Quelle sorte de Français sont-ils ?
par Dror Mishani and Aurelia Smotriez
« Quand un Arabe met le feu à une école, c’est
de la rébellion. Quand un Blanc le fait, c’est du fascisme.
Je suis 'daltonien' : le mal est le mal, quelle que soit sa couleur. Et
ce mal, pour le Juif que je suis, est absolument intolérable. »
(A. Finkielkraut)
Traduction française : Menahem Macina [*]
Paris – La première chose que nous a dite le philosophe
juif français Alain Finkielkraut, quand nous l’avons rencontré,
un soir, dans l’élégant café parisien, "Le
Rostand", dont la décoration intérieure consiste en
peintures de style oriental, et dont la terrasse donne sur le Jardin du
Luxembourg, fut : « J’ai entendu dire que même Haaretz
avait publié un article dans lequel il faisait preuve d’empathie
pour les émeutes ».
Cette remarque, proférée avec une certaine véhémence,
résume fort bien les sentiments de Finkielkraut – l’un
des philosophes les plus éminents de ces trente dernières
années, en France – depuis les violentes émeutes qui
ont éclaté, le 27 octobre, dans les banlieues défavorisées
des environs de Paris, et se sont étendues, avec une rapidité
étonnante, à d’autres banlieues similaires dans tout
le pays. Il a suivi les événements dans les médias,
passant en revue toutes les informations et tous les commentaires, stupéfait
devant les articles qui faisaient preuve de compréhension pour
les "rebelles", ou d’identification avec leur cause. Il
a beaucoup à dire, mais il s’avère que la France n’est
pas prête à les entendre – que sa France a déjà
capitulé face à un aveugle « discours mensonger »,
qui dissimule l’austère vérité de sa situation.
Il souligne à plusieurs reprises que les choses dont il nous fait
part au cours de notre entretien ne sont pas des choses qu’il peut
encore dire en France. Il est impossible et peut-être même
dangereux de dire ces chose-là, en France, aujourd’hui.
Effectivement, dans le débat intellectuel virulent qui a fait
rage dans les journaux depuis le tout début des émeutes
– débat auquel prennent part la plupart des grands esprits
-, l’opinion exprimée par Finkielkraut est déviante,
voire très déviante. D’abord, parce qu’elle
n’émane pas d’un membre du Front National de Jean-Marie
Le Pen, mais d’un philosophe, jadis considéré comme
l’un des plus éminents porte-parole de la gauche française
– de la génération des philosophes issus de l’époque
de la révolte de mai 1968.
Question : Dans la presse française, les émeutes
dans les banlieues sont surtout perçues comme un problème
économique, une réaction violente à de dures difficultés
économiques et à la discrimination. En Israël, par
contre, on a parfois tendance à les considérer comme une
violence dont les origines sont religieuses, ou du moins raciales - c’est-à-dire
à les considérer comme faisant partie d’un combat
islamique. Comment vous situez-vous par rapport à ces différentes
positions ?
Alain Finkielkraut : En France, on voudrait bien réduire
ces émeutes à leur dimension sociale, les considérer
comme une révolte de jeunes des banlieues contre leur situation,
la discrimination dont ils sont l’objet, le chômage. Le problème
est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou Arabes et ont une identité
musulmane. Vous savez, il y a aussi, en France, d’autres immigrants
en situation difficile - Chinois, Vietnamiens, Portugais -, et ils ne
participent pas aux émeutes. Il est donc clair qu’il s’agit
d’une révolte à caractère ethnico-religieux.
Q : Quelle est donc son origine ? Est-ce la réponse des Arabes
et des noirs au racisme dont ils sont victimes ?
AF : Je ne le pense pas, parce que cette violence a eu des antécédents
très troublants, que l’on ne peut réduire à
une simple réaction au racisme français. Prenons, par exemple,
les événements qui se sont produits lors du match de football
France-Algérie, il y a quelques années. Le match a eu lieu
à Paris, au Stade de France. On dit que l’équipe de
France est adorée par tous parce qu’elle est "black-blanc-beur"
["noir-blanc-Arabe" – référence aux couleurs
du drapeau tricolore et symbole du multiculturalisme de la société
française - Dror Mishani]. En réalité, aujourd’hui,
elle est black-black-black, ce qui fait ricaner toute l’Europe.
Si vous faites ce genre de remarque en France, on vous met en prison,
mais il est tout de même intéressant de noter que l’équipe
de France de football est composée presque uniquement de joueurs
noirs. En tout cas, cette équipe est perçue comme le symbole
d’une société multiethnique, ouverte, etc. La foule,
dans le stade - des jeunes d’origine algérienne - a hué
cette équipe pendant tout le match. Ils ont même hué
la Marseillaise, et le match a du être interrompu quand les jeunes
ont envahi le terrain en brandissant des drapeaux algériens.
Et puis, il y a aussi les paroles des chansons de rap. Des paroles très
préoccupantes. Un véritable appel à la révolte.
Il y en a une, intitulée Docteur R., je crois, qui chante : "Je
pisse sur la France je pisse sur de Gaulle", etc. Ce sont des déclarations
très violentes de haine envers la France. Toute cette haine et
cette violence s’expriment maintenant dans les émeutes. Les
considérer comme une réponse au racisme français,
c’est être aveugle à une haine plus vaste : la haine
de l’Occident, considéré comme responsable de tous
les crimes. C’est à cela que la France est confrontée
aujourd’hui.
Q : En d’autres termes, selon vous, les émeutes ne sont
pas dirigées contre la France mais contre l’Occident tout
entier ?
AF : Non, elles sont dirigées contre la France, en tant qu’ancienne
puissance coloniale, contre la France, en tant que pays européen.
Contre une France à la tradition chrétienne, ou judéo-chrétienne.
Pogrome antirépublicain
Alain Finkielkraut, 56 ans, a fait beaucoup de chemin depuis les événements
de mai 1968 et jusqu’aux émeutes d’octobre 2005. Diplômé
de l’une des principales institutions d’enseignement des intellectuels
français, l’Ecole Normale Supérieure, au début
des années 1970, Finkielkraut est une figure marquante d’un
groupe appelé "les nouveaux philosophes" (Bernard Henri-Levy,
Andre Glucksman, Pascal Bruckner et d’autres), de jeunes philosophes,
dont beaucoup sont Juifs, qui rompirent de manière décisive
avec l’idéologie marxiste de mai 1968 et avec le Parti communiste
français, et dénoncèrent son impact sur la culture
et la société françaises.
En 1987, il publia son livre, La défaite de la pensée, dans
lequel il définissait les grandes lignes de son opposition à
la philosophie post-moderne, qui effaçait les frontières
entre haute et moyenne culture, et professait un relativisme culturel.
C’est ainsi qu’il commença à se tailler une
réputation de philosophe "conservateur" et de critique
acerbe des courants intellectuels multiculturels et néocolonialistes,
et devint le chantre d’un retour aux valeurs républicaines
de la France. Finkielkraut fut l’un des plus fidèles défenseurs
de la loi contestée interdisant le port du couvre-chef dans les
écoles, qui a agité la France, ces dernières années.
Au fil du temps, il est aussi devenu un symbole de l’"intellectuel
impliqué", illustré par le Jean-Paul Sartre d’après-guerre
– un philosophe qui, loin de se tenir à l’écart
de la vie politique, écrit, au contraire, dans les journaux, donne
des interviews, se consacre à des causes humanitaires, telles que
celle de la cessation du nettoyage ethnique en Bosnie, ou celle des massacres
au Rwanda. Le danger contre lequel Finkielkraut veut se dresser aujourd’hui,
à la lumière des émeutes, est la haine croissante
envers l’Occident et sa pénétration dans le système
français d’éducation.
Q : Pensez-vous que la source de la haine envers l’Occident, chez
les Français qui participent à ces émeutes est dans
la religion, dans l’islam ?
AF : Il faut être clair à ce propos. C’est une question
très difficile et nous devons nous efforcer de conserver un langage
de vérité. On a tendance à avoir peur du langage
de vérité, pour de 'nobles' motifs. On préfère
dire "jeunes", plutôt que "noirs", ou "Arabes".
Mais on ne peut sacrifier la vérité, si nobles que soient
les motifs. Nous devons également éviter les généralisations
: il ne s’agit pas des noirs ni des Arabes dans leur ensemble, mais
d’une partie des noirs et des Arabes. Et, bien sûr, la religion
- non pas en tant que religion, mais en tant qu’ancrage de l’identité,
si vous voulez - joue un rôle. La religion, telle qu’elle
apparaît sur Internet et sur les chaînes de télévision
arabes, sert d’ancrage à l’identité de certains
de ces jeunes.
Contrairement à d’autres, je n’ai pas parlé
d’Intifada des banlieues, et je ne pense pas qu’il faille
utiliser ce vocabulaire. J’ai pourtant découvert qu’eux
aussi envoyaient les plus jeunes aux premières lignes de la confrontation.
Vous, en Israël, vous connaissez cela. On envoie les plus jeunes
en première ligne, parce qu’il est impossible de les mettre
en prison lorsqu’ils sont arrêtés. Toutefois, ici,
il n’y a pas de bombes et l’on est dans une situation différente
: je pense qu’il s’agit d’une situation de pogrom antirépublicain.
Il y a des gens, en France, qui haïssent la France en tant que république.
Q : Mais pourquoi ? Pour quelle raison ?
AF : Pourquoi certaines parties du monde arabo-musulman ont-elles déclaré
la guerre à l’Occident ? La république est la version
française de l’Europe. Eux et ceux qui les justifient disent
que cela provient de la fracture coloniale. D’accord, mais il ne
faut pas oublier que l’intégration des travailleurs arabes
en France, à l’époque du pouvoir colonial, était
beaucoup plus simple. En d’autres termes, c’est une haine
à retardement, une haine rétrospective.
Nous sommes témoins d’une radicalisation islamique - dont
il faut rendre compte dans sa totalité avant de s’en prendre
au cas français -, d’une culture qui, au lieu de traiter
ses problèmes, cherche un coupable extérieur. Il est plus
facile de trouver un coupable extérieur. Il est tentant de se dire
que la France vous néglige et de dire "donne-moi ! donne-moi
!" Cela n’a jamais marché comme cela pour personne.
Cela ne peut pas marcher.
Tendance post-colonialiste
Mais ce qui semble perturber Finkielkraut plus encore que cette «
haine envers l’Occident », c’est qu’à son
avis, le système français d’éducation l’a
faite sienne et que les intellectuels français s’y reconnaissent.
De son point de vue, cette assimilation et cette identification –
qui s’expriment par des manifestations de compréhension des
sources de la violence et dans la tendance post-colonialiste qui s’insinue
dans le système d’éducation – ne menacent pas
seulement la France dans sa globalité, mais également les
Juifs du pays, parce qu’ils créent un terreau pour le nouvel
antisémitisme.
AF : Aux Etats unis aussi, nous sommes témoins de l’islamisation
des noirs. C’est Lewis Farrakhan, en Amérique, qui a affirmé
pour la première fois que les Juifs avaient joué un rôle
central dans la genèse de l’esclavagisme. Et le principal
porte-parole de cette théologie, en France, aujourd’hui,
c’est Dieudonné [un célèbre artiste noir, qui
a fait scandale par ses déclarations antisémites - Dror
Mishani]. Aujourd’hui, c’est lui le véritable leader
de l’antisémitisme en France, et non le Front National de
Le Pen.
Mais, en France, au lieu de combattre ce genre de propos, on fait exactement
ce qu’il demande : changer l’enseignement de l’histoire
coloniale et de l’histoire de l’esclavage dans les écoles.
Actuellement, on enseigne l’histoire coloniale comme une histoire
uniquement négative. On n’enseigne plus que l’entreprise
coloniale avait aussi pour but d’éduquer, d’apporter
la civilisation aux sauvages. On n’en parle que comme d’une
tentative d’exploitation, de domination, et de pillage.
Mais que veut, en fait, Dieudonné ? Il veut un 'Holocauste' pour
les Arabes et pour les noirs aussi. Mais si vous voulez mettre l’Holocauste
et l’esclavage sur le même plan, vous devez mentir. Parce
que [l’esclavage] n’était pas un Holocauste. Et [l’Holocauste]
n’était pas un crime contre l’humanité parce
que ce n’était pas seulement un crime. C’était
quelque chose d’ambivalent. C’est également vrai pour
l’esclavage. Il a commencé bien avant l’Occident. En
fait, ce qui met l’Occident à part, s’agissant d’esclavage,
c’est qu’il en a été l’abolisseur. L’abolition
de l’esclavage est un acte européen et américain.
Cette vérité concernant l’esclavage ne peut être
enseignée dans les écoles.
C’est pour cela que ces événements m’attristent
tellement, et pas seulement parce qu’ils se sont produits (après
tout, il fallait être sourd et aveugle pour ne pas voir qu’ils
auraient lieu), mais à cause des explications qui les ont accompagnés.
Elles ont porté un coup fatal à la France que j’ai
aimée. J’ai toujours dit que la vie deviendrait impossible
pour les Juifs de France si la francophobie triomphe. Et c’est ce
qui va se passer. Les Juifs comprennent ce que je viens de dire. Soudain,
ils regardent autour d’eux et voient tous les "bobos"
[expression argotique pour bourgeois-bohème] qui chantent des hymnes
de louange aux nouveaux "damnés de la terre" [allusion
au livre du philosophe anticolonialiste, d’origine martiniquaise,
Franz Fanon - Dror Mishani] et se demandent : "Qu’est ce que
c’est que ce pays ? Que lui est il arrivé ?"
Q : Puisque vous voyez cela comme une offensive islamique, comment expliquez-vous
le fait que des Juifs n’ont pas été attaqués
lors des derniers événements ?
AF : Tout d’abord, on dit qu’une synagogue a été
attaquée. Mais je pense que ce dont nous avons fait l’expérience,
c’est un pogrom antirépublicain. On nous dit que ces quartiers
sont délaissés et que les gens sont en détresse.
Quel lien y a-t-il entre la misère et le désespoir et le
fait de détruire et de brûler des écoles ? Je pense
qu’aucun juif ne ferait une telle chose.
Des actes horrifiants
Finkielkraut poursuit.
AF : Ce qui unit les Juifs – les laïques, les religieux, les
gens du mouvement "La Paix Maintenant", les partisans du Grand
Israël – tient en un mot, schlule (synagogue, utilisé
ici au sens de lieu d’étude). C’est cela qui nous tient
tous ensemble comme Juifs. Et j’ai été tout bonnement
horrifié par ces actes, qui se sont répétés,
et encore plus horrifié par la compréhension qu’ils
ont rencontrée en France. Ces gens ont été traités
comme des révoltés, comme des révolutionnaires. C’est
la pire des choses qui pouvait arriver à mon pays et je suis très
malheureux. Pourquoi ? Parce que le seul moyen de triompher de cela, c’est
de faire en sorte qu’ils se sentent honteux. La honte, est le point
de départ de la morale. Mais au lieu de leur faire ressentir de
la honte, on leur a conféré une légitimité
: ils sont "intéressants", ils sont "les damnés
de la terre".
Imaginez un instant qu’ils soient blancs, comme à Rostock,
en Allemagne. On dirait immédiatement : "le fascisme ne passera
pas". Quand un Arabe incendie une école, c’est une révolte.
Quand c’est un blanc qui le fait, c’est du fascisme. Je suis
'daltonien' : le mal est le mal, quelle que soit sa couleur. Et ce mal-là,
pour le Juif que je suis, est totalement inacceptable.
Pire, il y a là une contradiction. Parce que si ces banlieues étaient
vraiment dans une situation d’abandon total, il n’y aurait
pas de salles de sport à incendier, il n’y aurait pas d’écoles,
ni d’autobus. S’il y a des gymnases des écoles et des
autobus, c’est parce que quelqu’un a fait un effort. Peut-être
insuffisant, mais un effort tout de même.
Q : Pourtant, le taux de chômage dans les banlieues est très
excessif, près de 40% des jeunes entre 15 et 25 ans n’ont
aucune chance de trouver un travail.
AF :Revenons un moment à la schule. Quand vos parents vous envoient
à l’école, est-ce pour trouver un travail ? Moi, on
m’a envoyé à l’école pour apprendre.
La culture et l’éducation ont une justification par elles-mêmes.
On va à l’école pour apprendre. Tel est le but de
l’école. Et ces gens qui détruisent des écoles,
que disent-ils, en fait ? Leur message n’est pas un appel à
l’aide, ou une exigence de plus d’écoles ou de meilleures
écoles. C’est la volonté de liquider les intermédiaires
entre eux et les objets de leurs désirs. Et quels sont les objets
de leurs désirs ? C’est simple : l’argent, les marques,
parfois les filles. Et c’est quelque chose dont notre société
est, sans conteste, responsable. Parce qu’ils veulent tout immédiatement,
et ce qu’ils veulent, n’est que l’idéal de la
société de consommation. C’est ce qu’ils voient
à la télévision.
Déclaration de guerre
Finkielkraut, comme son nom l’indique, est lui-même l’enfant
d’une famille d’immigrants. Ses parents sont venus en France,
de Pologne, leurs parents ont péri à Auschwitz. Ces dernières
années, son judaïsme est devenu un thème central dans
ses écrits, également, surtout depuis le début de
la seconde Intifada et la montée de l’antisémitisme
en France. Il est l’un des chefs de file de la lutte contre l’antisémitisme
en France, et aussi l’un des plus éminents défenseurs
d’Israël et de ses politiques, face aux nombreuses critiques
d’Israël en France.
Sa réputation de porte-parole-clé au sein de la communauté
juive de France a grandi, particulièrement depuis qu’il a
commencé à animer une émission de discussion sur
la radio juive RCJ, l’une des quatre stations radiophoniques juives
du pays. Dans ce programme, Finkelkraut passe en revue l’actualité.
Durant les deux dernières semaines, les émeutes dans les
banlieues ont évidemment constitué le principal sujet. Du
fait qu’il est réputé comme l’un des intellectuels
juifs les plus largement écoutés dans la communauté
juive de France, son point de vue sur les événements aura
certainement une influence sur la manière dont ils sont perçus
et compris dans la population juive de France – et peut-être
aussi sur l’avenir des relations entre les communautés juive
et musulmane. Mais ce philosophe juif et combattant pugnace de l’antisémitisme
utilise les derniers événements pour déclarer la
guerre à la "guerre contre le racisme".
AF : Je suis né à Paris, mais je suis fils d’immigrants
polonais. Mon père a été déporté de
France - ses parents ont été déportés et assassinés
à Auschwitz. Mon père est rentré d’Auschwitz
en France. Ce pays mérite notre haine : ce qu’il a fait à
mes parents était beaucoup plus brutal que ce qu’il a fait
aux Africains. Qu’a-t-il fait aux Africains ? Il n’a fait
que du bien. Mon père, il l’a mis en enfer pendant 5 ans.
Et pourtant, je n’ai jamais été éduqué
à haïr. Aujourd’hui, la haine des noirs est encore plus
forte que celle des Arabes.
Q : Mais vous qui combattez le racisme antijuif, soutenez-vous que la
discrimination et le racisme dont parlent ces jeunes n’existent
pas en réalité ?
AF : Bien sûr que la discrimination existe. Et il y a certainement
des Français racistes. Des Français qui n’aiment pas
les Arabes, ni les noirs. Et ils les aimeront encore moins quand ils sauront
à quel point ils sont haïs par eux. Aussi, cette discrimination
ne va-t-elle faire que s’amplifier, pour tout ce qui a trait au
logement et au travail.
Imaginez que vous dirigez un restaurant, que vous êtes antiraciste,
que vous pensez que tous les hommes sont égaux, et qu’en
plus, vous êtes Juif. En d’autres termes, parler d’inégalité
entre les races vous pose problème. Et imaginez qu’un jeune
homme des banlieues entre et vous demande de l’engager comme serveur.
Il parle comme on parle dans les banlieues. Vous ne lui donnerez pas l’emploi.
Vous ne l’engagerez pas, tout simplement parce que c’est impossible.
Il doit vous représenter, et cela exige de la discipline, de la
politesse et une certaine manière de parler. Et je peux vous dire
que des Français blancs qui imitent les codes de comportement des
banlieues - cela existe - se heurteront exactement au même problème.
La seule manière de combattre la discrimination est de revenir
aux conditions requises, à une éducation sérieuse.
C’est le seul moyen. Mais cela aussi, il vous est interdit de le
dire. Je ne le peux pas. C’est du bon sens, mais on préfère
mettre en avant le mythe du "racisme français". C’est
malhonnête.
Nous vivons aujourd’hui dans un environnement de "guerre permanente
contre le racisme", mais la nature de cet antiracisme doit faire
l’objet d’un discernement. Tout à l’heure, j’ai
entendu, à la radio, quelqu’un qui s’opposait à
la décision du ministre de l’Intérieur, [Nicolas]
Sarkozy, d’expulser quiconque n’a pas la citoyenneté
française et a été arrêté pour avoir
participé aux émeutes. Et qu’a dit [ce quelqu’un]
? Que c’était de l’"épuration ethnique".
Durant la guerre en Yougoslavie, j’ai combattu contre l’épuration
ethnique des musulmans en Bosnie. Aucune organisation musulmane française
ne s’est jointe à nous. Ils ne se sont remués que
pour soutenir les Palestiniens. Et maintenant, on parle d’épuration
ethnique ? Il n’y a pas eu un seul mort pendant ces émeutes,
en fait, si, il y en a eu deux, mais c’était un accident.
On ne les poursuivait pas, mais ils se sont enfuis et cachés dans
un transformateur électrique, malgré les panneaux d’avertissement,
qui étaient énormes.
Mais je pense que la noble idée de "la guerre contre le racisme"
se transforme graduellement en une idéologie hideusement mensongère.
Et cet antiracisme sera, pour le vingt-et-unième siècle,
ce qu’a été le communisme pour le vingtième.
Aujourd’hui, les Juifs sont attaqués au nom du discours antiraciste
: la barrière de séparation, "sionisme égale
racisme".
C’est la même chose en France. On doit se méfier de
l’idéologie antiraciste. Bien sûr, il y a un problème
de discrimination. Il y a un réflexe xénophobe, c’est
vrai, mais présenter ces événements comme une réaction
au racisme français est totalement faux. Totalement faux.
Q : Et que pensez-vous des mesures que le gouvernement français
a prises pour mettre fin à la violence - l’état d’urgence,
le couvre feu ?
AF : Mais c’est tellement normal ! Ce que nous avons vécu
est terrible. Il faut comprendre que ceux qui ont le moins de pouvoir
dans la société, ce sont les autorités, les gouvernants.
Oui, ils sont responsables du maintien de l’ordre. Et c’est
important, parce que, sans eux, une espèce d’autodéfense
se serait mise en place, et des gens auraient tiré. Alors, ils
maintiennent l’ordre, et le font avec une prudence extraordinaire.
Il faut les saluer.
En mai 68, il y avait un mouvement tout à fait innocent comparé
à celui dont nous sommes témoins aujourd’hui, et la
police a fait usage de la violence. Ici, on jette des cocktails Molotov
et on tire à balles réelles. Et il n’y a eu aucun
cas de violence policière. [Depuis cette interview plusieurs policiers
ont été arrêtés sur présomption d’utilisation
de la violence] Il n’y a aucun précédent à
ce qui se passe aujourd’hui. Comment imposer l’ordre ? Par
des méthodes dictées par le bon sens – que, soit dit
en passant, 73% des français soutiennent, d’après
un sondage du journal Le Parisien.
Mais, apparemment, il est trop tard pour leur faire éprouver de
la honte, parce que, à la télévision, à la
radio et dans les journaux, ou dans la plupart d’entre eux, on tend
aux émeutiers un miroir embellissant. Ce sont des gens "intéressants",
on entretient leur souffrance et on comprend leur désespoir. De
plus, il y a la grande perversion du spectacle. On brûle des voitures
pour qu’on puisse le voir à la télévision.
Cela leur permet de se sentir "importants", de penser qu’ils
vivent dans un quartier important. Cette course au spectacle devrait être
analysée. Elle engendre des effets totalement pervers. Et la perversion
du spectacle est accompagnée de commentaires tout à fait
pervers.
Des modèles qui ont échoué
Depuis le début des émeutes dans les banlieues, toute la
presse européenne a traité de la question du multiculturalisme,
de ses possibilités et de son coût. Finkielkraut a donné
son opinion sur cette question - qui habite également l’esprit
de beaucoup de ceux qui écrivent, en Israël –, il y
a de nombreuses années, quand il est venu à la rescousse
du modèle républicain et de son symbole, l’école
républicaine, contre les courants intellectuels qui cherchaient
à ouvrir la société française et son système
d’éducation à la variété culturelle
qu’apportaient avec eux les immigrants. Alors que beaucoup d’intellectuels
perçoivent les événements récents comme résultant
d’une ouverture insuffisante à "l’autre",
Finkielkraut les considère comme étant, en réalité,
une preuve que l’ouverture culturelle est vouée à
finir en désastre.
AF : On dit que le modèle républicain s’est effondré
dans ces émeutes. Mais le modèle multiculturel n’est
pas en meilleur état. Ni en Hollande, ni en Angleterre. A Bradford
et à Birmingham ont également eu lieu des émeutes
sur fond racial. Deuxièmement, l’école de la république,
symbole du modèle républicain, n’existe plus depuis
longtemps. Je connais l’école républicaine : j’y
ai étudié. C’était une institution avec des
exigences sévères, un lieu austère, assez déplaisant,
qui avait édifié des murs élevés pour se protéger
du bruit de l’extérieur. Trente années de réformes
stupides ont changé notre paysage. L’école de la république
a été remplacée par une "communauté éducative",
plutôt horizontale que verticale. Les programmes scolaires ont été
rendus plus faciles, le bruit de l’extérieur est entré,
la société est entrée dans l’école.
Le résultat est que ce que nous voyons aujourd’hui est, en
fait, l’échec du 'sympathique' modèle post-républicain.
Le problème, avec ce modèle, c’est qu’il se
nourrit de ses propres échecs : chaque fiasco est une raison pour
qu’il devienne encore plus extrême. L’école sera
encore plus 'sympathique'. Alors qu’en fait, étant donné
ce à quoi nous assistons, une plus grande rigueur et des normes
plus exigeantes sont le minimum de ce que nous devons demander. Sinon,
nous ne tarderons pas à avoir des 'cours de délinquance'.
C’est une évolution caractéristique de la démocratie.
La démocratie, en tant que processus, ainsi que l’a montré
Tocqueville, ne tolère pas l’horizontalité. En démocratie,
il est difficile de supporter des espaces non démocratiques. Tout
doit être fait de manière démocratique dans une démocratie,
mais l’école ne peut pas fonctionner de cette manière.
Elle ne le peut tout simplement pas. L’asymétrie saute aux
yeux : entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui
apporte avec lui un monde, et celui qui est nouveau dans ce monde.
Le processus démocratique rend illégitime cette asymétrie.
C’est un phénomène général dans le monde
occidental, mais en France il affecte une forme plus pathétique,
parce que l’une des caractéristiques de la France est son
éducation stricte. La France a été construite autour
de son école.
Q : Beaucoup de jeunes disent que le problème est qu’ils
ne se sentent pas Français, que la France ne les considère
pas comme des Français.
AF : Le problème est qu’il faut qu’ils se considèrent
eux-mêmes comme des Français. Si les immigrants disent "les
Français", quand ils partent des blancs, alors, nous sommes
perdus. Si leur identité se trouve quelque part ailleurs et qu’ils
ne sont en France que par intérêt, alors nous sommes perdus.
Je dois reconnaître que les Juifs aussi commencent à utiliser
cette expression. Je les entends dire "les Français",
et je ne peux pas le supporter. Je leur dis : "Si, pour vous, la
France est affaire d’utilité et que votre identité
est le judaïsme, alors soyez honnêtes avec vous-mêmes,
vous avez Israël". C’est effectivement un très
grand problème : nous vivons dans une société post-nationale,
dans laquelle, pour tout le monde, l’Etat est seulement affaire
d’utilité, une grande compagnie d’assurance. Il s’agit
là d’une évolution très grave.
Mais, s’ils ont une carte d’identité française,
ils sont Français et s’ils n’en ont pas, ils ont le
droit de s’en aller. Ils disent : "Je ne suis pas Français,
je vis en France et, de plus, je suis dans une situation économique
difficile". Personne ne les retient de force ici. Et c’est
précisément là que commence le mensonge. Parce que,
s’ils étaient victimes de l’exclusion et de la pauvreté,
ils iraient ailleurs. Mais ils savent très bien que, partout ailleurs,
et en particulier dans les pays d’où ils sont venus, leur
situation serait encore pire, en matière de droits et d’opportunités.
Q : Mais le problème, aujourd’hui, est l’intégration
dans la société française de jeunes hommes et femmes
de la troisième génération. Il ne s’agit pas
d’une vague de nouveaux immigrants. Ils sont nés en France
et ils n’ont nulle part où aller.
AF : Ce sentiment qu’ils ne sont pas Français, ce n’est
pas l’école qui le leur inculque. En France, comme vous le
savez peut-être, même les enfants qui sont dans le pays de
manière illégale sont quand même inscrits à
l’école. C’est là quelque chose de surprenant,
quelque chose de paradoxal : l’école pourrait appeler la
police, puisque l’enfant se trouve en France illégalement.
Pourtant, cette situation illégale n’est pas prise en considération
par l’école. Il y a donc des écoles et des ordinateurs
partout aussi. Mais ensuite, vient le moment où il faut faire un
effort. Et ceux qui fomentent les émeutes ne sont pas prêts
à faire cet effort. Jamais.
Prenez, par exemple, le langage. Vous dites qu’ils sont de troisième
génération. Alors pourquoi parlent-ils le français
de cette manière. C’est un français massacré
- l’accent, les mots, la syntaxe. Est-ce la faute de l’école
? La faute des enseignants ?
Q : Puisque, apparemment, les Arabes et les noirs n’ont pas l’intention
de quitter la France, comment suggérez-vous de régler le
problème ?
AF. Ce problème est celui de tous les pays européens. En
Hollande, ils ont été confrontés à ce problème
depuis l’assassinat de Théo Van Gogh. La question n’est
pas quel est le meilleur modèle d’intégration, mais
simplement quelle sorte d’intégration peut être réalisée
pour des gens qui vous haïssent.
Q : Et que va-t-il se passer en France ?
AF : Je ne sais pas. Je me désespère. A cause des émeutes
et à cause de leur accompagnement médiatique. Les émeutes
vont décliner, mais qu’est ce que cela signifie ? Il n’y
aura pas de retour au calme. Ce sera un retour à la violence ordinaire.
Bon, ils vont arrêter parce qu’il y a maintenant un couvre-feu,
parce que les étrangers ont peur, et que les dealers veulent que
l’ordre habituel soit restauré [pour reprendre leur commerce].
Mais leur violence antirépublicaine leur vaudra appui et encouragement
sous la forme d’un discours répugnant d’autocritique
sur leur esclavage et sur la colonisation. Voilà. Ce ne sera pas
un retour au calme mais à la violence de routine.
Q : Alors votre conception du monde n’a aucune chance ?
AF : Non. J’ai perdu. Pour tout ce qui a trait au combat concernant
l’école, j’ai perdu. C’est intéressant,
parce que, quand je parle comme je parle maintenant, beaucoup de gens
sont d’accord avec moi. Oui, beaucoup. Mais il y a quelque chose,
en France, une espèce de déni qui provient des "bobos",
des sociologues et des assistants sociaux, et qui est cause de ce que
personne n’ose rien dire d’autre. Ce combat est perdu. Je
suis resté en arrière.
Dror Mishani et Aurélia Smotriez
© Haaretz
Note du traducteur
* Une traduction française, donnée pour avoir été
réalisée sur un original l'hébreu (en fait, elle
coïncide parfaitement avec le texte anglais mis en ligne par l'édition
électronique du journal israélien Haaretz), circule sur
plusieurs blogues et sites, sous le titre, quelque peu provocateur, de
"Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans". Son principal
inconvénient est d'avoir omis de traduire les "commentaires"
des deux journalistes israéliens, et de comporter des ajouts qui
ne figurent pas dans la version anglaise précitée. En fait
les "commentaires", loin d'être oiseux ou de refléter
l'opinion des intervieweurs comme semble l'insinuer l'auteur de la traduction
française - que je n'ai pas suivie -, sont au contraire, pour l'essentiel,
des rétrospectives de la vie, de la pensée, de l'oeuvre
et des engagements philosophiques et éthiques d'A. Finkielkraut,
outre qu'ils résument parfois des propos qui ne figurent pas tels
quels dans l'interview. Soucieux de rester fidèle à ce qui,
à ce stade, est, pour moi, le seul texte qui fait foi, et faute
d'avoir pu consulter l'original hébreu, j'ai cru bon non seulement
de traduire, à l'intention de nos internautes, non seulement les
passages manquants, mais également le texte intégral de
l'interview, sur la base de la version anglaise publiée par Haaretz.