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Editorial n° 6, 22 juillet 2002

Réponse à de justes critiques
(extrait du journal, dimanche 21 juillet)

 

Hélas, autour des petits garçons français penchés sur leurs cahiers, la plume à la main, attentifs et tirant un peu la langue, comme autour des jeunes gens ivres de leur première sortie sous les marronniers en fleurs, au bras d'une jeune fille blonde, il y avait jadis ce souvenir vague et enchanté, ce rêve, ce profond murmure dont la race berce les siens.
Georges Bernanos, La Grande peur des bien-pensants

 

Le cinquième éditorial du Parti suscite un tollé unanime au sein de la Société des Lecteurs. Le ton n'est plus du tout celui des remarques rageuses du secrétaire général il y a trois semaines, lorsque sous prétexte de combattre le Parti, dont il désapprouvait radicalement la création, il convoquait le ban et l'arrière-ban de ses insoupçonnables griefs contre moi et de mes torts réels ou supposés, de mes séances de torture de chiens jusqu'à la fausseté de mon prénom au regard de l'état civil, en passant par ma façon de vivre aux crochets de mon entourage, dans le galop furieux de la cavalerie financière. Non, il ne s'agit plus du tout de cela, et en un sens c'est beaucoup plus grave. Les critiques n'ont aucun caractère névrotique, cette fois, elles ne témoignent nullement de la fameuse ambivalence du fan et du classique renversement d'un enthousiasme exagéré en la symétrique et proportionnelle exécration. On n'y trouve aucune volonté de blesser pour blesser, ou d'humilier pour humilier. Elles ne relèvent ni du règlement de compte symbolique ni de la présentation de facture psychologique pour services rendus (et certes les services étaient considérables, mais la petite note est un peu raide). Rien de pareil : il s'agit au contraire de critiques parfaitement raisonnables, posées, et pour ainsi dire scientifiques -exactement telles qu'elles auraient à merveille alimenté le débat que j'avais tâché d'instaurer, si l'extrême hargne ad hominem des premières réactions de l'autorité de tutelle, leur violence sans rapport avec le sujet, leur parti délibéré de nocence, n'avaient rendu d'emblée, à mon très vif regret, tout débat impossible à mener.

Le consensus général est que je ne sais pas de quoi je parle. Mon appel à ouvrir les yeux, à se fier aux apparences et à l'expérience quotidienne, et à raisonner à partir de la situation telle qu'elle s'observe vraiment, jour après jour, et non pas d'après les chiffres et statistiques des prétendus experts, cet appel est assimilé à la protestation de ceux qui assuraient, contre les rigoureuses démonstrations des savants, que la terre est bel et bien plate puisqu'il suffit de regarder autour de soi pour la voir plate. Ainsi je dis qu'il y a une "immigration de masse" parce que c'est là ce qu'enseigne, selon moi, l'observation de la rue, des wagons de métro et des cours d'école; mais cette observation prétendue est contredite par toutes les études sérieuses, qui montrent bien que l'immigration est constante, et qu'elle tend même à régresser.

Ce point-là désigne clairement le noeud de la question, je pense. D'ailleurs l'un de mes objecteurs précise de façon très éclairante son point de vue : l'immigration doit être considérée uniquement comme un flux, et ce flux, lui, ne subit aucune augmentation. Ce qu'il advient du flux quand il a cessé d'être flux, il serait déplacé de s'en soucier. Immigré on ne l'est qu'un laps, le temps d'immigrer : une fois que le flux a fait son travail de flux et qu'on est installé dans le pays, immigré n'est plus le mot qui convient, on ne relève plus de l'immigration, et les enfants qu'on peut avoir en relèveront encore bien moins.

Parfait. Tout cela est admirablement clair. Quand on songe à la somme de réactions adverses que suscitent mes idées ou leur expression au sein de la Société de mes propres lecteurs -dont on peut supposer qu'elle constitue, globalement, le groupe humain le mieux ou le moins mal disposé à mon égard- , on imagine sans peine ce qu'il en serait dans la société at large. D'ailleurs deux personnes seulement, dont un seul Français, ont manifesté leur désir d'adhérer au Parti de l'In-nocence, ce qui manifeste bien son caractère de mauvaise plaisanterie, qui a fait long feu. Je tâcherai d'écrire encore deux éditoriaux afin qu'il y en ait sept, ce qui pour une raison ou pour une autre m'a toujours semblé le chiffre d'un tout, d'une sorte d'accomplissement, serait-ce en l'inaccomplissement. Puis il sera tout à fait inutile de revenir sur toutes ces questions -sauf peut-être ici, au profond de ce vieux journal, dont c'est précisément le rôle d'enregistrer non seulement les va-et-vient du sens, son éparpillement, ses sautes, ses pertes, mais aussi ses goulots d'étranglement, ses insistances maniaques, ses retours sur lui-même et sur les lieux du crime.

Il n'est pas douteux que j'ai "naturellement", culturellement, ataviquement, comme presque tous les Français de jadis et même de naguère, comme la plupart des Italiens d'aujourd'hui, des Japonais, des Israéliens, des Écossais ou des Marocains, une conception majoritairement ethnique -non pas exclusivement mais majoritairement ethnique- de ce que c'est qu'une nation et ce que c'est qu'un peuple. Selon cette conception-là, à cette nation, à ce peuple, à cette ethnie peuvent s'agréger à travers le temps des individus extérieurs, appartenant par leur origine à d'autres nations, à d'autres peuples et d'autres ethnies; mais quantitativement et culturellement leur situation, au moins dans les débuts qui peuvent être assez longs, est marginale (ce qui en aucune façon ne signifie inférieure).

Cette façon de voir était à peu près seule à avoir cours jusqu'à la fin du XIXe siècle, en France, et elle est restée très majoritaire jusqu'assez avant dans la seconde moitié du XXe (quand le président Pompidou parle de "notre race" à Sciences-Po en 1972, il n'y a pas un froncement de sourcils : le mot est à la fois parfaitement admissible et compréhensible par tous, jusqu'en le flou sédimenté qui prouve la profondeur de son inscription sémantique). Pendant toute la durée de ce siècle-là, toutefois, cette manière d'envisager la nationalité, qui longtemps était allée presque sans dire, n'a cessé de perdre du terrain, en partie sous l'influence des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques juifs, qui pouvaient difficilement s'en accommoder si leur famille ou eux-mêmes étaient d'immigration récente, puisqu'elle semblait mettre en cause, au moins dans un premier temps, leur appartenance à la nation. Le paradoxe est que d'autres intellectuels juifs, d'autres hommes politiques, et la majorité du peuple, aujourd'hui, en Israël, mettent en avant une conception tout à fait semblable et pareillement auto-évidente (ce qui n'est pas une preuve de validité, certes), quand ils soutiennent qu'une immigration trop massive, d'Arabes en particulier mais de non-juifs en général, remettrait en cause le caractère juif d'Israël. Ces intellectuels-là, ces hommes politiques et ce peuple-là, je n'ai aucun mal à les comprendre; de même que je n'ai aucun mal à comprendre Bernanos, hélas, lorsqu'il parle d'un « jeune homme de ma race » ou du « profond murmure dont la race berce les siens ». Est-ce là une conception raciste de la nationalité ? Disons plutôt que ce serait une conception raciale, peut-être, s'il était bien entendu que dans ce mot de race, si fortement enraciné dans la langue mais aujourd'hui chargé d'une si forte opprobre, il n'entre pas, en l'occurrence, la moindre composante scientifique, ou plutôt biologique (car les sciences humaines interviennent tout de même, à commencer par l'histoire). Mais décidément j'aime mieux dire ethnique, atavique, héréditaire : je me sens français comme un arabe se sent arabe et comme un juif se sent juif (ce qui ne les empêche pas d'être aussi français, il va sans dire); et comme la majorité des Italiens se sentent encore Italiens, parce que leur famille l'a "toujours" été, et cela bien avant que l'Italie ne soit un Etat.

Cette conception ancienne que j'évoque ici, il est très évident qu'elle n'a plus cours. Elle ne peut plus avoir cours -du moins ne peut-elle plus avoir cours pour les Français, car s'agissant des juifs, des arabes et même des Italiens en Italie, il semble que la doxa et le code idéologico-moral en place s'en accommodent encore assez bien. Face à ce qu'on pourrait appeler la triomphante approche "weilienne", si précise, si juridique, de la question Qu'est-ce qu'un Français ?, une approche "ethnique" (non exclusivement "ethnique", encore une fois, mais majoritairement ethnique, culturelle, mythographique) non seulement met en fureur une grande partie de la population (des intellectuels, des hommes politiques et du peuple), mais elle n'a pour ainsi dire plus de partisans; et encore n'est-ce pas de partisans qu'elle aurait besoin pour survivre, mais de personnes qui la partagent "naturellement" (avec tout ce que l'adverbe implique de culturel, bien entendu). Même parmi mes lecteurs, on voit bien qu'elle ne dit rien à qui que ce soit. Ils ne comprennent même pas ce que je leur dis (à moins qu'ils ne le comprennent trop bien, au contraire, et n'en soient horrifiés).

Eh bien l'épisode ridicule (mais relativement discret, Dieu merci) du Parti de l'In-nocence aura eu au moins le mérite d'apporter à cette constatation une confirmation définitive et sans appel. Dont acte, peut-on dire à présent. Certes j'aurais mille fois préféré le maintien d'un monde où l'Italie soit un pays peuplé presque exclusivement d'Italiens au sens ancien (d'ethnie italienne, d'origine italienne, avec toute la complexité et les contradictions impliquées); la Suisse de ses Suisses de toute sorte; l'Allemagne de ses Allemands, aussi différents que les Prussiens des Bavarois et les Hanséatiques des Franconiens; l'Angleterre d'Anglais et la France de Français, toujours au sens ancien, lui-même pétri de ses divisions et subdivisions intérieures. Un tel monde, personne n'en veut plus; et sans doute est-il en contradiction insurmontable en effet avec la multiplication et la facilité des voyages, la porosité des frontières, l'internationalisation des relations commerciales et d'abord des relations humaines, des amitiés et des amours (à laquelle j'ai contribué moi-même pour plus que ma petite part). Personnellement, ce monde encore originé, ethnicisé, je le trouvais mille fois plus intéressant, plus complexe, plus savoureux surtout et plus beau que le monde qui naît sous nos yeux depuis une génération ou deux; plus rassurant aussi, plus protecteur pour la personne; mais surtout plus poétique et d'abord plus littéraire, as opposed to littéral. En effet le sens n'y avait pas la platitude de la simple et sèche convention, souvent mise en avant avec une désagréable agressivité revendicatrice; il se présentait chatoyant, moiré, stratifié par le temps, enté de vibrations sympathiques dans l'air, gonflé de vésanies, de contradictions et d'obscurités, de vieilles lettres dans les tiroirs et de beaux cadavres dans les placards.

Je ne parle ici que de cadavres imaginaires, allégoriques il va sans dire : ceux du roman des origines, qui vaut pour les peuples autant que pour les familles. Loin de moi la tentation d'oublier cependant, à l'occasion de ce mot surgi là par hasard -si c'est bien de hasard qu'il s'agit- , qu'il y eut aussi de vrais cadavres, et en quel nombre ! Et ceux-là n'avaient rien de beau, non plus que la façon dont cadavres ils étaient devenus. Les morts nous tirent par la manche, et je ne rappelle rien d'autre. Ce monde ancien que je dis, il était ravagé d'injustices, il a produit des guerres et des massacres, parmi les plus atroces de l'histoire de l'humanité. C'est une des raisons qui font qu'il ne peut plus être, sans doute. Et pas plus qu'il n'est question pour moi de lui délivrer rétrospectivement un brevet d'in-nocence et de vertu, même si j'étais qualifié pour le faire, pas davantage n'entends-je lui attribuer, non plus, le monopole de la séduction : le nouveau n'en manque pas, à commencer par la séduction érotique; et pas non plus de pittoresque, ni de romanesque. Peut-être, si je m'obstine à préférer celui qui finit, est-ce pour cette seule raison-là, qu'il finit; par sympathie pour ce qui tombe, et prédisposition au regret; et parce que ceux qui l'écartent lui témoignent bien peu d'amour, alors qu'il a bercé leurs pères, ici ou là; et se montrent injustes à son égard, selon moi : il a eu bien assez de véritables torts pour qu'on n'aille pas lui en attribuer tant d'autres qui sont inexistants, et pour qu'on mente sur ses accomplissements, qui à la vérité furent immenses, sans comparaison possible avec ce que nous voyons se fomenter sous nos yeux.

Il faut un peu plus de temps, dites-vous. Mais il y a trente ans et plus que vous répétez ça, avec vos amis les Amis du Désastre. Et depuis le temps les choses n'ont pas l'air de s'arranger, malgré les assurances florides et solidement argumentées de vos experts organiques. Au contraire, elles vont plutôt de mal en pis. Le pays a perdu tout prestige avec tout caractère, sa littérature ni son art n'intéressent plus personne, l'éducation nationale est une garderie qui ne sait même pas garder, la violence croît, tout le monde se méfie de tout le monde, nous vivons tous barricadés et sommes chaque soir endoctrinés dans l'imbécillité et dans l'aveuglement. La langue, elle, est de plus en plus arthritique, de plus en plus paresseuse, de plus en plus récalcitrante au détour syntaxique, c'est-à-dire à la médiation, à l'altérité de l'autre et du sens, à la sortie de soi pour y revenir changé : comme si elle aussi elle avait reçue pour mission tacite de ne pas voir et surtout de ne pas dire, malgré son vacarme gâteux. Et pourquoi sortirait-on de soi, puisque ailleurs est de plus en plus pareil, pareil au même ? Il n'y a plus d'ailleurs, personne n'est étranger, pas même nous. Nous sommes, horreur, partout chez nous : grignotant le paysage la banlieue généralisée gagne chaque jour un peu plus de terrain, avec ses horribles centres commerciaux et leurs parkings à l'infini, pour mettre les choses au mieux; et pour les mettre au pire ses boîtes à lettres arrachées, ses escaliers déversoirs, ses ascenseurs qui tuent parce qu'on y cache la dope, et ses viols en série au fond des caves.

Certains matins, vraiment, on ne s'explique pas très bien que vous soyez si contents de vous. Quant à la haine que vous passez votre temps à dénoncer pieusement chez vos adversaires déconfits, vous de vous rendez même pas compte que c'est votre bouche, qu'elle tord.

Cela dit, si personne n'en veut plus personne n'en veut plus, de ce monde ancien où ce n'était pas une affaire de coup de tampon, d'être ceci ou cela. Je ne vais pas le porter sur mes épaules à moi tout seul. Je n'ai aucune intention de le promouvoir encore contre la volonté universelle. Vous réclamez plus de banlieue, elle descend, la voici. Pour ma part, heureux si l'existence et les pouvoirs en place me permettent de rester fidèle obscurément, dans les interstices, à contretemps, à titre tout à fait personnel il va sans dire, comme à un roi tombé qui n'aurait plus la moindre prétention politique, à un mode un peu moins administratif du sens, où se lirait encore le don des Morts, comme dit ma grande amie Danièle Sallenave, non sans la pompe qui convient. En faveur de ce mode et de ce monde enfuis je ne ferai nulle propagande, mais me contenterai d'essayer de vivre, pour ce qui me reste à vivre, dans les lieux de la terre -haute vallée suisse ou fond de loch en Ecosse, hameau des Marches ou du Jutland, Onze sites mineurs et Cent vues sur le mont Fuji- où flottent encore sous le ciel, entre les êtres et les choses, quelques lambeaux déchiquetés de leurs oriflammes.