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Détruisons la langue française

par Christophe Bataille

 

C'est une évidence : il faut détruire la langue française. La briser. La tordre comme une fiche d'eau et de sang. Nettoyer l'orthographe, la grammaire. Vider les temps et les structures. Oublier l'éternelle leçon faite aux écoliers. Ouvrir grand aux autres langues.

Pour commencer, je hais le vieux discours du "grand français d'autrefois", bardé de majuscules, indépassable, toujours trahi par les temps modernes.

C'est la rengaine des morts-vivants. Ah, le beau français classique ! Les alexandrins ! Les décasyllabes ! Merci Boileau et Corneille... Cette époque de grâce, de soleil... Et d'ordre, bien sûr. On savait écrire, alors ! Et on croyait aux mots ! Sur ce canevas funèbre, de charmantes Pénélope tissent une littérature qui plaît aux ministères, aux académies, aux rombières. Mais qui ne voit que ces phrases sont déjà mortes à peine écrites ? Se faire le perroquet de l'ancien temps, inquiet de tout, tricotant de petits livres pour l'hiver... est-ce vraiment le destin de la littérature ? Est-ce ainsi qu'on donne vie ?

Car cette langue "grand siècle", cette langue lumineuse, apollinienne, si juste, si proche de nos pensées, cette écriture qui court de Boileau à Morand, de Corneille à Drieu ­ tiens donc... -, et par là même jusqu'à Aragon manière "monde réel", est bien morte et pourrissante. Quand elle réapparaît, c'est par une étrange ruse de la raison, une réaction, je ne vois pas d'autre mot. Les grognards de la langue font de la noirceur de Versailles une vasque fantasmée : l'écrivain épuisé y trouverait la clarté. Un soleil d'écriture classique, revigorant -pour tout dire, propre. Or cette langue théorique baigne dans le vrai Versailles où se mêlent les poisons et le sperme.

Apollinaire songe à ce paradoxe, sans doute, en ouvrant Zone sur A la fin tu es las du monde ancien et en l'achevant par... Soleil cou coupé.

Il faut décapiter l'hydre des Louis, ce français toujours renaissant qui, essoufflé dans son jabot de soie, note au jour dernier sur son calepin : "Aujourd'hui ? rien."

Pour autant, écrire à la suite de ceux qui ont bouleversé les formes n'est pas chose facile. Qu'écrire après Finnegans Wake ? Cette angoisse postmoderne, la crainte d'écrire le déjà-dit, le déjà-rêvé, c'est d'abord la peur de penser ce qu'on ne sait pas encore. Nul ne connaît la forme du nouveau Sanctuaire, pas même son auteur.

Mais sans aucun doute le jeune Gide, le jeune Proust, le jeune Apollinaire, sans parler des dadas, ou de Faulkner ivre devant sa vieille machine, savaient travailler après Racine, Dostoïevski, Zola : était-ce moins angoissant ?

La liberté d'écrire impose la reprise de l'ancien monde ­ Picasso détricotant à l'infini les Ménines de Vélasquez. Cette liberté impose ensuite de briser l'héritage, de tuer en soi le livre des "âmes mortes".

Aujourd'hui, c'est la passion des icônes qui me frappe : Rimbaud, Joyce, Kafka, Céline sont cités jusqu'à la nausée, par pur goût de la liquidation. Car nous vivons cet étrange paradoxe : les anciens brandissent Flaubert comme l'ultime conservateur de la langue; et les faux modernes se branlent sur un Flaubert de révolution formelle. C'est aux tuniques partagées qu'on décèle les hivers...

Or la pornographie de la littérature française d'aujourd'hui, ce n'est pas le sexe. Ni son usage, ses détournements, sa répétition, comme le crient les anciens. La pornographie, c'est la platitude de l'écriture.

La pornographie, c'est la langue des sourds, pourtant si fiers de leurs gueuloirs. Pauvre Flaubert, cité mais trahi, Flaubert humilié, lessivé...

Je ne vois qu'un chemin : citons moins et lisons davantage... Oublions la paralysie face à la langue, écrivons dans le délit, avec le désir affiché de briser la grammaire, de balayer l'orthographe, d'utiliser tout Babel, les langues étrangères, la musique, le cinéma, les images subliminales, bref, avec le désir de chercher la pure émotion, hors des formes, hors du temps.

Loin de moi l'idée du revival (horreur ! un mot anglais, sans italique, sans guillemets). Et loin de moi l'idée de simplifier la langue, au motif que la société spectaculaire triompherait, et son cortège de laideurs...

Car je n'ai qu'un credo, orgueilleux, implacable : malheureusement, il faut croire à la littérature.

Christophe Bataille
Christophe Bataille est écrivain.
 

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