès, en l'étirant hors de toute mesure, en l'étalant mal à propos), abolit, par le moyen de l'impôt, par le truchement de la télévision et par le biais du "collège unique" (au sens le plus large), la classe cultivée, au motif que cette classe cultivée est aussi, en partie, en grande partie, une classe socialement privilégiée, ce qui n'est pas faux et ce qui, pour elle hyperdémocratie, est inadmissible. Mais la culture, sans une classe pour la représenter, pour la figurer et pour la faire vivre en l'incarnant, est désarmée, elle n'a plus la force et le prestige suffisants ni l'autorité pour s'imposer comme quelque chose à rejoindre. Il en va ici, et ce n'est pas la première fois ni la dernière que nous rencontrons ce parallèle, comme pour la nation : ne peut être rejoint, pour qui y est extérieur, que quelque chose qui existe, qui a une apparence sensible, un corps, une image ; et ces incarnations, qui plus est, ces symboles de chair, ces figurations, ces entités, doivent être désirables, assurées dans leur existence, dans leur allure et dans leurs droits, et s'aimant elles-mêmes. Sans classe cultivée, sans héritage et sans héritiers, ceux-là déconsidérés par la double et même triple nature de leur héritage (culturel, passe encore, mais aussi social et économique), il n'y a plus rien à rejoindre, plus de modèle, plus de référence, plus de classiques pour servir de jauge et d'inspiration, ne serait-ce qu'en étant "revisités" plus ou moins doucement, remis en cause ou contestés. Toute tentative pour maintenir coûte que coûte un foyer de valeurs patrimoniales, et d'abord la structure de cette hiérarchie qui faisait leur essence, se voit confrontée à l'accusation infamante de mépris - laquelle, en hyperdémocratie, aussitôt proférée vaut condamnation.

« Mais est-ce que vous n'êtes pas un peu méprisant, là, quand vous parlez de la bande dessinée ? » (du cinéma populaire, des artistes de variétés, du divertissement de masse, du prix Goncourt, de la télé-réalité).

Il n'y a rien à répondre à cela. L'accusation de mépris est une arme absolue de langage, d'autant que le mépris culturel, déjà mal tolérable en soi, est implicitement soupçonné de se doubler de mépris social, celui-ci tout à fait inadmissible, lorsque encore ce n'est pas de mépris ethnique, qui, lui, relève exclusivement de l'odieux, sans parler des tribunaux.

Le lien très imparfait, très approximatif, très irrégulier mais dont on ne peut pas dire, malheureusement pour la culture, qu'il n'existe pas du tout, entre niveau social et niveau culturel, après avoir pu servir un temps d'impure incitation à la culture (« Cultivez-vous, vous améliorerez votre situation sociale »), lui est devenu fatal (« Cultivez-vous, vous acquérrez les valeurs des dominants (et ce sera d'autant plus bête qu'ils ne dominent même plus) » - c'est ce que traduit à peu près, en termes scolaires, la fameuse insulte bouffon ! des salles de classe : à la fois courtisan et traître).

Ce phénomène de compromission de la culture par assimilation à ses sectateurs traditionnels récusés est évidemment redoublé, mis en abyme, par la situation créée, spécialement dans les lycées et collèges, par l'immigration de masse. Non seulement la culture est plus ou moins explicitement accusée d'être un moyen de soumission des masses populaires à une classe dominante (et qui sera rendue d'autant moins dominante, ce qui est souhaitable, que ce moyen sera moins efficace, ce processus mieux refusé, le peuple plus fermé aux valeurs et surtout à l'échelle des valeurs bourgeoises...), mais encore la culture française, en France, est plus ou moins (mais désormais plutôt plus que moins) explicitement accusée d'être un moyen de soumission des immigrés et des enfants et petits-enfants d'immigrés (dont la plupart ont apporté avec eux leurs propres valeurs et leur propre culture) à une ethnie dominante (et qui sera rendue d'autant moins dominante, ce qui est idéologiquement souhaitable, que ce moyen sera moins efficace, ce processus d'assimilation mieux refusé, les immigrés et enfants d'immigrés mieux fermés aux valeurs et surtout à l'échelle des valeurs "françaises") : à l'accusation de mépris, qui sert à saper toute tentative de maintenir la hiérarchie qui est au centre des anciennes conceptions de la culture, s'ajoute celle désormais bien connue de manque de respect, qui sert entre autres choses, très entre autres choses, à ronger tout effort pour maintenir en France la prédominance d'une culture proprement "française".

L'antiracisme vient au secours de l'hyperdémocratie sinon pour empêcher tout à fait, du moins pour rendre très difficile, presque impossible, la transmission de valeurs, de codes, de rites et d'oeuvres, pour commencer, qui pourraient, à tort ou à raison, encourir le reproche d'être ceux d'une caste, d'une classe ou d'une ethnie anciennement dominantes, ou qui pourrait prétendre l'être encore, au point que ce serait un devoir civique, démocratique, antiraciste, de s'opposer à ses prétentions (ne serait-ce qu'en n'apprenant pas ce qu'elle prétend nous faire apprendre). Or il n'est à peu près rien, au sein de la culture et de son corpus classique, qui ne soit exposé à de pareilles accusations. Moyennant quoi, à toute affirmation de soi de la culture vient en réplique une sommation agressive d'avoir à prouver ce qu'elle avance. C'est la mettre cul par-dessus tête, car elle n'est pas au premier chef une instance de jugement de son propre contenu. C'est elle qui, une fois en place, autorise le jugement, y compris bien sûr sur elle-même, rétroactivement. Elle est patrimoine en ce sens qu'elle se présente comme un déjà-jugé, un corpus de jurisprudence. Mais hyperdémocratie et antiracisme dogmatique refusent d'un même élan cette jurisprudence, en alléguant qu'ils n'ont pris aucune part à son élaboration, ce qui est presque absolument vrai. Ils veulent tout remettre sur le métier en permanence. Or la culture est comme la constitution d'un État : elle n'a de sens que d'être arrêtée une fois pour toutes, quitte à être enrichie et perfectionnée, au cours du temps, par le moyen de certains amendements et judicieux ajouts. Si la légitimité de leurs articles est quotidiennement remise en cause, il n'y a plus de constitution et il n'y a plus de culture. En effet ce sont elles qui nous jugent, officiellement ; ce n'est pas nous qui les jugeons.

L'hyperdémocratie ne veut pas de hiérarchie, or la culture est toute hiérarchie. L'antiracisme dogmatique ne veut rien savoir de l'origine, or la culture n'est que tâtonnements autour de l'origine, et c'est seulement à travers cette quête toujours déçue - nécessairement déçue car l'origine est toujours plus haut, toujours en amont - qu'elle accède à l'universel. Il n'y a pas de culture possible en régime hyperdémocratique dogmatiquement antiraciste, et, de fait, nous la voyons disparaître sous nos yeux. Qu'elle soit prétendument partout n'abuse que ceux qui veulent être abusés : elle est partout parce qu'elle n'est plus nulle part. C'est le résultat d'un tour de passe-passe sémantique auquel les origines captieuses de son nom l'exposaient tout particulièrement. Tout ce qui relève de près ou de loin du divertissement, de l'occupation des loisirs, de la gestion du temps libre, pour peu qu'il ne s'agisse pas de l'amour ou du sport (et encore, même ceux-là pourraient bien être rangés rapidement dans la vaste rubrique des "activités culturelles" : qui y a-t-il de plus "culturel" après tout ?), est désormais paré du nom de culture, qu'il s'agisse de visites de caves en Touraine ou d'ateliers de macramé, de concerts d'électro-pop ou de one-man-shows d'amuseurs : autant de prétextes à activités culturelles, prises en compte d'une âme égale et d'un coeur indifférent par les sociologues et statisticiens de la culture. Même la gastronomie a été annexée. Et il n'est pas jusqu'à l'institution la plus contraire à la culture, j'ai nommé la télévision, qui n'ait été rangée nominalement sous ses bannières, non pas au prétexte qu'elle est quelquefois culturelle, ce qui n'est pas tout à fait faux, quoi ce soit de moins en moins vrai, mais sans prétexte du tout, si ce n'est qu'elle relève de l'industrie culturelle, au même titre que le tout-venant du cinéma, Dysneyland ou la production massive de disques et DVD de variétés. Au demeurant cette seule appellation oxymoresque d'"industrie culturelle" prouve assez, comme la "marque Louvre", que nous sommes à cent lieues de ce que fut la culture.

Ceux qui soutiennent le contraire, les ravis, les amis du désastre, les enchantés du temps, ont recours aux chiffres, aux statistiques, au nombre d'entrées, qui ont été le grand moyen sociologique du mensonge pour persuader le peuple et les individus, depuis l'avènement médiatique des sciences humaines, qu'ils ne vivaient pas ce qu'ils vivaient, ne voyaient pas ce qu'ils voyaient, jugeaient à tort et à travers de ce qu'ils ressentaient. Ainsi il n'y aurait jamais eu autant de monde dans les musées, ni de public pour les grandes expositions. Et comme c'est vrai ! Un homme comme Jack Lang excipe de ces vérités-là chaque fois qu'il en a l'occasion, et de ces chiffres, et de ces foules, pour ressasser indéfiniment son vieux rêve selon lequel la culture, depuis trente ans, aurait gagné à elle d'innombrables couches nouvelles de la population, aurait progressé (encore inégalement, trop inégalement, précise-t-il avec un scrupule qui l'honore) dans toutes les zones du territoire, se serait répandue comme une cordiale chaleur dans toutes les pièces de la maison France, si ce n'est du château Europe. Hélas, si la culture s'est répandue, c'est comme le lait de Perette, ou plutôt comme un précieux chrême échappé du ciboire qu'ont laissé choir des clercs imprudents, ou demi-apostats, et ses filets sèchent en croûte sur les dalles descellées du sanctuaire.

Qu'il y ait plus de monde que jamais autour des oeuvres d'art, qu'il se télécharge sans cesse davantage de "titres", qu'il paraisse toujours plus de livres nouveaux, ces vérités sont aussi vraies, et de la même espèce de vérité, que la proposition vraie, vraie, vraie elle aussi selon laquelle il n'y a jamais eu autant de bacheliers - en conséquence de quoi un bachelier est incapable d'écrire une simple lettre, et même un e-mail à peu près poli sans trop de fautes d'orthographe, ne parlons pas d'un devoir de licence, quand bien même la licence est à peu près officiellement le nouveau baccalauréat ; tandis que dans les musées et les grandes expositions il est impossible de voir un tableau. Beaucoup de visiteurs y songent à peine, d'ailleurs : ils viennent plutôt voir le musée, ou l'avoir vu, et l'"expo" pour l'avoir "faite". Mais les rares musées qui ne se livrent pas à de grandes agitations médiatiques afin d'"attirer un public plus diversifié", de "réduire la fracture sociale" ou même de "créer du lien", sont déserts (c'est une des rares bonnes nouvelles de la période) ; et les mêmes tableaux devant lesquels les foules mécaniquement et médiatiquement émerveillées jouent des coudes au Grand Palais reposent paisiblement dans leur solitude coutumière à Valenciennes ou à Agen, le reste de l'année, quand ce n'est pas au Petit Palais, de l'autre côté de l'avenue.

L'époque et la société sont tout entières médiatiques et dans la dépendance de leurs maîtres les médias, et pourtant ce qu'on voit régner de toute part, c'est l'immédiat. Les médias eux-mêmes sont l'immédiat. C'est dire à quel point ils sont mal nommés, eux aussi. Les contemporains ne détestent rien tant que le médiat, le détour, le délai, la syntaxe, les manières, les formes, la forme : autant dire la littérature, l'art, la culture et tous les protocoles de l'aliénation positive, qui mettent de l'ailleurs dans l'ici, du pas-moi dans le moi et de l'autre dans le soi, à la grande horreur de tous les soi-mêmismes triomphants, dont on ne peut dire s'ils sont les grands propagateurs de l'ignorance ou sa plus pure manifestation, ses responsables ou sa conséquence.

N'existe culturellement que ce qui a sa place dans les médias - mais cette place tend à se substituer à la chose même. Tout écrivain qui a fait l'objet de quelque article dans la presse a l'expérience souvent très fréquente de cette phrase pour lui stupéfiante :

« J'ai vu votre article.

- Mon article ? Mais je n'ai écrit aucun article...

- Si, si, là, votre article dans Le Monde [dans Le Figaro, dans Le Nouvel Observateur, dans La Gazette de Dieppe, peu importe], la semaine dernière...

- Mais je n'ai écrit aucun article dans Le Monde... Aaaaaaah, un article sur moi, un article à propos de mon livre.

- Oui : c'était pas mal, j'ai trouvé. »

Cette personne n'a pas du tout l'air de comprendre votre étonnement, et semble le prendre pour une affectation, un vain chipotage, une palinodie bien littéraire : un article de vous, un article sur vous, où est la différence ? Souvent vous n'arrivez même pas à lui faire formuler si clairement les choses, à lui faire accepter de reconnaître qu'il s'agit de deux expériences de lecture différentes, à lui faire entrevoir la nuance entre l'une et l'autre : tout ce qu'elle voit est un quart de page du journal du soir, et peu en importe la substance, et moins encore qui peut bien en être l'auteur.

L'auteur, c'est d'ailleurs un concept très lié à la culture, qui n'existait qu'assez confusément avant elle et qui n'existera pour ainsi dire plus après elle, c'est-à-dire dans l'ère où nous entrons en courant, où déjà nous sommes entrés. Très significative à cet égard l'expression de "cinéma d'auteur", qui désigne peu ou prou, et tracés très larges, les contours de la cinéphilie. Il est certes bien vrai, et c'est heureux, que quelques grands cinéastes ont encore leurs amateurs passionnés, qui vont voir un film parce qu'il est de tel ou tel d'entre eux. Mais qu'un film soit de quelqu'un, ce n'était guère compris avant la grande époque cinéphilique, qui a duré trente ou quarante ans - beaucoup moins que la culture - et ce l'est de moins en moins après elle.

On pourrait s'interroger, à ce propos, sur le point de savoir s'il y a simple coïncidence ou bien lien organique mystérieux (« Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture... ») entre l'advenue de la désorigination, et plus précisément de la désautorisation (qui a toujours fait partie, il est vrai, de l'arsenal de l'inculture) à la fois dans la néo-culture déculturée et (mais en l'occurrence le phénomène a trente ou quarante ans d'âge, et il a maintenant beaucoup perdu de sa netteté...) dans ce qui pouvait paraître alors comme le comble du comble de la culture savante, les milieux structuralo-scripturalistes de la "théorie du texte" - je crains qu'il ne faille encore une fois faire appel à la bonne vieille bathmologie pour rendre compte de cette expulsion simultanée de l'auteur à Cerisy-la-Salle et à TF1.

 

Un bon test de qualité de la communication, en général, c'est que l'autre reprenne les mots mêmes, ou les noms, lancés par l'un : qu'il ne se contente pas de les entendre ni même d'y acquiescer, qu'il les prononce. Au demeurant c'est un bon test aussi de l'amour, ou de sa fin, ou de l'intérêt vrai pour quelque chose ou quelqu'un, et de la curiosité véritable. Vous vous intéressez à ce compositeur ou à ce site, vous en parlez avec l'être aimé, c'est même l'occasion d'un voyage ou d'une promenade ; l'autre semble y prendre plaisir, ou du moins n'y point rechigner : mais est-ce à vous qu'il s'intéresse, vous qui à ce moment-là ne lui déplaisez point, ou bien a-t-il pour ce qui vous plaît tant un intérêt véritable ? Ce qui permettra de le savoir ce sont les mots, les mots eux-mêmes, leur apparition ou leur absence, dans la bouche et le souvenir. En combien d'occurrences a-t-on pu constater, une fois l'amour ou le compagnonnage révolus, que les curiosités qu'on croyait partagées, entre les parties, ne l'étaient qu'à titre circonstanciel, à cause de l'amour, de l'amitié, et du désir, et qu'en fait on était seul, toujours seul, comme on le sera pour mourir ?

Le grand âge aussi à cette incapacité à répéter de l'intérieur ce qu'il découvre, à l'enregistrer, à le prendre à son compte : il entend ce qu'on lui dit (sauf exception), il le comprend, il reçoit bien l'information mais jamais il ne revient sur elle, il ne l'assimile pas, il ne l'ajoute pas au répertoire déjà trop plein des mots, des noms, des données qui lui servent à connaître, à juger, à aimer et à percevoir.

Il en va de la sorte, en société post-culturelle, pour cette question de l'auteur - surtout dans le domaine cinématographique : si l'on demande à tel ou telle de qui est un film dont ils parlent, ils comprennent bien la question qu'on leur pose, la plupart du temps, et même souvent ils vous répondent, quitte à s'être informés entre temps dans Pariscope ou Télérama. Mais de leur propre chef jamais ils ne diront qu'un film est de quelqu'un ou de quelqu'un d'autre. La notion, puisqu'ils ne l'utilisent pas eux-mêmes, même si elle leur est apparemment intelligible, ne fait pas partie de leur conception du cinéma, ni peut-être de leur conception du monde. Les quelques mots qui la circonscrivent, à commencer par ce petit de de l'origine, ne leur viennent pas naturellement sur la langue. Quand ils parlent d'un film ils en mentionnent le scénario, l'histoire, le pitch, le genre, la catégorie, le cadre mais surtout les acteurs. Et de fait il n'est pas rare, et très conforme même à l'idiolecte post-culturel, ou paraculturel (comme on parle de parapharmacie ou de parapsychologie) qu'à la question « de qui est ce film ? », ils répondent en nommant l'actrice ou l'acteur principal. Et s'ils emploient effectivement, et de leur propre initiative, l'expression un film de, ce qui suit le de c'est le nom d'un acteur. Ils ne voient pas plus de différence dans la nature de la propriété, de l'initiative, de l'autorité, entre un article écrit sur quelqu'un et un article écrit par quelqu'un qu'ils n'en distinguent entre un film tourné par quelqu'un et un film où tourne quelqu'un. Si différence il y a, elle est au profit de l'acteur : le film, dans leur esprit, est plus le sien que celui de l'auteur, dont la fonction n'est pas comprise, et surtout ne fait l'objet d'aucune attention.

On dira que ce que je dépeins là est une situation non-culturelle, non pas une situation post-culturelle ; une situation d'inculture, qui a toujours existé, et non pas la nouvelle situation de la culture. Mais la nouvelle situation de la culture est qu'elle n'a plus de situation, au moins dans l'espace public : au lieu d'être l'implicite répertoire des références communes, qui peut servir de lieu de rendez-vous à un peuple et à une nation, elle est au contraire une affaire privée, un hobby comme un autre, un peu excentrique voire un peu ridicule, comme la tyrosémiophilie ou la sigillographie. Ce qui est tacitement impliqué n'est pas la connaissance, mais l'ignorance : c'est à elle et à elle seule qu'on s'adresse. Même dans la presse dite de qualité les journalistes ont des instructions pour ne plus parler de Gainsborough, de Musset ou de Nietzsche, mais du peintre anglais Thomas Gainsborough (1727-1785), du poète romantique Alfred de Musset (1810-1847) ou du philosophe allemand Frédéric Nietzsche (1844-1900). Que le lecteur puisse disposer de dictionnaires, d'encyclopédies ou d'un moteur de recherches et juger qu'il lui appartient de donner lui-même de rapides coups de sonde dans les domaines où il aurait du mal à suivre n'est pas envisagé. L'inconvénient de la méthode est que l'ignorance étant toujours donnée, sans doute à juste titre, hélas, comme le seul fonds commun reconnu, le seul socle sur lequel il est raisonnable de tabler en toute sécurité hyperdémocratique, c'est elle qui sert éternellement de jauge et de mètre-étalon, il faut toujours revenir à elle, toujours tout recommencer da capo, comme dans la classe il faut toujours s'adresser de préférence aux plus mauvais élèves, de sorte que non seulement on n'avance pas mais, l'ignorance progressant sans cesse avec un tel système, l'acquis s'amenuisant toujours et le niveau moyen s'abaissant semaine après semaine, la culture régresse indéfiniment. Le beau résultat de trente ou quarante années d'éducation de masse et d'intense action culturelle jacklanguienne, c'est que les journaux n'ont plus de lecteurs, et cela pour beaucoup de raisons, certes, mais la plus simple et la plus agissante étant tout simplement que les citoyens ne savent plus lire, qu'ils ont une capacité d'attention et de concentration dépassant rarement la minute et qu'ils jugent inadmissible que dans un article politique il soit question de boulangisme, ne voyant pas ce que baguettes et croissants peuvent bien venir faire là-dedans [2] : les rédacteurs en chef ont beau supplier leurs journalistes, d'ailleurs de plus en plus jeunes, de plus en plus diplômés, de moins en moins éduqués et de moins en moins bien payés, d'écrire toujours plus simplement, d'employer de moins en moins de mots et d'éviter autant que possible les subordonnées ( « Mais je n'ai même pas de secrétaire ! »), le résultat, de plus en plus fautif, est néanmoins de moins compris, toujours trop compliqué et prétentieux pour le lecteur qui, à moins d'avoir dépassé « bac + 5 », est persuadé qu'un maroquin est un ministre « issu de la diversité ». Dans les entreprises les agrégés de lettres trouvent enfin des débouchés, parce qu'on pense pouvoir compter sur eux pour répondre intelligiblement aux fournisseurs et aux clients.

Le cinéma et la cinéphilie (et leur divorce) sont un très clair exemple, autant et plus que l'architecture et la musique (y compris la "musique" en la plus récente acception du terme) de ce que j'avançais à l'instant sur le progressif effacement, dans les esprits, du concept d'auteur ; mais sans doute faut-il dire un mot ici, quitte à n'y plus revenir, des acteurs dont il n'est pas étonnant qu'ils soient les enfants chéris des médias (avec les vedettes du sport, qui relèvent comme eux de la performance) et les nouveaux maîtres du monde - parfois très littéralement, comme on l'a vu avec Ronald Reagan ou plus récemment avec l'ex-Terminator, Arnold Schwarzenegger. Et les maîtres du monde qui à l'origine ne sont pas des acteurs, professionnellement, s'entourent d'acteurs, se flattent de leur amitié d'égal à égal avec les acteurs, prennent modèle sur eux, se disent éblouis par eux et montrent qu'ils le sont en effet, à l'instar de notre actuel président : mais plutôt, en l'occurrence, par des acteurs populaires et "grand public" que par de grands acteurs au sens de la culture, des acteurs rares admirés par leurs pairs ou par les amateurs passionnés de théâtre et de bon cinéma. Pour accéder à la seule grandeur reconnue il importe ici de " faire du chiffre", et de s'inscrire résolument dans une "culture du résultat". Et cela pas seulement en matière d'arts de la scène, à moins que tous les arts, en société pan-médiatique, ne soient arts de la scène et du spectacle. Dans le livre de Yasmina Reza à propos de Nicolas Sarkozy, puisqu'il est question de lui au passage, on entend le président dire qu'il veut rencontrer Marc Lévy, avec cette explication :

« Moi je regrette, un type qui vend à des millions d'exemplaires, ça m'intéresse ».

 

On ne saurait mieux souligner les liens naturels entre hyperdémocratie, ou seulement démocratie médiatique, sondagière, et paraculture. Du moins Marc Lévy, qu'on sache, ne doit-il son succès qu'à ses livres. La plupart des autres auteurs qu'on voit sur les plateaux des émissions dites culturelles ne sont pas célèbres parce qu'ils ont écrit des livres, ils ont écrit des livres parce qu'ils sont célèbres. C'est à cause de leur célébrité préalable que les éditeurs les ont publiés, à cause d'elle que le public achète leurs livres, à cause d'elle qu'ils sont invités dans les émissions littéraires. Plutôt que d'émissions littéraires, d'ailleurs, mieux vaudrait parler d'émissions livresques, libraires, librariennes ("qui concernent les livres"). De façon générale la littérature ne tient qu'une place minuscule, parmi les livres, et cette place déjà minuscule devient insignifiante à la télévision, comme d'autre part, dans une mesure à peine moindre, à la radio. Ici comme là, et sous prétexte de « décryptage de l'actualité », comme disait Mme Laure Adler du temps qu'elle présidait aux destinés de France Culture, et c'était l'essentiel de la mission qu'elle attribuait à la station dont elle avait la charge, et de son idée de la culture aujourd'hui, en l'ère post-patrimoniale, ici comme là, à la radio comme à la télévision et comme partout, dans les bibliothèques, dans les librairies, dans les journaux et les magazines, auteurs et ouvrages proprement littéraires sont étouffés par la pression des sciences humaines. Mais à leur tour les sciences humaines, encore trop culturelles pour le public qu'a formé depuis trente ans et plus l'enseignement de masse, sont bousculées par la politique, le politique, "les politiques", les ouvrages écrits par les hommes et femmes politiques (ou par leurs prête-plume), par les acteurs mêmes de l'actualité, donc, qui, celle-ci, n'est même plus accompagnée de son décryptage supposé ni d'aucune prétention tendant à cette fin, noyée qu'elle est plutôt dans cette encre de seiche que constitue autour d'elle l'idéologie dogmatique et la volonté de "pédagogie", puisque tel est le nouveau nom, insultant à souhait pour des adultes et des citoyens, du perpétuel et omniprésent endoctrinement hyperdémocratique et pseudo-antiraciste. Enfin la politique elle-même est boutée hors de l'espace public, essentiellement télévisuel, par la so called "pipeulisation" et par le show-business, avec lequel elle finit par se confondre, puisqu'ils sont la seule forme sous laquelle elle conserve, à titre de tolérance, droit de cité sur les plateaux aux heures de grande écoute.

Curieux effet des immenses progrès prétendus de la diffusion de la culture dans le public tels que les décrivent idylliquement Jack Lang et les autres thuriféraires exaltés du désastre, tout est ainsi décalé d'un cran, si ce n'est davantage, vers le bas. De même qu'à l'université professeurs et étudiants sont en permanence obligés d'essayer de faire le travail qui n'a pas été fait au lycée, qu'au lycée on s'efforce de compenser tant bien que mal les négligences du collège, que dans les collèges on calfeutre comme on peine les trous laissés béants dans le cursus éducatif par les années d'enseignement primaire, que dans l'enseignement primaire on s'attache à inculquer aux élèves les quelques bases indispensables que n'a pas mis en place la maternelle et qu'à la maternelle, je présume, on se bat en vain pour pallier les irrémédiables déficiences pédagogiques (au vrai sens de l'adjectif, cette fois) qu'impliquent les conceptions actuellement dominantes (hyperdémocratiques) de la famille et de l'autorité parentale, de même, dans les chaînes de télévision et les stations de radio officiellement considérées ou désignées comme "culturelles" - je pense essentiellement, s'agissant de la France, à Arte et à France Culture -, on met un point d'honneur à remplir la fonction que ne remplissent pas, alors que c'est celle que leur impose leur cahier des charges, les chaînes et les stations généralistes de service public.

Arte diffuse quelques documentaires, quelquefois excellents, le plus souvent incroyablement bâclés, sur tel ou tel grand problème de l'heure, ou bien sur un pays du monde ou sur un autre ; et, le reste du temps, outre un opéra ou quelque pièce de théâtre du grand répertoire de temps en temps, montre en version doublée, c'est-à-dire non culturelle, non cinéphilique lorsqu'ils ne sont pas français, certains chefs-d'oeuvre de l'histoire du cinéma ; et beaucoup plus souvent de méchants petits films finlandais, allemands ou arméniens qui doivent leur passeport culturel au seul motif qu'ils ont été réalisés avec trois bouts de ficelle, sous une ampoule qui pendouille, et qu'on y perçoit admirablement chaque tremblement de la caméra : la culture étant bien connue pour n'avoir pas trois sous c'est au pas-trois-sous qu'on est prié, par réflexe pavlovien, de reconnaître la culture. Et si d'aventure le thème choisi pour la soirée présente pour une fois quelque prétention vraiment culturelle, comme la Ligue hanséatique ou le temps des cathédrales, cette seule prétention suffit à Arte pour dormir tranquille et pour se reposer sur ses lauriers, avec le sentiment du devoir accompli, et peu importe alors que le sujet prometteur, propre à abuser par son intitulé les derniers tenants de la culture "culturelle", soit traité ensuite à coups de "docu-fictions", de capes, de péplums et d'épée, et d'images de synthèse à faire faire la fine bouche, par leur laideur, leur bêtise et leur peu de rapport avec le sujet annoncé, à la télévision scolaire. Caroline Chérie servira d'illustration principale à la Révolution française, Mayerling à la Vienne des Habsbourg, Maciste contre Troie à la littérature homérique et French Cancan à l'histoire de l'impressionnisme.

France Culture, pendant ce temps, toute occupée à son fameux "décryptage de l'actualité", reçoit cent fois plus de sociologues, de syndicalistes, d'hommes et de femmes politiques, de juges et de militants des droits de l'homme que d'écrivains, de philosophes d'artistes et de savants et, à force d'émissions sur la condition de garçon de café, le drame des marais salants ou la vie des femmes dans les prisons (tous programmes qui auraient parfaitement leur place sur France Inter si France Inter n'était si occupée à suivre l'actualité de la "musique"), n'a presque plus jamais l'occasion de dire un mot du philosophe grec Platon (Ve - IVe siècle av. J. - C.), de l'architecte italien Palladio (1508 - 1580), de Maine de Biran, de Cyprian Norwid ou de l'un ou l'autre Manzoni. De partout la culture, sous l'alibi qui n'abuse personne du "décryptage", est chassée par ce qui est le plus contraire à son essence, l'actualité (« Alvaro Melian Lafinur, nous vous avons invité parce que vous avez cette semaine une actualité très importante... »), c'est-à-dire la dictature du présent, l'adhésion toujours plus étroite au moment, la coïncidence du contemporain avec ce qui advient, du soi-même avec soi.

Il n'y a d'ailleurs pas lieu d'incriminer outre mesure ces pauvres institutions. Elles courent comme elles peuvent après leur maigre audience et leur déréliction ne fait que refléter la situation créée par trente ans et plus d'effondrement du système éducatif, et par la décimation, que dis-je, par l'éradication systématique sans système de la classe cultivée. Sans doute ne demanderaient-elles pas mieux que de présenter du matin au soir des programmes qui relèveraient vraiment de la culture. Mais auditeurs et téléspectateurs manifestent clairement, in absentia, que ce n'est pas ce qu'ils désirent. Après une ou deux générations d'enseignement de l'ignorance, d'imbécillisation médiatique et d'effacement social des destinataires traditionnels de l'art et de la connaissance, qui n'ont pas été remplacés par d'autres, il n'y a pour la culture stricto sensu plus de public, plus de public en nombre suffisant, en tout cas, pour des responsables de chaînes à l'oeil rivé sur les taux d'audience, dont dépendent leur poste. Il n'y a plus de public dans l'espace public pour ce qui n'offre pas le divertissement direct ; il n'y a plus de public pour ce qui prodigue autre chose que l'information immédiate sur l'immédiat ; plus de public pour tout ce qui ne tend pas au soi-mêmisme un miroir fidèle ; et plus de public, a fortiori, pour ce qu'il faut bien appeler, assez souvent, l'ennui, le bel ennui de la culture, ce délai, ce détour, cette remise à plus tard du sens et de la compréhension, de la jouissance et de l'intellection, à quoi se reconnaissent si souvent les grandes oeuvres, les grandes pensées et la haute connaissance, avec ce consentement préalable à la médiation, à l'aliénation provisoire, au détachement de soi, à la non-coïncidence, qu'elles exigent de leurs postulants et qui sont, en nombre de cas, la condition de leur rayonnement.

Il n'est pas douteux qu'une improbable entreprise de restauration des valeurs culturelles, libre de l'obligation qui leur est si contraire d'élargir les audiences (et pourtant elle les élargirait sans doute, mais très lentement et assez peu, et sans rien sacrifier de l'essence hiérarchique, sélective et classificatoire de la culture, de l'art et de la connaissance), inscrirait au nombre des premières mesures à prendre la création d'une chaîne de télévision et d'une station de radio vraiment culturelles, puisque ces fonctions essentielles ne sont plus tenues. Les programmes de ces chaînes ne coûteraient pas cher, puisque encore une fois ce n'est pas la culture qui exige d'importants moyens, c'est l'éternelle et fastidieuse distraction de l'inculture, toujours à recommencer. Elles n'auraient qu'à puiser dans le vivier de l'excellence telle qu'elle mène encore sa vie souterraine, traquée ; dans celui de la science, de l'art, de l'herméneutique, de l'érudition et de la beauté : théâtre, opéra, "films d'auteurs" de toutes les époques et de tous les pays, savants, artistes, connaisseurs, historiens d'art, écrivains, musiciens, philosophes et penseurs, que pour une fois on laisserait parler au lieu de s'ingénier à les interrompre toujours ou à faire en sorte que leurs voix se couvrent réciproquement. Sans doute de telles chaînes auraient-elles tôt fait de constituer pour les fidèles de la "vie de l'esprit", comme dit nostalgiquement Alain Finkielkraut, un de ces lieux de rendez-vous qui manquent si cruellement dans l'espace public, des places de sûreté à partir desquelles pourrait se rétablir discrètement, pour la culture, une espèce d'assise ou de sanctuaire dans le territoire géographique et virtuel, intellectuel et médiatique. Il ne serait que justice que la radio, et surtout la télévision, bien sûr, aient l'occasion de réparer par leur intelligence et leur vertu certains des maux qu'elles ont causés, ou plutôt qui ont été causés par leur truchement, par le mauvais usage, hyperdémocratique et racoleur, des formidables possibilités qu'elles offraient. C'est d'ailleurs l'ensemble des techniques, la technique, la Technique, et la science elle-même, qui devraient mettre un point d'honneur à défaire une partie de ce qu'elles ont fait, à reconstruire ce qu'elles ont détruit, à corriger techniquement, scientifiquement, méthodiquement, les plus fâcheux des effets marginaux des progrès indéniables mais fourvoyés qu'elles ont apportés.

D'aucuns sont ici plus radicaux, et mettent en cause la révolution technologique elle-même, et d'abord, évidemment, le plus prégnant et le plus spectaculaire de ses aspects contemporains, la révolution cybernétique, électronique, webmatique, internetienne. Je ne partage pas ces analyses et crois trop, au contraire, aux merveilleux moyens nouveaux que l'informatique et Internet ont prodigués à la recherche, à la diffusion, à la conservation des textes et aussi à leur production, à la pensée elle-même, au cerveau, disons le mot, à la nature même du concept et du sens, et donc à la philosophie, aux conceptions du monde, et pour commencer, plus simplement, à la littérature, pour plaider à toute force en faveur du livre, et du seul livre. Son existence, heureusement, n'est d'ailleurs pas menacée, sinon par la raréfaction des lecteurs. Mais ce serait une erreur d'associer trop étroitement à lui la culture. La littérature, pour s'en tenir un instant à elle, a existé bien avant le livre et, si tant est qu'elle survivre, elle pourrait très bien exister sans lui, ou grâce à d'autres supports que lui.

L'immense majorité des livres, en effet, et cela n'est pas nouveau, même si les proportions s'aggravent, n'ont absolument rien à voir avec elle, et d'ailleurs ils n'y prétendent pas. La majorité d'entre eux, même, n'ont rien à voir avec la pensée, avec l'art, avec l'intelligence ou la connaissance. C'est un des points sur lesquels les chiffres avancés par les amis du désastre, ceux qui prétendent que "le niveau monte", selon la formule désormais consacrée dans sa seule acception dérisoire et sinistrement comique, et qui soutiennent que la culture gagne du terrain, sont mensongers : même quand ils ne sont pas faux par eux-mêmes, ils sont faux par leurs implications supposées. Les amis du désastre, sauf peut-être Jack Lang, encore une fois, n'osent plus guère faire état, en général, de victoires globales de la culture, ou en sa faveur, dont la seule mention les ridiculiseraient face à l'évidence de leur contraire ; mais il arrive qu'ils se targuent de victoires partielles, selon lesquelles, ici ou là, la lecture aurait progressé, les livres seraient plus vendus ou plus demandés, le "public scolaire" ferait une plus grande consommation d'ouvrages. Et certes il est bien possible que ce ne soit pas faux, dans tel ou tel cas particulier, encore que ce n'aille guère dans le sens du vent. Mais les statistiques avancées à l'appui de ces beaux progrès sont trompeuses même quand elles sont exactes, car non seulement de très nombreux livres, et ce sont les plus demandés, ne relèvent en rien de la culture et n'apportent rien à l'intelligence, sinon le pur exercice oculaire et mental de la lecture, si tant est qu'ils convoquent bien la lecture ; mais encore, et tout particulièrement quand ce sont des enfants qui les fréquentent, ils font reculer la connaissance, ils sont une insulte à l'intelligence, et surtout ils faussent à jamais le goût.

La culture, en effet, et cela vaut pour la culture d'un individu comme pour celle d'un groupe ou celle d'une société dans son entier, ne se définit pas uniquement par ce qu'elle comprend, par ce qui fait partie d'elle, par ce qui lui appartient et ressortit à elle incontestablement ; mais aussi, et l'on sent bien qu'on se rapproche ici de l'inadmissible, de l'inavouable, du révoltant, par ce qu'elle exclut, par ce qui n'en fait pas partie, par ce qui ne relève pas d'elle. Une bonne bibliothèque se caractérise tout autant, et peut être évaluée plus rapidement, par les livres qui n'y sont pas, qui ne sont pas dignes d'elle, qui non seulement ne lui ajouteraient rien mais la dépareraient, que par les livres qui y sont ; de même qu'un bon musée, et a fortiori une bonne galerie d'art, qui dispose de moins d'espace, sont constitués dans leur qualité tout autant par les oeuvres qu'on n'y voit pas, qu'il n'est pas question qu'on y voie, que par celles qui y sont accrochées. Nous n'avons chacun à notre disposition, j'y reviens, et c'est triste à dire, et c'est une platitude que de le rappeler, qu'un temps étroitement circonscrit, et que tous nos efforts et toute nos prudences ne rendront pas indéfiniment extensible. Et je ne regrette pas d'avoir proposé ailleurs, comme une des définitions possibles de la culture, « la claire conscience de la préciosité du temps ». L'homme cultivé n'a jamais trop de temps, il n'en a même jamais assez pour tout ce qu'il y a lire, à voir, à entendre, à connaître, à apprendre, à comprendre et à aimer. L'intelligible, par son énormité, est incommensurable à son intelligence. L'existant, par son immensité, est sans rapport de proportions avec sa soif de connaissance et les possibilités de sa mémoire. L'aimable, par son infinitude, outrepasse de toute part son amour. À tout moment il doit faire des choix, c'est-à-dire renoncer à des chemins, à des livres, à des études et à des distractions. Et ce qu'il est, autant que par ce qu'il lit, par ce qu'il entend et par ce qu'il étudie, il l'est par ce qu'il ne lit pas, ce qu'il ne fréquente pas, ce à quoi il refuse de perdre son temps, ce temps que la culture rend précieux.

C'est bien sûr une des plus tristes marques de la grande déculturation en cours que la revendication sans cesse réitérée, par des populations sans cesse plus nombreuses, de se voir offrir quelque chose à faire - par quoi je ne veux pas dire un travail, du travail, un métier, car c'est là une tout autre demande ; mais de quoi occuper leur loisir, les distraire de la mort à l'oeuvre, tuer leur temps. Il semble convenu que c'est à l'État et aux diverses autorités locales de prodiguer ce service essentiel, faute duquel la jeunesse, en particulier, se trouve n'avoir rien à faire, si l'on en croit ses plaintes, ne pouvoir que végéter en des lieux, des quartiers, des halls d'immeuble où il n'y a rien à faire et, parce qu'il n'y a rien à faire, s'abandonner à la plus naturelle des activités de l'espèce humaine laissée par elle-même à elle-même, déranger, importuner, vandaliser, détruire, blesser, nuire, exercer la nuisance, la nocence, tout ce dont l'in-nocence est le contraire. L'échec patent de l'éducation de masse se lit distinctement à l'intensité de cette bizarre revendication-là, et de cette doléance bien humiliante pour ceux qui la profèrent, puisqu'ils avouent n'être pas assez libres, ni assez accomplis, dans une société où tant des plaisirs de l'intelligence sont gratuits, pour administrer un temps dont ils n'ont pas l'usage.

Aussi bien n'est-il guère réjouissant, malgré la jubilation futile des statistiques, de voir tant de parents se réjouir, si tant est qu'ils se soucient encore de ces questions-là, que leurs enfants passent leur temps dans les livres, ou un peu de leur temps dans un livre une fois de temps en temps. Des livres peuvent les déculturer tout autant que des jeux vidéo ou que leur i-pod - sauf, bien entendu, et cette réserve doit être implicitement présente tout le long de ce petit texte, sauf, bien entendu, et c'est désormais le cas le plus fréquent, sauf, bien entendu, si l'on donne à culture un tout autre sens que celui d'intimité avec ce que l'art, la pensée, la musique et la littérature ont produit de meilleur, du point de vue, qui peut toujours se réviser et s'élargir, de l'assemblée des meilleurs juges à travers le temps ; sauf, bien entendu, donc, si par exemple on entend et on veut faire entendre, dans le mot culture, culture de génération, culture de groupe, culture de rue, culture de quartier, culture du résultat, etc. : lesquelles cultures peuvent très bien être, et le sont quasiment par définition, autant de cultures de l'inculture.

Au demeurant il n'est pas surprenant qu'au centre du dispositif médiatique dont la marque, au sein de la culture en sa pauvre acception contemporaine, a été le remplacement de la littérature par le livre (cela dans le meilleur des cas, bien sûr, car lui-même, il ne faut pas l'oublier, est tout de même très menacé), les acteurs tiennent la place principale, au détriment des auteurs, même quand eux, les acteurs, sont bien les auteurs de leurs livres, ce qui, crois-je comprendre, n'est pas toujours le cas. Les acteurs, et plus généralement les interprètes, ont succédé aux écrivains comme les protagonistes emblématiques de ce qui tient lieu de vie culturelle. C'est à eux, plus qu'aux intellectuels, aux philosophes, aux romanciers, ne parlons même plus des poètes, qu'il revient d'exprimer non pas peut-être le sentiment général, mais le sentiment dominant, le sentiment moral médiatiquement majoritaire, la conscience de notre époque. Et il faut avouer qu'ils s'acquittent de cette tâche avec une rare conviction, comme si elle était devenue une activité parallèle inévitable de leur profession. Ils s'en acquittent en tant que citoyens, bien sûr, ils ne nous laissent guère l'oublier. Mais aussi, à un autre niveau, qui ne met pas du tout en cause la sincérité des personnes, ils s'en acquittent en tant qu'acteurs, qu'ils demeurent, en tant qu'interprètes, que récitants, diseurs ­- ce qui bien évidemment n'implique pas du tout le même type de rapport à la parole que celui des auteurs écartés, et en particulier des écrivains. C'est toute une société qui plus ou moins consciemment (là n'est pas la question) a confié aux acteurs, c'est-à-dire à des gens dont c'est le métier de dire ce qu'on leur dit de dire, le soin d'exprimer publiquement, médiatiquement, ce qu'elle estime qui doit être dit, et pensé, et ressenti. Aux acteurs on ne demande pas de signer ce qu'ils déclarent, d'en assumer l'entière responsabilité ; mais seulement de bien le prononcer. Il est juste, en ce sens, qu'ils soient les idoles avérées, y compris intellectuellement, et surtout idéologiquement (mais c'est à peu près la même chose), d'un temps de crise majeure de la parole, de la parole en sa signification la plus pleine, je veux dire la parole d'honneur ; d'un temps où les engagements n'engagent pas, où les phrases ne sont que des mots mis à la suite les uns des autres en un ordre incertain, où les promesses n'impliquent personne et sont toutes assorties de la condition tacite selon laquelle elles ne devront être tenues qu'au cas très improbable où leur accomplissement ne rencontrerait aucune espèce d'obstacle et n'impliquerait aucun désagrément pour ceux qui les formulent. Il n'est pas indifférent que cette dévaluation de la parole, remarquée de toute part, comme si, à partir des plombiers et des hommes politiques elle avait gagné tout le corps social, de sorte que ses conséquences ne sont pas seulement morales mais aussi économiques et sociales, coïncide avec un effondrement de la syntaxe (« Si on travaille sur comment gérer cette crise, qu'est qu'y a surtout besoin de bien voir, au fond ? ») mais aussi, plus étrangement, avec un renversement très inattendu, et pourtant systématique, semble-t-il, de ce qui était jusqu'à présent l'ordre des mots dans notre langue (« ...réfléchir à justement le moyen de leur donner c'qu'i z'ont envie, aux gamins... »).

La suppression médiatique de la médiation (de cette médiation dont l'instrument dans la langue est la syntaxe, de même qu'elle est l'instrument de l'aliénité dans la personne, de la non-coïncidence de soi à soi, de la lutte contre le soi-mêmisme et ses barbari(sm)es), s'observe, comiquement, jusqu'en la demande de médiation, qui n'est qu'une tentative de plus pour se passer de la médiation des médiations, je veux dire la culture, ce détour, cette façon d'aller voir chez les morts, entre les livres, entre les pins, entre les tombes, ce qu'il en est de nous-mêmes, du monde et de la vie. Qu'on songe à cette cocasse et obstinée revendication de plus d'enseignement de l'art, et dès les plus petites classes, dans la bouche même de ceux qui ont tué l'École ! Que pourrait bien être un enseignement de l'art, on se le demande, en temps de grande déculturation, quand les mots n'ont pas de sens, quand les noms ne disent rien, quand la conscience même qu'il y a du temps, et qu'il y en a eu avant nous, qu'il y a eu des siècles, n'a pas été éveillée par la moindre transmission, n'est pas sensible en le plus mince héritage ? Que pourrait bien être un enseignement de l'art s'il ne vient se greffer, et pour cause, sur aucune esquisse de culture générale, aucune structure chronologique, aucune structure d'appréciation normative, je n'ose dire aucune hiérarchie ? Ce que peut être un tel enseignement de l'art, nous ne le savons que trop, au demeurant, et nous ne connaissons que trop bien l'art qu'il produit - c'est celui qui a bondi des jardins d'enfants de jadis aux halls d'écoles des Beaux-Arts, non sans orner au passage les nefs de nos pauvres églises, les parois, les sièges et les vitres du métro, les couloirs et les escaliers des universités : j'ai nommé ce délice de pédopsychiatre, cet art officiel du soi-mêmisme en gloire et cette engeance de la vie citoyenne, militante, usagère ou dévote, le dessin d'enfant. Que peut bien enseigner le professeur d'art à des enfants qui n'ont rien appris du professeur de français, du professeur d'histoire, ne parlons plus du prêtre et abstenons-nous par bien-pensance appliquée, et par souci de vraisemblance statistique, d'envisager le parent cultivé ? Il ne peut leur apprendre qu'à être eux-mêmes, les malheureux, qu'à être eux-mêmes littéralement avant tout, comme si déjà ils ne l'étaient pas bien assez ; et les encourager à s'exprimer, comme s'ils pouvaient avoir quelque chose à exprimer, quelque chose d'autre que leur incapacité à le faire, faute de moyens appris - incapacité éventuellement touchante, pitoyable, voire bouleversante, on n'en disconvient pas, mais de douteuse valeur artistique.

Médiateur est d'ailleurs le nom, officiellement, de ces guides, gardiens et conférenciers tout ensemble qui dans les musées ou les expositions sont chargés de présenter à des foules non préparées les oeuvres auxquelles elles sont confrontées : en somme de faire pour elles, à leur place, et en catastrophe, le travail de médiation que la grande déculturation les a dissuadées, dispensées ou empêchées d'entreprendre, tout en les précipitant, par tous les moyens de la publicité, vers les plus médiatiques ou médiatisés des hauts lieux de la culture. Il s'agit toujours d'attirer vers les sites, ou vers les rites, ou vers les habitudes, ou les pratiques et les comportements culturels, des publics qui n'y seraient pas attirés "naturellement", c'est-à-dire bien sûr "culturellement", par le truchement et par l'effet de la culture. La société post-culturelle ne croit pas à la médiation personnelle, au travail sur soi-même (sinon bien sûr dans le dessein d'être soi-même encore davantage) ; et pas davantage à la médiation longue, à l'éducation ou à l'héritage culturel. Ou plutôt si, elle veut bien y croire, mais elle juge possible, très possible, de s'en dispenser. Elle ne juge même pas indispensable la médiation par le désir. Elle pense que le désir pourra toujours venir après. Elle veut l'acte d'abord, dans l'espoir que c'est lui qui va déclencher le désir - les anciennes religions enseignaient de même qu'il fallait commencer par se précipiter au pied des autels, que la foi surviendrait après.

De fait, il y a bien des domaines où les chiffres que peuvent alléguer ceux qui nient la grande déculturation, ou même soutiennent sans rire, car il s'en trouve quelques-uns pour le faire, que les dernières décennies ont vu un progrès et un développement de la culture, bien des domaines, donc, où ces chiffres sont en effet en hausse, et même en hausse vertigineuse. Certes il y a de moins en moins de monde dans les concerts de musique savante, certes il y a moins de librairies, certes un succès moyen de librairie représente un nombre d'exemplaires vendus très inférieur à ce qui était le cas dans le passé ; mais, et les amis du désastre ne manquent pas de le rappeler, il y a infiniment plus d'élèves dans les lycées, plus d'étudiants dans les universités, dix fois, vingt fois, cent fois plus de monde dans les musées. Que ce soit dans les bibliothèques, dans les théâtres, dans les salles d'opéra, dans les monuments historiques ou dans les galeries d'art, et il n'en va pas différemment sur les sentiers de montagne, l'objectif est toujours de faire venir en masse des personnes qui n'en ont pas spécialement envie, ou pas envie du tout, et qui n'y eussent pas songé de leur propre chef. Ce voeu part d'une bonne intention, veut-on croire. Ceux qui le caressent estiment probablement que ces personnes bénéficieront de l'expérience qu'ils veulent leur faire partager, que leur vie en sera enrichie, leur horizon élargi. Ce point n'est pas tout à fait assuré, car ce que peut offrir la culture - et aussi, dans une large mesure, ce que peut offrir la nature, dont l'appréciation est hautement culturelle - ne peut guère s'apprécier qu'avec quelques-uns des moyens, au moins, de la culture (qu'il reviendrait à l'école de dispenser). Il y a certes des exemples de ce qu'on pourrait appeler un miracle, des exemples de conversions abruptes à l'art ou à l'amour de la connaissance. Ils ne sont pas rarissimes, mais ils sont tout de même peu fréquents, et leurs résultats souvent décevants. Un peu moins exceptionnels sont les cas de brefs émerveillements sans conséquence, d'initiale impression favorable, mélange de surprise et de respect de la convention, qui se dissout dans un retour peut-être soulagé à la routine. Ce qui semble de très loin le plus répandu est tout de même un fiasco qui n'ose pas dire son nom, mesurable au défaut d'effet de l'expérience culturelle isolée dans les vies, dans les façons de voir et d'habiter. Ces personnes qu'une habile politique a incité à s'extasier devant Velázquez ou Degas, la qualité et la réalité de leur extase est tout de même plus mesurable qu'on ne veut bien le dire, ne serait-ce qu'à partir de leurs autres extases ou de leurs autres goûts, tels qu'ils se manifestent par exemple dans leurs intérieurs ou dans la nature des souvenirs qu'elles rapportent de leurs voyages. Il est significatif que le Louvre, ce temple de la beauté et de l'excellence artistique, où sont conservées quelques-unes des expressions les plus hautes du génie de l'humanité, et donc certains des plus précieux objets de la culture, a engendré autour de lui, depuis qu'il est devenu un musée de masse, un quartier entier livré et consacré à la laideur et à son commerce. Certes, au temps de la fréquentation essentiellement bourgeoise des musées, les voyageurs rapportaient volontiers de Florence ou du voyage de noces à Venise des reproductions qui n'étaient pas toujours du goût le plus fin, ni ne témoignaient d'une appréhension très sûre des chefs-d'oeuvre entrevus ; mais on ne voyait pas les grandes institutions culturelles et muséales produire en quelque sorte, autour d'elles, sécréter le contraire de ce qu'est leur raison d'être, et faire proliférer et prospérer la vulgarité : insinuant du même coup qu'elles ne remplissent pas leur mission et que la fréquentation isolée, ponctuelle, de leurs salles et galeries est tout à fait sans effet sur les personnalités qui ne sont pas soumises à la culture comme à une expérience globale, commençant par l'éducation.

Les amis du désastre, avec ce ton et cette attitude de Fouquier-Tinville dont ils s'arment si volontiers pour effrayer et pour dissuader d'insister sitôt qu'on fait mine de reconnaître leur protégé pour ce qu'il est, ne manqueront pas de demander, ici, de quel droit on peut se permettre de juger de la qualité de l'appréciation esthétique de tel ou telle, intime par définition, et même de prétendre en savoir quoi que ce soit. Ils parleront de mépris, comme ils y sont toujours si prompts, et comme ils l'ont toujours fait avec une grande efficacité balistique - personne, en société hyperdémocratique, ne pouvant accepter sans péril d'être convaincu de mépriser quoi que ce soit ni qui que ce puisse être, sauf bien sûr, rituellement, les forces dûment répertoriées du mal. Et sans doute, si tant est qu'il est vrai que nous ne saurions, nous, pauvres mortels, sonder les âmes ni les reins, les niveau-montistes et autres professionnels de l'optimisme socioculturel n'ont pas tort de mettre en doute notre capacité et notre légitimité de simples amateurs à évaluer le degré et la nature de l'émotion du public devant ce chef-d'oeuvre-ci ou celui-là. Cependant il faut se garder, en l'occurrence, de faire la part trop belle, par conformisme ou par effroi, à notre incapacité de savoir et de mesurer. Sans doute, individu par individu, ne pourrions-nous prétendre juger à coup sûr et précisément de la qualité d'un regard, ni de ses résonances au profond de l'être. Tout de même, il est de certains signes. Et si, des attablés d'un café, Barthes, souvent cité, pouvait se flatter de les "entendre ne pas s'entendre", nous pouvons bien nous targuer, nous, de quelques visiteurs parmi la foule, et qui souvent sont la majorité d'entre elle, voire la très grande majorité, au musée, de les voir ne pas voir, et même de les entendre ne pas regarder.

Et peut-être n'est-ce pas bien grave. Ces cohortes qu'on précipite vers les musées sans que rien ne les ait préparées à en tirer profit, et qui y passent deux ou trois heures parce que c'est là ce qu'a prévu pour elles à ce moment-là leur voyagiste, lequel les occupe alors sans grands frais pour lui, et pour le plus grand prestige et le meilleur alibi culturels de ses voyages ou excursions, ces multitudes n'ont pas grand chose à perdre, sinon un peu de temps qu'elles auraient pu occuper ailleurs avec plus d'amusement pour elles, mais moins de bénéfice symbolique. Elles ne risquent rien. Et il n'est pas du tout exclu, il est même assez probable, et tout à fait avéré, attesté, prouvé, qu'entre leurs flots quelques individus, dont la proportion reste à évaluer, tirent plaisir, ou émotion, ou enseignement, de l'expérience, et s'en enrichissent à jamais. Autant dire que le danger n'est pas là. Il n'est pas tant non plus pour les oeuvres elles-mêmes, bien qu'elles soient exposées dans la cohue à des risques accrus, sans compter que parmi tant de visiteurs, si c'est bien le mot, la possibilité est infiniment multipliée qu'il se trouve des fous, ou des vandales, ou des indifférents, des agités ou des agitateurs, qui voient sans frémir, ou bien avec satisfaction, jouissance ou sentiment d'une sorte de justice rendue, ou bien soient prêts à accomplir eux-mêmes, qui sait, les atteintes matérielles dont peuvent être victimes des tableaux, des sculptures ou des objets précieux, quand ce n'est pas leur destruction. La perte, ceux qui la subissent du fait de cette incursion formidable de la masse dans ce qui était des sanctuaires de l'individu, du silence, du recueillement, de l'intimité avec l'art et avec la pensée, ce sont les anciens habitués, qui ne reconnaissent plus les lieux qu'ils hantaient, et finissent par s'en dégoûter. Ceux-là meurent, dira-t-on, ils vont mourir. Bien sûr, mais ils étaient une espèce, un type humain précieux entre tous à la civilisation. Et avec eux c'est un certain type de rapport à la peinture, à la sculpture, à l'art, à la nature qui disparaît, celui-là même qui constituait la culture, et qui procédait d'elle : ce type de rapport se dissout parce qu'il n'a plus d'espace propre, ayant dû le partager avec des centaines de milliers d'individus qui non seulement n'ont aucun des moyens qui leur permettraient d'en tirer plaisir ou profit mais ne ressentent à son égard aucun désir.

Dans le champ de la culture, qui n'est que relief, nuances, différences de niveau de qualité, de mérite et de don, il ne saurait y avoir d'égalité que par le bas. Le mouvement est toujours le même, qu'il s'agisse d'enseignement ou d'art, de musique, d'érudition, de science ou de vie culturelle : au prétexte d'égalité, l'hyperdémocratie, structurellement incapable d'élever les niveaux culturels moyens et inférieurs, ne remporte de victoires démocratiques qu'en abaissant le niveau supérieur, au point de l'avoir fait à peu près disparaître, avec la classe cultivée qui en était la condition autant que l'expression.

Chateaubriand croyait à des liens secrets entre l'égalité et la tyrannie. Il y en a d'autres entre l'hyperdémocratie - c'est-à-dire, je le rappelle, entre la mise en oeuvre de l'égalité dans les domaines où elle n'a que faire - et le règne de l'argent, la soumission aux puissances d'argent, l'avide docilité face aux lois du marché. Ainsi, en attirant des millions de visiteurs dans les musées, et en prétendant en faire venir toujours davantage, non seulement on rend impossible que les musées remplissent la fonction pour laquelle ils ont été créés, mais l'on se retrouve avec des masses qui dans les lieux où elles ont été publicitairement incitées à se rendre ne savent que faire ni que voir, que comprendre ou aimer, et qu'il faut bien occuper d'une manière ou d'une autre, d'autant qu'il a y d'énormes profits à tirer d'elles. D'où la prolifération autour des grands musées, et maintenant des petits, de ces galeries marchandes, boutiques, restaurants, cafétérias et comptoirs de produits dérivé,s où le visiteur moyen passe probablement plus de temps que devant les oeuvres.

Ces marches, annexes et à-côtés envahissants rapportent beaucoup d'argent, mais ont commencé par en coûter énormément, pas toujours aux mêmes personnes ou aux mêmes institutions. Les conservateurs, directeurs ou présidents des grandes institutions muséales tiennent fort, justement, à ce que les gigantesques investissements qu'ils ont dû consentir, et qu'ils doivent en permanence renouveler et poursuivre dans la course en avant de la "gestion des flux", ne soient pas perdus pour eux-mêmes et pour les personnes morales dont ils ont la charge. Choisis, autant que pour leurs compétences "scientifiques" ou artistiques, pour leur maîtrise du sabir idéologique institué, pour leur complaisance à en user en toute occasion et pour leur volonté affichée de se soumettre avec enthousiasme aux exigences hyperdémocratiques des pouvoirs en place (dont il est indifférent, en l'occurrence, qu'ils soient eux-mêmes plus ou moins démocratiques et plus ou moins "de gauche" ou "de droite" - la volonté de "lien social" est interpartisane...), ils se trouvent dans une situation où les qualités dont ils ont à faire preuve sont plus celles d'un homme d'affaires et d'un habile gestionnaire que d'un savant, d'un chercheur, d'un historien ou d'un expert en matière d'art.

Il est significatif, et révélateur de l'absence de connexion entre hyperdémocratie et démocratie, que l'hyperdémocratie, là où elle passe (or elle passe partout) fasse des hommes de culture des directeurs de société, ou remplace ceux-là par ceux-ci. L'égalité, c'est un beau paradoxe, sitôt qu'elle sort de son domaine de légitimité (égalité en droits à la naissance entre les citoyens, égalité des chances), introduit partout le commerce, l'argent et la lutte des grands intérêts. Cela est vrai pour les musées, cela l'est encore bien davantage pour la télévision, qu'on a vu devenir de plus en plus commerciale, c'est-à-dire de moins en moins culturelle, de plus en plus racoleuse, à mesure qu'elle se généralisait et que les récepteurs entraient dans tous les foyers, livrant l'ensemble de la population à la soumission publicitaire, qui réclame bien sûr des programmes de plus en plus bas, de moins en moins exigeants culturellement, de plus en plus immédiatement plaisants et conformes à la demande du plus grand nombre, puisque c'est ce plus grand nombre qui rapporte le plus d'argent, en rendant de plus en plus précieux le « temps de cerveau humain disponible », selon la formule désormais fameuse le M. Patrick le Lay, ancien dirigeant de TF1.

Dès lors que tout le monde pouvait avoir accès à la télévision, et à la même télévision, non seulement il était fatal que le média renonçât à toute prétention ou posture culturelle, que la culture s'effaçât de lui, mais aussi que l'argent s'y infusât toujours plus étroitement, l'un des phénomènes s'appuyant sur l'autre et réciproquement. Il n'est pas jusqu'à l'institution scolaire où l'hyper-démocratie, toute inspirée qu'elle est officiellement par un idéal d'égalité économique et de rejet des privilèges de l'argent, n'ait fait le lit du commerce et des grands intérêts financiers.

L'École, depuis qu'elle est école de masse, est devenue l'un des principaux champs de rivalité et de conquête des "marques", qui trouvent en des élèves innombrables apprenant de moins en moins des victimes de choix de leurs campagnes de marketing et de conditionnement pour la vie. Les livres sont toujours trop chers, pour les parents, mais pas les chaussures ou le cartable ou le blouson à capuchon de la marque qu'il faut. Et si nombre de professeurs, des fameux "profs", sont méprisés, ou échouent à s'assurer le respect qui est si véhémentement, au contraire réclamé d'eux par leurs élèves, ce n'est pas seulement pour leur abandon si fréquent de toutes formes dans le langage, dans la tenue vestimentaire ou dans l'attitude, pas seulement pour leur incapacité à trouver dans la relation pédagogique la juste distance, pas seulement du fait de leur prolétarisation culturelle et sociale, si manifeste et précipitée qu'elle soit, mais aussi, tout simplement, à cause de la modestie comparative des émoluments qu'ils perçoivent : ceci, toutefois, c'est une nuance à apporter immédiatement, n'étant pas si étroitement lié à cela qu'on pourrait le croire puisque la grande déculturation n'est pas moins marquée au sein de professions autrement mieux rémunérées, telles que la chirurgie ou le barreau. 

À la vérité ce n'est pas tant la culture, qui est chère : les progrès de la démocratie, les vrais progrès de la vraie démocratie, en ont rendu de longue date des pans entiers, et parmi les plus précieux, accessibles aux plus démunis - sans toujours, il est vrai, leur faire connaître bien nettement la façon d'en profiter et de tirer enrichissement des avantages offerts. Ce qui est ruineux, c'est l'épuisante nécessité d'occuper l'inculture, de la distraire, de la canaliser, de la satisfaire pour les besoins de la paix sociale, de la sécurité et du profit. Cette exigence est dispendieuse à l'excès, mais il faut lui rendre cette justice qu'elle peut être aussi très rémunératrice. Elle exige de gros investissements, c'est incontestable, mais ce sont en général des investissements très rentables.

L'inculture s'ennuie, par définition, donc elle a toujours faim de nouveauté, de nouveautés fussent-elles culturelles, s'il le faut, mais c'est alors le nouveau qui est important, pas la culture. Au temps où la culture vivait tranquillement dans son coin, n'intéressant que son public "naturel" (inutile de renouveler indéfiniment ici, j'espère, la parenthèse précautionneuse de rigueur), elle vivait sur l'acquis et s'en accommodait à merveille, l'acquis étant précisément sa matière constitutive, j'allais écrire encore une fois "naturelle", se renouvelant et s'élargissant "naturellement" à la marge, ou à la pointe, en permanence. Mais, sous le règne de la culture hyperdémocratique (cette aporie), il faut aux responsables culturels offrir en permanence du nouveau. C'est désormais une vérité admise de toute part, et bien à tort selon moi, qu'un musée ou même un monument historique, un site, un jardin, s'il veut être dit "vivant", doit proposer tous les ans, voire plusieurs fois par an, des activités inédites ou des innovations, un nouvel accrochage, de nouvelles expositions, un "thème" de saison, un espace ludique qu'il n'y avait pas, une aire d'interactivité dont il était inconcevable, soudain, de se passer plus longtemps. Ce qui par excellence était stable et servait de référence et de point fixe est entraîné dans un mouvement perpétuel, une ruineuse fuite en avant. Or ce n'est nullement la culture, qui réclame cela. La culture était parfaitement satisfaite des musées de jadis, tranquilles, silencieux, presque déserts et tout offerts à l'inépuisable contemplation des oeuvres, à la méditation sur elles. Il lui fallait certes de l'inédit, et par exemple des expositions, et parmi celles-ci des expositions d'artistes nouveaux, sans quoi elle se fût muée en immuable conservatoire. Cependant, un conservatoire, c'est bien ce qu'elle était au premier chef, quoique jamais exclusivement : l'inédit servait à modifier indéfiniment les éclairages sur l'acquis, à y faire incessamment de nouvelles découvertes, ainsi que s'y prête par excellence tout ce qui a été institué comme classique ; et l'acquis, le muséal, le classique, servait entre autres choses à inspirer et provoquer sans cesse de l'inédit. Mais les deux fonctions étaient bien séparées et jamais la seconde ne menaçait la première ; tandis qu'aujourd'hui les musées sont sommés de consacrer toujours davantage de leurs espaces aux expositions temporaires, au point que très souvent on ne peut même plus voir, ou très mal, et très diminuées, leurs collections permanentes, chassées vers les réserves par le tourbillon des "animations" diverses ; et selon un mouvement tout à fait parallèle la production littéraire est entraînée dans une suite ininterrompue de nerveuses agitations saisonnières et de "coups" sans lendemain, qui ne laissent plus aux écrivains le temps de s'affirmer, aux oeuvres le temps de se constituer, aux libraires la place de se constituer un fond, aux critiques la moindre prétention à l'élaboration ou à la poursuite de l'histoire littéraire.

La culture aimait les châteaux et les parcs en tant que parcs et que châteaux et ne réclamait en aucune façon qu'ils fussent entés de zoos, de centres de loisirs et de grandes roues. Ce qui exige des injections toujours plus massives d'argent public et privé, c'est le désir de faire naître des désirs qui n'existent pas, des besoins qui ne s'expriment pas par eux-mêmes parce qu'ils ne sont pas ressentis, et qu'il faut en permanence tâcher de susciter. On aménage à grands frais, au seul bénéfice de l'inculture, tous les hauts lieux de la culture et, ce faisant, on les rend, pour celle-ci, impraticables, ou dépouillés de tout attrait, de toute vertu, de tout enseignement. Néanmoins on attend de ces dépenses un juste retour, et pas seulement culturel, bien entendu. Les investisseurs ne s'en cachent pas, ils s'en feraient plutôt une gloire, et cela à tout à fait juste titre, de leur point de vue. Il s'agit par exemple, en leur idiolecte, d'accroître les retombées économiques d'un site ou d'un monument, où touristes et voyageurs auraient eu jusqu'à présent la mauvaise habitude de ne faire que passer, alors qu'il est essentiel pour la bonne santé économique du canton, de l'arrondissement, du département, voire de la région, de leurs restaurateurs et de leurs hôteliers, de leurs marchands de souvenirs et de leurs pâtissiers, ou de leurs loueurs d'ânes, ou de leurs entrepreneurs de spectacles, que les étrangers de passage s'attardent, au contraire, et passent la nuit dans le voisinage, ou bien deux ou trois jours au lieu d'une simple après-midi. C'est ainsi, exemple entre mille, que Chambord ne sera pas suffisant pour son Conseil général, qui jugera de son devoir d'y ajuster un parc à thème, un centre d'attractions, inspirés sans le dire des divers Disneylands et parcs Astérix mais parés néanmoins, pour faire bonne figure et désarmer les grincheux organiques, de plus fortes prétentions didactiques et "artistiques". Et peu importe que le château, pris entre les lacs de ce parasitisme commercial et ludique, perde tout intérêt, et surtout toute séduction, pour ceux qui l'aimaient tel qu'il était, et n'aspiraient à rien d'autre qu'à sa conservation la plus rigoureuse possible.

De même que le Moyen Âge n'était jamais assez médiéval pour le goût troubadour, Byzance assez byzantine pour le byzantinisme, l'Orient assez pittoresque pour l'orientalisme, la culture n'est jamais assez aimable pour l'inculture, assez accueillante, assez visible et repérable comme telle, assez "culturelle". Il lui faut sans cesse l'améliorer, l'aménager, la viabiliser, en offrir des imitations plus convaincantes et reconnaissables, plus immédiatement gratifiantes narcissiquement. Mais bientôt tous ces Las Vegas petits et grands ne suffisent plus, un point d'honneur d'authenticité et d'orgueil saisit l'inculture et tous les marchands qui oeuvrent entre les colonnes de carton-pâte de ses temples, ils se piquent de mécénat et de scrupule philologique, et c'est la culture elle même, l'art, les oeuvres, Chambord, le Louvre à Paris et le Louvre à Abu-Dhabi, qui sont sommés de ressembler mieux à leurs doubles, de se prêter (moyennant finances) à leurs reconstitutions ludiques et commerciales, d'imiter leurs imitations - rien là que de très conforme, au demeurant, au mouvement général de banlocalisation du réel, à l'énorme devenir-banlieue du monde, à la conversion des villes en parcs de loisirs et celles des campagnes en lotissements, en centres commerciaux, en zones d'aménagement prioritaires.

Aménager, voilà le maître mot : aménager pour les foules, aménager pour de nouveaux publics, aménager pour ceux qui de leur propre chef ne viendraient pas au château, ne mettraient pas les pieds au musée, n'auraient pas l'idée de s'enfoncer dans des solitudes de bord de mer ou de montagnes, si tant est qu'il en reste encore après tant et de si prévenants "aménagements". Inutile de faire remarquer ici que la médiation récusée est celle d'une école ou d'un système éducatif en général qui rempliraient la mission qui jadis leur fut confiée. Ils ne la remplissent pas, bien trop "aménagés" eux-mêmes à l'intention de leur "nouveaux publics" pour avoir encore la force et la rigueur de se colleter à leur tâche. Ainsi, décourageant de voir venir sur leurs domaines un public nouveau qui s'y rendrait parce que l'institution scolaire et universitaire lui aurait inculqué le goût et le désir des belles choses, des grandes oeuvres, des beaux paysages, des monuments de l'esprit ou de l'histoire, les aménageurs aménagent pour attirer dans leurs salles, leurs galeries, leurs parcs, leurs plages, leurs pinèdes et leurs solitudes ceux qui n'éprouvent aucune pulsion de s'y présenter si ces lieux demeurent tels qu'ils sont, mais pourront consentir d'y paraître, peut-être, si leur y est offert aussi et bientôt principalement ce à quoi ils aspirent vraiment, c'est-à-dire de quoi alimenter et distraire leur inculture. Aménager, dans la plupart des cas, c'est arracher à la poésie, au silence, à la discrimination - cette vertu suprême de l'intelligence et de la sagesse qui est devenue un gros mot - pour livrer au divertissement et au profit. Si ce n'est pas exactement détruire c'est perdre, ou faire perdre.

Les investissements culturels coûtent très cher, mais ils engendrent d'importants retours financiers. Ils engendrent d'importants retours financiers, mais pour commencer ils coûtent très chers. L'hyperdémocratie culturelle introduit dans les circuits culturels une massive présence de l'argent. Cet argent, il appartient aux responsables culturels de le trouver, et d'autant plus que la part de l'État va se réduisant. Il n'ont d'autre moyen pour ce faire que le lobbying, le fund-raising, la mendicité perpétuelle auprès des entreprises, la publicité plus ou moins déguisée ou le commerce, dans sa forme assumée ou sa forme atténuée, elle-même réelle ou déguisée, la location. C'est à des locations à peine maquillées que se livre le Louvre dans ses relations avec Atlanta ou Abu-Dhabi, par lesquelles nous commencions [3] . Elles sont à juste titre, et très poliment, condamnées, ou peut-être plutôt méprisées, dédaignées, par le conservateur en chef du Metropolitan Museum de New York, Patrick de Montebello, qui attire justement l'attention sur l'effet d'entraînement qu'engendre dans les échanges culturels l'introduction massive des pratiques commerciales ou para-commerciales. Ceux qui ne s'y livreraient pas sont rapidement désavantagés, financièrement, par rapport à ceux qui s'y adonnent, de même que les chaînes de télévision sans publicité, ou à publicité sévèrement contrôlée, sont désavantagées par rapport aux chaînes à forts revenus publicitaires, si elles sont contraintes de rivaliser avec elles. Pour les tenants des anciennes moeurs, il devient difficile de résister. L'organisation de grandes expositions se fait de plus en plus coûteuse, ce qui rend indispensable un recours de plus en plus large à la publicité et au racolage médiatique, afin d'attirer un public de plus en plus nombreux qui par sa présence pourra seul limiter les pertes ou assurer une forte rentabilité de l'opération, en achetant ses billets et surtout en se ruant sur les notoires "produits dérivés". Moyennant quoi les grandes expositions, dont les organisateurs sont obligés de viser toujours davantage au nombre de visiteurs et au record en la matière, toujours à battre de nouveau, ne sont pas beaucoup plus que des cohues organisées, de moins en moins praticables pour les derniers amateurs d'art. Ceux-là, de plus en plus souvent, se contentent du catalogue, quand ils peuvent se l'offrir, et se disent qu'ils iront voir tel ou tel tableau à l'autre bout du monde si la chance leur en est un jour offerte, et s'il n'appartient pas à quelque mystérieuse et inatteignable "collection particulière".

J'ai dit que les investissements culturels pouvaient engendrer d'importants profits. C'est vrai, mais à condition de préciser que ces profits ne sont pas d'ordre culturel, en général, et qu'ils ne vont pas nécessairement, ou pas directement, aux auteurs des investissements. Ils iront par exemple à l'industrie du tourisme, dont l'étroite association avec la culture est toujours éminemment suspecte. Leurs bénéficiaires seront dans ce cas les hôteliers, les restaurateurs, les promoteurs et ainsi de suite, lesquels, attachés, et on le comprend, à leurs bénéfices, feront pression pour que les programmes culturels, qu'il s'agisse de festivals ou d'expositions, soient de nature à attirer un nombre toujours plus grand de spectateurs ou de visiteurs, qui sont pour eux autant de potentiels clients. C'est tout à fait de la même façon que les acheteurs d'espaces publicitaires à la télévision, ou de « temps de cerveau humain disponible », donc, font pression sur les chaînes pour que les programmes soient à même de s'attirer des audiences de plus en plus larges, c'est-à-dire relèvent de plus en plus du divertissement et de moins en moins de la culture : objectifs qu'on croyait atteints depuis longtemps, mais la réalité prouve que le pire, en l'occurrence, peut indéfiniment s'aggraver. D'autre part les dits acheteurs n'ont sans doute même pas à faire pression. Les organisateurs de programmes s'ingénient à prévenir leurs voeux, pour pouvoir se targuer auprès d'eux d'audiences toujours plus larges, c'est-à-dire leur demander plus d'argent et leur vendre plus cher le quart d'heure ou les quelques minutes convenues. Or on ne sait que trop comment s'obtiennent les audiences toujours plus larges.

En fait l'argent n'a pas plus à voir avec la culture qu'avec l'éducation ou avec la qualité de l'existence dans les cités de banlieue : je ne dis pas qu'il n'a rien à voir avec elles, je dis que c'est très à tort qu'on le présente ou l'entrevoit comme la solution de tous le problèmes qui se posent dans ces différents champs, et qu'on décrit son absence ou son insuffisance comme la seule source de tous les maux, afin de n'avoir pas à chercher ailleurs, en des terrains plus sensibles encore. Certes il a fort à voir avec la production de l'art et avec la création artistique en général, qui de tout temps a été très onéreuse. Inutile de rappeler les princes se ruinant et ruinant les caisses de l'État pour acheter des tableaux, des sculptures ou des vestiges antiques, pour commander de grandes oeuvres à de grands artistes (ou à de petits artistes), pour édifier de grands et riches bâtiments. Ce n'est pas de cela qu'il est question ici, mais de la diffusion de la culture au sein du public général et, disons-le, au sein des masses. Or c'est moins une affaire d'argent qu'une affaire d'éducation, et c'est au premier chef le rôle de l'École. Et l'Éducation elle-même est moins une affaire d'argent qu'une affaire de méthode, de système, de système éducatif et de système moral, idéologique, politique, on serait tenté d'écrire anthropologique.

Il y a quelque chose de pathétique dans ces résolutions affichées par les divers pouvoirs, au moment de crises sociales plus violentes que les précédentes, ou plus visibles que la crise générale permanente, d'injecter encore plus d'argent dans un système déjà ruineux qui, en doublerait-on ou triplerait-on le coût, ne donnerait pas de meilleurs résultats puisque son échec est rigoureusement programmé par ses prémices, par l'absence de sélection, par le défaut d'autorité, par l'aberration des programmes, par le manque de conviction et par la médiocre qualité moyenne du corps enseignant prolétarisé, lui-même ayant été, en grande majorité désormais, formé par le système déjà en crise et en décadence depuis le temps qu'elles durent et dont il a retenu, mais pas beaucoup davantage, les grandes leçons, à savoir : hyperdémocratie militante, horreur des formes, des distances et de la médiation, soi-mêmisme enflammé, bien observable en la parole autant et plus qu'en la vêture, et bien sûr antiracisme dogmatique, tel qu'il est moins une morale qu'un corpus idéologique de préceptes et un grand principe d'aveuglement volontaire. Il en va là exactement comme pour les fameuses et successives "grandes politiques de la ville" : plus d'argent n'élèvera pas mieux quand aucun des principes d'une éducation véritable n'a plus cours, et plus d'argent ne réduira pas la violence ni ne rendra la banlieue plus amène quand il n'existe aucun pacte social ou national entre les populations, aucun contrat d'in-nocence, aucune similitude et sans doute aucune compatibilité entre les différentes manières d'habiter et de gérer les appartements, les immeubles et les quartiers, aucune volonté véritable et probablement aucune possibilité de "vivre ensemble", pour parler comme on parle.

En société hyperdémocratique l'argent est présenté comme la solution à tout, quelquefois par les gouvernants eux-mêmes, qui promettent d'"investir davantage dans les quartiers" ou de "mettre plus d'argent sur la culture", selon leur élégante façon de s'exprimer, et toujours par les gouvernés, qui sont persuadés, les uns, qu'ils obtiendront grâce à lui des immeubles plus pimpants, des quartiers plus paisibles, des lycées plus "performants", les autres que les diverses associations chargées de maintenir un semblant de calme seront plus prospères et leurs dirigeants plus satisfaits. L'argent étant partout et donné toujours comme l'unique clef de tout, il n'y a plus entre les riches et les pauvres, comme le remarquait très justement Nicolas Gomez Davila, qu'une seule différence, c'est l'argent.

Au sein de l'immense classe unique culturelle petite-bourgeoise les privilégiés ne sont plus que des pauvres avec de l'argent : l'appartenance à la dite "classe moyenne" ou à la dite "bourgeoisie" n'est plus qu'une question de revenus et de pouvoir d'achat, ce qui rend les classifications plus faciles pour les statisticiens et sociologues. Et les riches sont dans la réalité de plus en plus exactement conformes à la vision qu' on aurait pu croire, en un premier temps, caricaturale et mal informée que diffuse d'eux à longueur de programme la télévision populaire (si l'on peut risquer le pléonasme). Leur image et leur croissante vérité, admirablement illustrée à la tête de l'État, sont celles d'une caste tapageuse, brutale et empailletée, qui souvent a beaucoup des caractéristiques d'une pègre, d'un "milieu" ou d'une camarilla, et dont le privilège principal, le plus précieux à ses yeux comme à celui de ses millions d'admirateurs envieux et fascinés, est qu'elle peut satisfaire, grâce à son argent, tous ses caprices, à commencer par les plus excentriques. La satisfaction immédiate des caprices, tel est immanquablement le thème mis en avant, pour leur publicité et pour la construction et l'entretien de leur mythe auprès du grand public, par les palaces, bien obligés, puisqu'ils n'ont plus d'autre clientèle que cette caste-là ; et c'est aussi la possibilité promise que monte en épingle entre toutes la promotion pour les jeux de hasard, pour la loterie et ses tirages au sort : vous pourrez faire tout ce qu'il vous plaira, à commencer par le plus saugrenu - et peu importe que ce soit « d'une vulgarité à dégoûter la Canebière », comme disait Bernanos en bon homme du Nord qu'il était. Au contraire : plus ce sera laid, tape-à-l'oeil et imbécile, mieux vous manifesterez aux yeux du monde le pouvoir le plus précieux que vous confèrent le pouvoir et l'argent, celui de faire ou de faire faire tout ce qui vous passe par la tête sans tenir le moindre compte du jugement d'autrui, c'est-à-dire d'être exactement (et il n'y a pas plus grand prestige en société soi-mêmiste hyperdémocratique) "vous-même".

 

De fait la nouvelle classe fortunée paraît bel et bien composée principalement de personnes qui semblent avoir acquis leur fortune grâce à quelque ticket de loterie gagnant : non pas en cela qu'elles n'auraient pas mérité leur opulence présente par leur travail et leur intelligence, ou par leur ingéniosité, ou par l'heureuse conformité de leur génie particulier au génie spécifique de l'époque ; mais en ceci qu'elles n'ont pas eu le temps de s'habituer à leurs richesses et qu'elles en font exactement l'usage qu'en ferait à leur place l'immense majorité des pauvres s'il se trouvait que des millions leur tombassent du jour au lendemain sur les épaules et entre les bras. Il n'y a plus de riches que nouveaux et si, d'aventure, nouveaux, les riches ne l'étaient pas, leurs enfants le seraient bien vite à leur place puisqu'il n'y a plus de transmission culturelle - l'école hyperdémocratique y veille, mettant un point d'honneur démocratique à l'empêcher, cette transmission, même quand elle risquerait de survenir "naturellement" :

« Donnez-moi vos enfants, dit le système aux parents de tous les milieux. Peu importe qu'ils soient riches ou pauvres, que vous-mêmes soyez cultivés ou incultes : j'en ferai des petits bourgeois prolétarisés comme tout le monde, ignorants, sans usage, sans syntaxe, bien pensants, antiracistes et bien intégrés ».

Qu'entre les riches et les pauvres la seule différence soit désormais l'argent entraîne, parmi plusieurs autres conséquences inattendues, une précarité sociale considérablement accrue des classes privilégiés elles-mêmes qui, de ce fait, n'ont plus le temps d'être des classes, justement, ni, partant, de remplir leur rôle social et culturel. Jadis une famille qui avait appartenu un certain temps à la classe privilégiée pouvait maintenir ce statut sur plusieurs générations même après l'effondrement de son niveau économique. La ruine, au temps de la noblesse, mais encore à l'époque bourgeoise, c'est-à-dire jusqu'au dernier tiers du siècle dernier, n'entraînait pas le déclassement social, ou seulement très lentement, parce que l'appartenance de classe n'était pas uniquement déterminée par le niveau de revenus mais aussi par le niveau culturel et par la maîtrise plus ou moins grande de certains codes portant sur l'attitude, le vêtement et, au premier chef, sur le langage. En société déculturée, en revanche, ou post-culturelle, ou "néo-culturelle" - si l'on peut désigner par cette expression une société où le mot culture a totalement changé de sens et ne désigne plus que les habitudes des uns et des autres, et tout spécialement les habitudes relatives au loisir et au divertissement -, en société néo-culturelle, donc, l'effondrement économique d'une famille entraîne ipso facto son effondrement social immédiat, ou du moins d'une génération à l'autre. Le rejeton d'une famille "distinguée" et cultivée peut très bien, s'il ne s'est pas intéressé à ses études, s'il n'était pas doué pour elles et s'il n'y a pas réussi, envisager très sérieusement, et même avec impatience et envie, d'être vendeur dans un magasin de chaussures ou chef de rang dans un restaurant ; et réclamer, s'il vient à mourir, qu'à son enterrement on fasse entendre un enregistrement de Sheila ou de Dalida.

Cela dit, et c'est peut-être une consolation pour les intéressés, une chute des revenus ou du niveau professionnel, d'une génération à l'autre, si elle entraîne beaucoup plus rigoureusement que par le passé le déclassement social et culturel, est bien loin d'être indispensable pour produire cet effet, surtout s'agissant du niveau proprement culturel. Au sein des classes jadis privilégiées, la chute du niveau culturel, et des attitudes sociales afférentes, est la norme, même en l'absence de chute des revenus ou de dégradation du statut professionnel ou du niveau d'études. Le fils ou la fille de diplômés de l'université, même si ces jeunes gens sont eux-mêmes diplômés de l'université, et même si le diplôme dont ils sont titulaires est le même, nominativement, que celui de leurs parents, auront le niveau culturel et les attitudes sociales impliquées par un niveau d'études commun à trente ou quarante pour cent de la population, alors que leurs parents ou leurs grands-parents avaient ceux qu'impliquait un niveau d'études commun à trois ou cinq pour cent de la population. Encore une de ces très étranges lois sociales, ou mathématiques, déjà repérées sous des formes à peine différentes : le niveau réel de qualité d'un diplôme, et les répercussions culturelles qu'il entraîne, ne dépendent nullement de son nom, ni même du nombre d'années d'études qu'il exige, mais du nombre de ceux qui l'obtiennent, et de leur proportion au sein du corps social. Le baccalauréat qu'obtient quatre-vingt pour cent d'une classe d'âge correspond mutatis mutandis (les matières enseignées ne sont plus les mêmes) au niveau de connaissances atteint par quatre-vingt pour cent d'une classe d'âge aux autres époques. Et ainsi de suite pour les autres diplômes.

J'ai parlé ailleurs de "petite-bourgeoisisation" générale de l'existence et de la société, et de "dictature de la petite-bourgeoisie", dans la mesure où cette classe, avalant toutes les autres, se nourrissant constamment de ses marges, servant de lieu de rendez-vous à tous ses faubourgs, toutes ses banlieues et jusqu'à ses plus lointaines campagnes, présente à tout moment ses vues comme autant d'évidences qui non seulement seraient généralement admises mais n'impliqueraient pas de contradiction possible, leur nature n'en concevant point ni n'en donnant à concevoir, ne pouvant en imaginer ni en laisser envisager, de sorte qu'il n'y a sous ce régime, pour la pensée, aucun extérieur, ni dans l'espace, entièrement soumis à elle, à commencer par l'espace médiatique, seul véritable espace public, ni dans le temps, régulièrement rabattu sur le seul présent et sur ses valeurs à lui, données comme intemporelles (et donc rétroactives) autant qu'universelles. Toutefois, à l'intérieur de ce grand mouvement, déjà presque achevé, vers la petite-bourgeoisisation du monde, vers l'em(petit)bourgeoisement de l'ensemble des individus ; au sein de ce vaste devenir-petit-bourgeois qu'est vivre en régime post-culturel, et spécialement post-littéraire (« Cela signifie, dit Agamben, que la petite bourgeoisie planétaire est vraisemblablement la forme sous laquelle l'humanité est en train d'avancer vers sa propre destruction ») ; à l'intérieur de ce tropisme principal, donc, et l'accélérant, l'accentuant, s'observe, j'y ai déjà fait allusion, une très perceptible poussée de prolétarisation.

Elle est bien repérable par exemple chez les étudiants tels qu'on peut les voir à la télévision lors des mouvements de mécontentement universitaires, ou bien directement si on a l'occasion de s'aventurer dans leurs facultés, qui elles, souvent, plus que d'un esprit prolétaire à proprement parler (le proletarius est à Rome, je le rappelle, « celui qui n'est considéré utile que par les enfants qu'il engendre »), paraissent relever quasiment de la décharge publique ou de la Cour des Miracles. On évoquera rituellement à ce propos le fameux "manque de moyens", et il n'est pas question de contester que l'université française gît en effet dans une grande pauvreté et dans un paradoxal abandon. On aurait pu penser en effet qu'une société qui décidait, contre tout bon sens, de faire, ou peu s'en faut, de tous ses "jeunes", comme elle dit, des "étudiants", eût mis un point d'honneur à consacrer à cette entreprise des sommes proportionnelles à l'ambition affichée. Il n'en a, comme on sait, rien été. Mais il en va du délabrement qu'on constate sur les lieux de l'enseignement supérieur, quelques grandes écoles exceptées, comme de celui de certains quartiers "défavorisés" : c'est en grande partie d'un délabrement actif qu'il s'agit, provoqué par ceux-là mêmes, ou une partie de ceux-là mêmes, qui en sont les victimes ; et qui procède autant du vandalisme que de la gêne, de la négligence que de la misère, de l'horreur de la beauté, du mépris de l'ordre, de la méfiance et du ressentiment à l'égard de la propreté que d'un coupable abandon de la part des autorités - lesquelles, sachant bien que tous nouveaux investissements verraient leurs effets subir le même sort, ne sont pas outre mesure tentées, on les comprend, de forcer leur nature pour procéder à ces vaines dépenses.

Qu'il s'agisse de lieux d'études ou de cadres de vie, de campus ou de banlieues, d'amphithéâtres ou de "cités sensibles", leur piètre état de conservation dépend au moins autant, et sans doute plus, du degré de socialisation, de culture, de civilisation, de civisme et de civilité, du parti-pris de nocence et d'in-nocence de ceux qui les hantent ou qui les habitent, que des sommes dévolues à leur entretien. D'autre part, et réciproquement, ces lieux ont incontestablement, de par leur condition d'entretien, un effet sur ceux qui les fréquentent, que ce soit à demeure ou aux heures quotidiennes de travail. On ne peut pas s'attendre que les taudis bariolés où sont formés dans la promiscuité et les frustes camaraderies un nombre considérable des étudiants français produisent le même genre d'individus et le même genre de culture qu'ont pu susciter la splendeur architecturale et la noblesse environnementale des anciennes universités d'Oxford, de Cambridge, de Salamanque ou de Pavie. À cet égard il n'est pas douteux qu'il faille retenir parmi les facteurs de la grande déculturation l'abandon ou le quasi-abandon, rendus nécessaires par la massification hyperdémocratique de l'enseignement même supérieur - quand bien même il n'aurait plus de supérieur que le nom-, des anciens lieux et quartiers du savoir au profit de bâtiments et de sites qui, pour la plupart, n'ont aucune dignité architecturale, artistique ou historique et, s'il en avaient, s'en verraient rapidement dépouillés, de toute façon, par la rusticité agressive et par le vandalisme barbouilleur d'une partie de leurs usagers.

 

Ces lieux prolétaires et souvent lumpen-prolétariens produisent naturellement et sans surprise des prolétaires, au mieux des petits-bourgeois, et peu importe alors que ceux-ci soient avocats, médecins, hommes d'affaires, professeurs de lycée ou de faculté ( « … pour faire la recherche que j'avais envie… »). Ils produisent, mais à présent en masse, ce type humain tragique depuis longtemps repéré et décrit par la littérature, le diplômé sans culture, l'instruit sans éducation, le bourgeois sans bourgeoisie, le "cadre", le "bac + 5" (ou + 8, ou + 12). Ils produisent en masse des prolétaires culturels, des prolétaires de civilisation, des prolétaires en usage du monde et d'abord en usage de la langue. La seule chose qu'ils ne produisent pas ce sont de vrais prolétaires, des prolétaires disposés à faire encore un travail de prolétaires. L'enseignement de masse, sans engendrer d'élite élargie ni même assurer, bien loin de là, le renouvellement ou le maintien de l'élite ancienne, éradique progressivement, aussi sûrement qu'il a éradiqué la classe cultivée, la classe ouvrière, dont les fonctions traditionnelles sont assurées peu ou prou - mais combien de temps cela peut-il durer ? - par le moyen des délocalisations d'une part (le travail est fait ailleurs), de l'immigration d'autre part (le travail est fait sur place par des nouveaux venus).

L'immigration depuis le temps qu'elle dure et sa progéniture sont elles-mêmes entraînées, hyperdémocratie aidant, dans le processus d'éducation de masse, qu'elles n'ont pas peu contribué à rendre encore plus massifiée et encore moins éducative. La chance a été négligée, qu'offraient l'histoire et les progrès conjoints de la technique et de la démocratie, d'une technicisation croissante des tâches subalternes indispensables, qui eussent été confiées à une classe laborieuse autochtone mieux formée, mieux payée, et dont les rejetons les plus doués se seraient vu offrir en permanence, par un système éducatif vraiment démocratique, c'est-à-dire socialement et politiquement démocratique mais intellectuellement sélectif et méritocratique, la possibilité réelle d'une véritable promotion sociale et culturelle, celle-là même que le régime hyperdémocratique exclut, interdit, rend impossible, puisque sous son règne les niveaux culturels sont écrasés et les niveaux sociaux réduits à de simples (mais considérables) différences de niveaux économiques. Quant à l'antiracisme dogmatique, il assure tranquillement que soit dirigé, vers les tâches dont l'enseignement de masse a persuadé les autochtones qu'elles n'étaient pas dignes d'eux, un flot ininterrompu de travailleurs étrangers, dont les enfants sont dressés par le même système au même mépris des mêmes tâches, de sorte que c'est un mouvement perpétuel, et que la fameuse boutade de Brecht est enfin prise littéralement, les gouvernements successifs parvenant bel et bien, par un mélange d'inconscience, de bien-pensance apeurée, d'inculture et d'opportunisme à court terme, à « changer de peuple ».  

La prolétarisation ambiante, si sensible culturellement en tous les quartiers et toutes les sous- sections de l'énorme petite-bourgeoisie centrale, fait de spectaculaires apparitions, à titre d'emblèmes, jusqu'au sein du pouvoir, par le biais du langage des ministres, dont plusieurs s'affranchissent délibérément de la contrainte, jusqu'alors à peu près observée, au moins dans l'exercice de leurs fonctions, de l'usage d'un langage tiers, et affichent leur soi-mêmisme enthousiaste en donnant expressément leur unique souci d'être et de rester eux-mêmes (qu'on aurait pu croire, sinon tout à fait contraire à la dignité ministérielle, du moins parfaitement secondaire par rapport à elle) comme le motif ou la justification de leurs phrases relâchées ou de leurs mots orduriers. Sous sa forme culturelle (au sens si volontiers contre-culturel du terme) elle se manifeste même au plus haut niveau de l'État, non seulement dans les amitiés affichées du président de la République avec les acteurs les plus en vue du cinéma populaire et commercial, dans son intimité chaleureuse avec le milieu qu'on eût appelé jadis de la télévision du samedi soir (mais c'est désormais samedi soir tous les soirs, à la télévision, et toute la journée), mais même dans ses allocutions les plus solennelles, comme celle où sous la coupole du Capitole, à Washington, il invoque Elvis Presley ou Marilyn Monroe afin de souligner les liens de sa génération (entraînée toute entière à sa suite en un mouvement rhétorique typique de l'impérialisme culturel petit-bourgeois) avec les États-Unis d'Amérique. Le tropisme culturel prolétarisant est ici d'autant plus manifeste qu'il se donne à voir et à entendre dans la bouche du chef d'État d'une vieille nation de grande et haute culture, bien sûr, mais aussi d'un personnage dont on nous rappelle volontiers l'origine aristocratique, il est vrai peu frappante.

Ce qui est égalitaire dans la situation culturelle, c'est le désastre. Il affecte sans beaucoup de nuances toutes les anciennes classes, et c'est précisément ce qui fait que les différences entre elles sont essentiellement économiques, et que donc elles n'ont plus de véritable existence de classes. Les anciennes classes culturellement défavorisées le sont à peine moins, ou même le sont davantage, selon qu'on prend en compte, ou pas, en les observant, une dextérité incontestablement accrue dans le maniement des instruments de communication (mais ceux-ci se révèlent eux-mêmes, de par l'usage qui en est fait, de redoutables vecteurs de déculturation) ; ou bien selon qu'on fonde, ou non, son opinion sur l'effondrement du bagage culturel de base, tel que le prodiguait l'ancien système aux enfants de la paysannerie ou de la classe ouvrière ancienne, enfants qui, devenus vieillards à présent, maîtrisent infiniment mieux, en général, ce qu'il est convenu désormais d'appeler "les fondamentaux" que leurs petits-enfants ou arrière-petits-enfants. Les anciennes classes culturellement favorisées, elles, sont en passe, grande victoire de l'hyperdémocratie, de perdre complètement, si ce n'est déjà fait, le privilège dont elles jouissaient, ce que masque mal leur adhésion enthousiaste aux pratiques et aux outils dits "culturels" de la révolution webmatique. On peut remarquer au passage que le prestige spécifique, à l'étranger, et la situation particulière de la culture proprement "française" étant de par leurs origines de nature hautement aristocratique et, à travers leurs avatars séculaires, de caractère résolument élitiste (comme pour la plupart des grandes cultures), la démocratisation petite-bourgeoise et prolétarisante leur a été fatale, ainsi qu'il est constaté de toute part. Le monde voulait bien être fasciné par la France de Proust, de Cézanne, de Bergson, de Ravel et du Collège de France, mais celle de Christine Angot, de Jean-Paul Chambas, de Michel Onfray et de "Cultures & Dépendances" le laisse fort indifférent - il a la même chose chez lui.

En cette débâcle il n'y a d'espoir pour la culture que de nature beckettienne, à la Oh les beaux jours ! : un espoir contre tout espoir, pure volonté désespérée de continuer pour continuer, de persévérer dans l'être en dépit de toute raison, parce que chaque jour gagné est une éternité, chaque petite victoire une négation du pire, et qu'il n'y a d'alternative qu'entre cette obstination butée et la mort. On a avancé autre part, à propos de l'École - et puisque décidément il semble bien que le système scolaire dans son ensemble, faute d'unité de diagnostic et de volontés suffisamment répandues, et du fait des égoïsmes et des automatismes corporatistes, ne soit pas réformable globalement - l'idée d'institutions isolées, pionnières, sécessionnistes quoiqu'elles aient vocation à servir d'exemple et d'entraînement, et qui fonctionneraient à partir d'un triple volontariat, celui des professeurs, celui des parents et celui des enfants. S'agissant de la culture en général, des procédures encore plus souples et plus ponctuelles pourraient dans doute être mises en oeuvre, simples ententes étroitement circonscrites d'individus isolés (en société post-culturelle, être cultivé c'est être nécessairement isolé) pour des buts déterminés, ou bien alliances plus solidement constituées autour d'objectif plus larges. Le modèle, la référence mythique, la seule forme actuellement concevable d'une lointaine et infime espérance, ce sont les couvents du haut Moyen Âge, où trouvèrent un abri, au milieu de la violence et de la barbarie, et dans l'attente d'hypothétiques temps meilleurs, autant de lambeaux de la civilisation antique qu'il était possible d'en sauver tant bien que mal. Nos couvents à nous, laïques et culturels, ne pourront sans doute pas être réels, car il n'y a plus d'isolement possible sur le territoire entièrement quadrillé, commercialisé, banalisé, aménagé, viabilisé, couvert, de la banlieue universelle. En revanche, et sauf effondrement cataclysmique de ce système-là, il ne tient qu'à nous que de tels sanctuaires soient virtuels, et jamais dans l'histoire de l'humanité le virtuel n'a tenu entre ses lacs tant de réalité et de substance. Nous voyons tous les jours Internet, géniale invention aux usages fourvoyés comme tant d'autres avant elle, servir à la fois d'instrument et de vitrine à la grande déculturation. Il ne tient qu'à nous, à ceux qui le désirent, qu'il soit aussi - il l'est déjà un peu - le moyen d'un sauvetage, l'instrument d'une préservation et le témoin d'une survie.

À la connaissance, à la pensée, à la littérature, à l'art, au mode poétique d'habiter la terre, n'appartiennent plus désormais que les marges des marges, les failles du système, ses moments de distraction, le territoire éclaté de ses oublis, qui par chance sont assez nombreux. La culture doit aimer comme la plus sûre de ses alliés, en ce réensauvagement du monde qu'inaugure son effacement, la négligence méprisante où elle est tenue. Au creux dangereux de la décivilisation en cours, parmi la violence que fomente de toute part la coïncidence de soi à soi (qui est précisément ce que de toutes ses forces, et de tout son art, elle s'acharnait à prévenir), il lui revient  d'exister par surprise, aux heures, aux saisons, dans les cantons et le long des chemins de traverse que les vrais pouvoirs et leurs bandes de sicaires n'auront même pas songé, par dédain de sa faiblesse et par ignorance de ses visages, à débarrasser de ses dernières traces.



 

[1] La Dictature de la petite bourgeoisie, entretien avec Marc du Saune, éditions Privat, 2005. (retour au corps du texte)

[2] Attesté par Jean-François Kahn, Le Monde, dimanche 6 - lundi 7 janvier 2008.(retour au corps du texte)

[3] Pour Le Monde  du 8 janvier 2008 « le ministre de la culture et du tourisme de l'émirat [d'Abu Dhabi] évoque l'évolution du projet de musée que livrera la France ». Extrait : « L'inquiétude, en France, était aussi artistique. L'art se veut parfois provocateur. Sera-t-il possible de tout montrer au Louvre d'Abu Dhabi ? Notre approche est simple : les oeuvres doivent répondre à la demande du public, j'oserais même dire à la demande du marché. Nous avons une histoire, une culture. Tout ne peut se faire trop brutalement. Mais pour moi il n'y a pas de tabou. Pas même la représentation de la nudité ? Je crois avoir été assez clair. Mon critère est pragmatique. Nous voulons attirer le maximum de visiteurs dans nos musées. Nous tiendrons compte de nos contraintes culturelles. Mais, peu à peu, le marché triomphera. »(retour au corps du texte)