De passage sur le forum de l'In-nocence, un visiteur nous parle très
aimablement de notre site en général, mais déplore
que tienne insuffisamment de place, dans notre programme et nos débats,
ce qu'il appelle "la question sociale".
Je ne suis pas loin de lui donner raison - au moins en partie.
Mais d'abord il faudrait s'entendre, me semble-t-il, sur le sens qu'il
convient de donner à cette expression un peu désuète,
mais pas nécessairement périmée pour autant, la
"question sociale".
D'après les quelques exemple qu'avance notre correspondant lorsqu'il
précise la nature de ses propres préoccupations, et les
excès de discrétion qu'il nous prête, je crois comprendre
qu'il pense surtout à la pauvreté, à la misère,
à la crise du logement dans son aspect le plus aigu, aux "sans
abri", aux "sans domicile fixe", à tout ce et
tous ceux qu'il est convenu depuis quelques années d'évoquer
par les termes d'"exclusion" et de "précarité".
Il évoque même en passant l'abbé Pierre - ce qui
m'encourage à juger que c'est bien de ce côté-là
qu'il faut s'attacher à comprendre ce qu'il nous dit, et ce qu'il
nous reproche très courtoisement.
Bien entendu je ne crois pas que la "question sociale" se
réduise à celle de la misère, de l'exclusion et
de la précarité ; et d'ailleurs je ne pense pas que notre
interpelleur lui-même entende l'expression de façon aussi
étroitement circonscrite, même s'il est évident,
à le lire, que ses inquiétudes les plus pressantes le
portent bien, ainsi qu'il est normal, de ce côté-là.
La "question sociale", historiquement, il faut bien admettre
que ce fut pour l'essentiel la menace que faisait peser sur l'ordre
bourgeois l'ensemble des classes laborieuses et nécessiteuses,
dont il n'était pas rare, d'ailleurs, qu'elles n'en fissent qu'une.
Nous dirons de façon plus objective et plus sereine, mais peut-être
moins exacte, que se trouve désigné par là l'ensemble
des domaines de la réflexion et de la pratique politiques où
il est débattu de la répartition des richesses, du travail,
du pouvoir, du prestige, des avantages de toute sorte et des sujétions
diverses entre les individus, les classes, les groupes d'une espèce
ou d'une autre au sein d'une société donnée. De
ces domaines relèvent en tout ou partie le système constitutionnel,
le système électoral, les règles de la citoyenneté,
le régime de la propriété, le système juridique,
le système économique, le système fiscal presque
par excellence mais aussi le système éducatif, le système
culturel, le système de santé et de nombreux autres. Dans
la mesure où le parti de l'In-nocence a des vues assez arrêtées
sur les façons les plus opportunes d'aménager ces différents
champs de la politique au sens large, on ne saurait dire sans quelque
injustice qu'il se désintéresse de la "question sociale".
Tout au contraire, il la met partout.
Son idéal et son objectif, on l'a dit et répété,
sont d'offrir à tous les citoyens quels que soient leur âge,
leur condition sociale ou leur origine (et très contrairement
à ce qui est le cas aujourd'hui), la possibilité d'être
tout ce qu'ils peuvent être, socialement, économiquement,
intellectuellement, culturellement, ontologiquement et même spirituellement
- cela aussi longtemps bien sûr que ce qu'ils peuvent être
n'en vient pas à constituer, pour les autres, une nocence illégitime.
Un tel idéal et un tel objectif impliquent au premier chef un
système éducatif qui éduque vraiment,
et qui mène aussi loin qu'ils le peuvent et qu'ils le veulent,
dans la connaissance et dans la formation de soi-même, les enfants,
les adolescents et même les adultes qui y sont engagés.
Un système éducatif enrayé est sans doute le pire
empêchement qui soit à toute évolution satisfaisante
de la "question sociale".
Le même idéal et le même objectif impliquent la
garantie pour chacun d'un environnement sain, sûr, propre, spacieux,
et qui fasse une large place à la beauté. Dans ce domaine-là
comme en le précédent il ne s'agit plus de conserver,
hélas, puisque pareil état des lieux a d'ores et déjà
été détruit, mais bel et bien de rétablir,
dans la mesure du possible. Un territoire délabré, un
air pollué, un paysage souillé, une croissance démographique
ininterrompue entraînant la promiscuité et aliénant
de ce fait la liberté autant que la dignité, compromettent
toute réponse favorable à la "question sociale".
Le même idéal et le même objectif originels impliquent
une réflexion collective sur la nocence de tous contre chacun
et sur les moyens de la combattre, qu'il s'agisse de simple incivilité
ou de violence physique, que cette nocence porte directement sur les
personnes ou qu'elle s'attaque à leur cadre de vie, à
leur lieu de résidence, à leurs possessions privées
ou au patrimoine commun, naturel, immobilier ou mobilier, matériel,
culturel ou spirituel. Une existence constamment exposée à
l'agression petite ou grande, ou bien soumise jour après jour
à la simple indifférence des autres quant à la
nocence qu'ils exercent - qu'il s'agisse des voisins, des co-usagers
des moyens de transports ou des services publics en général,
des co-ayants droit de l'espace collectif, de tous ceux qui partagent
avec nous la rue, l'escalier de notre immeuble, les berges, les plages
ou les forêts-, une telle existence non seulement rend vaine toute
solution prétendue à la "question sociale",
mais elle constitue, en soi, l'un des aspects les plus ardus du problème
qu'il s'agit de résoudre.
Le même idéal et le même objectif d'accomplissement
le plus complet possible de soi-même, pour chacun d'entre nous,
impliquent le maintien ou plutôt le rétablissement d'un
milieu culturel et d'un état de civilisation où l'essor
individuel de l'intelligence, le développement des aptitudes,
l'exercice spirituel et moral, la création intellectuelle, scientifique,
artistique, la vie elle-même et jusqu'au temps, aux heures du
jour, conservent ou acquièrent un sens, une dignité, une
valeur en acte et pas seulement en paroles. Il ne sert à rien
de prétendre traiter la "question sociale" en s'efforçant
d'assurer à tous un accès égal à un monde
et à une société dont la signification s'est retirée,
où le temps n'est rien d'autre que la durée, où
le geste n'a pas plus de portée que la parole n'a de prix, où
vivre, parler, promettre, nuire ou tuer ne veulent rien dire.
Le même idéal et le même objectif exigent aussi
qu'à nul il ne soit apporté d'empêchement à
ce qu'il s'assure, dans l'in-nocence, les moyens matériels d'un
accomplissement conforme à ses talents et à ses vœux.
Il va sans dire que doivent être distingués ici - bien
qu'il existe une large zone intermédiaire - ceux qui sont capables
de s'assurer par eux-mêmes ces moyens-là, et ceux qui ne
le sont pas. Ceux qui ne le sont pas , du fait de l'âge ou de
l'état de santé, relèvent de la solidarité
nationale, qui ne sera jamais trop généreuse, sauf quand
un excès de générosité menacera de l'éteindre.
Aux autres il importe de garantir, bien plus que des droits et encore
des droits, qui seraient autant de charges pour la Nation (c'est-à-dire
pour leurs concitoyens), des libertés, toutes les libertés
compatibles avec l'in-nocence.
Cela posé il apparaît bien que l'In-nocence est nettement
plus sensible à la "question sociale" que notre correspondant
ne paraît se l'imaginer. Il se pourrait même que nous soyons
seuls, cette question, à la poser en termes conséquents.
Mais je ne perds pas de vue qu'en faisant référence à
la "question sociale" celui qui s'adresse à nous songe
surtout, ou d'abord, à la misère, à la précarité,
à l'exclusion, à ces hommes et ces femmes qu'on voit se
presser toujours plus nombreux aux distributions gratuites de repas,
ou bien à tous ceux pour lesquels l'abbé Pierre, puisque
c'est à lui qu'il a été fait expressément
allusion, se bat afin qu'ils puissent avoir un logement convenable.
J'écris avoir un logement plutôt qu'obtenir,
car il me paraît que la dignité de l'homme commande que
l'on sorte, hors les cas d'invalidité manifeste que j'envisageais
à l'instant, et qui déjà ne sont que trop nombreux,
d'une configuration d'assistanat perpétuel, où la constante
revendication de droits, paradoxalement, ne fait que souligner
un statut d'infériorité et donc d'inégalité,
puisque ces droits ce sont les concitoyens - en théorie
des égaux en droit, justement - qui sont sommés d'en assurer
à leurs frais la coûteuse garantie.
Or ce problème du logement, justement, qui est l'un des plus
pressants au sein de la "question sociale" dès lors
qu'elle est considérée au premier chef comme question
de la misère, ou de la menace de la misère :
que nous dit tous les jours l'image, de ce que les discours
veulent nous taire ? Elle nous dit que ce problème n'est en aucune
façon dissociable de celui de l'immigration ; que ce sont essentiellement
des immigrés, ou des enfants d'immigrés, ou des parents
d'immigrés, qu'il s'agit de loger ; et que peut-être, s'il
y a aussi quelques non-immigrés parmi les personnes en quête
désespérée d'un logement (je ne fais pas allusion
ici aux simples encombrements immobiliers, à la monté
des prix, et à l'insuffisance de l'offre par rapport à
la demande), c'est en grande partie parce qu'à d'innombrables
immigrés il a été possible, quoiqu'on en dise,
d'en assurer un - toutes nos banlieues en attestent.
Je suis obligé de renvoyer ici à mon précédent
"éditorial" : "Racisme, antiracisme, offuscation".
Je suis même obligé de me répéter.
L'antiracisme a raison, il doit être soutenu par tous les moyens,
il doit surtout être pratiqué à tous les instants
aussi longtemps qu'il est une morale, un répertoire des préceptes
de l'in-nocence, une éthique du respect et de l'amour de l'autre
en tant qu'il est autre, de l'étranger en tant qu'il est étranger,
de l'aliénité en soi, de l'étrangèreté
dans le monde.
En revanche l'antiracisme a tort, et même il devient une calamité
éthique et intellectuelle, économique et sociale, sitôt
qu'il cesse d'être une morale pour se pétrifier en dogme,
sitôt qu'il veut nous persuader de contre-évidences aussi
manifestes comme telles que le mystère de la Sainte-Trinité,
et sitôt qu'il jette sur le monde, afin d'empêcher que demeure
visible et dicible la masse énorme de tout ce qui contredit à
ses articles de catéchisme, un immense voile d'obscurité,
voire un couvercle obscurantiste.
L'antiracisme ressemble - mais c'est autrement grave - à ces
grammairiens et puristes qui, désespérant de faire comprendre
aux masses quand il est loisible et quand il ne l'est pas d'employer
l'expression de suite, s'exaspèrent, et préfèrent
poser une fois pour toutes, contre toutes leurs convictions informées
et pondérées, que de suite est à proscrire
dans tous les cas. Les antiracistes, eux, désespérant
d'établir l'amour, l'in-nocence et l'harmonie entre les races,
entre les peuples, entre les tenants des diverses religions, entre les
individus appartenant par l'origine à des groupes, à des
cultures, à des civilisations différentes et de toute
espèce, se sont exaspérés pareillement, par frustration
éthique, peut-être, ou bien par impuissance, et ils ont
posé une bonne fois, d'abord qu'il n'y avait pas de races, que
les races n'existaient pas, que ce mot-là n'avait pas
de sens, et ensuite que les individus étaient des individus et
rien d'autre, des citoyens du monde, des êtres humains, et qu'il
ne fallait surtout pas opérer entre eux de distinctions selon
qu'ils appartenaient par l'origine à tel ou tel groupe, à
tel ou tel peuple, à telle ou telle ethnie, religion ou civilisation
- d'ailleurs ils "n'appartenaient" pas.
C'était là, comme il arrive, se résigner, par
incapacité à agir sur les faits, à n'agir plus
que sur les mots. Sans doute espérait-on que les mots finiraient,
qu'ils soient imposés ou bannis au contraire, par avoir quelque
influence bienfaisante, eux, sur les choses, sur les êtres et
les faits. Mais c'était prêter bien des pouvoirs à
des vocables choisis mensongers ou spécieux, ou bien à
des termes proscrits, et dont on attendait tout de la proscription.
Ainsi rien n'était plus facile que de déclarer avec justesse
qu'il n'y avait pas de races. Il suffisait pour cela de prendre
ce très vieux mot, chargé qu'il était, comme tous
les vieux mots, de significations multiples, stratifiées et parfois
contradictoire, en un unique sens étroit, pseudo- scientifique,
et que ne lui avaient prêté que des savants fous ou criminels,
et ceux qui s'étaient servi de ces experts prétendus pour
leurs sinistres desseins - autant dire l'ennemi, bien sûr, cet
ennemi même qu'il s'agissait d'abattre, et qu'on prétendait
combattre, très paradoxalement, en ne retenant pour ses vocables,
fût-ce pour les interdire, que les acceptions décidées
par lui. Toujours le procédé magique, par exaspération
ou par peur : le mot race a commis des ravages atroces, donc
on bannit le mot race, et l'on pose que n'existe pas, que n'a
jamais existé, tout ce qu'il a pu désigner dans le passé,
dans la langue courante aussi bien que dans la littérature, dans
le vocabulaire des poètes comme en celui des assassins.
Meno male - mais c'était loin d'être assez.
Par des procédés de cette sorte, ce sont des pans immenses
de l'expérience et du monde qui, de proche en proche ont été
gommés, effacés, sommés de disparaître, interdits
de mention - et cela toujours avec les meilleurs intentions concevables
: c'est par amour de l'humanité, une fois de plus, et pour son
seul bonheur, qu'on égorgeait la vérité dans des
caves, en étouffant ses gémissements, à la surface,
sous des flots de discours convenus, inaugurés chaque par les
rituels c'est vrai que… du mensonge.
Ainsi les observateurs savants, comme les praticiens empiriques de
vivre, avaient accumulés à travers les siècles
des trésors de connaissances à propos des peuples, des
religions, des civilisations, de leurs effets respectifs sur les individus
et les groupes, sur leurs relations mutuelles, sur le rôle des
uns et des autres, et de leurs trop fréquents affrontements,
dans le façonnement de l'histoire. C'étaient là,
certes, des connaissances très impures, fortement mélangées
d'erreurs, de préjugés, de mythes, d'aveuglement sur soi-même
et sur l'autre et d'animosités. Mais parce qu'elles n'avaient
pas toujours raison on a décidé qu'elles avaient
toujours tort, et la perte est immense.
Il faudra un jour se décider à faire un sort à
ce pont aux ânes de toute discussion moderne, à savoir
cet argument, qui se juge à chaque fois triomphant, et qui se
prend pour la voix même de l'intelligence, selon lequel il serait
impossible, voire criminel, et en tout cas imbécile, de dire
les ceci ou les cela - les homosexuels, les
catholiques, les femmes, les juifs, les arabes,
les musulmans, les Tchèques, les Chinois
- parce qu'il y aurait autant de cecité ou de celaïté
que de cecis ou de celas, et qu'en conséquence
il serait impossible, voire criminel, etc., de généraliser.
Il n'est pas un intervenant de base dans le moindre débat convenable
qui ne gagne deux ou trois minutes, après les dix ou douze c'est
vrai que… de rigueur, et ne soit convaincu de s'installer
durablement ce faisant en position de force, dès lors qu'il a
rappelé d'un air entendu ce précepte éculé,
pas de "les …", comme s'il venait d'en accoucher
en sa sagesse. Mais la position de force que peut valoir pareil rappel
est toute stratégique, en mettant les choses au mieux. Elle n'est
nullement logique. Car s'il est bien vrai, ou presque vrai, qu'en général
il y a presque autant de sinosités que de Chinois, de féminités
que de femmes et d'homosexualités que d'homosexuels, il n'en
reste pas moins que Chinois, femme, homosexuel, chrétien,
arabe, bouddhiste, noir, blanc, européen, indien et que
sais-je encore sont des mots qui continuent d'avoir un sens - un sens
comme tous les sens, un sens un peu tremblé, un sens stratifié,
contradictoire, aux confins flous, aux zones périphériques
d'attribution douteuse, aux marches contestées mais un sens tout
de même, et précieux, indispensable à la raison.
Je crois que je faisais l'éloge de la généralité,
dans le précédent éditorial, ou de la généralisation
comme l'une des plus essentielles, des plus nobles et des plus utiles
activités de l'intelligence. Généraliser
n'a de vertu que dialectique, il va sans dire, et dans la seule mesure
où cet exercice délicat se combine avec l'analyse, et
tire sa tension constitutive d'une opposition essentielle avec le processus
d'individuation, d'individualisation. Tocqueville, quand il
dresse son grand tableau de l'Amérique, nous éblouit par
sa capacité de généralisation ; et sa
capacité particulière et merveilleusement éclairante
de généralisation nous éblouit à son tour,
ou plutôt dans le même temps, par son caractère contradictoire,
feuilleté, à même de prendre en compte l'individu,
la nuance, le cas particulier, le caractère irréductible
de la personne, son in-interchangeabilité fondamentale.
Il y a certes des généralisations abusives. On peut même
aller jusqu'à dire, sans doute, qu'il y a dans le processus même
de généralisation un risque inhérent d'abus, et,
comme pour la forme, le pari d'un sacrifice, d'un moins pour le
plus, de la part de la raison. Mais ce serait une très grave
erreur, et Dieu sait qu'elle a souvent été commise, que
de rejeter sous ce prétexte la généralisation en
général.
Relève bel et bien du racisme, nous l'avons vu, du vrai
racisme, et donc de la faute intellectuelle et morale, tout ce
qui tend à écraser l'individu sous le général,
l'être sous le groupe, le vivant sous l'origine - et par exemple
toute réduction d'un homme ou d'une femme à leur appartenance
ethnique, tout jugement à leur égard, tout choix de comportement
à leur endroit, qui ne les envisage pas dans leur caractère
unique d'individu irremplaçable, in-interchangeable, et qui rabat
sur eux l'appartenance, comme une chape. Relève en revanche de
l'obscurantisme tout ce qui, au prétexte d'éviter ce premier
et très grave écueil, prétend, par exaspération
face à la lenteur de la vertu, par déraisonnable impatience
de la raison, par dangereux sentiment du danger, que l'origine n'est
rien, que l'appartenance ne compte pas, qu'il n'y a que des individus,
que dans le monde et dans la cité ne sont pas à l'œuvre
et souvent en rivalité des civilisations, des peuples, des religions,
des ethnies, des groupes de toute espèce et des blocs, semblables
à des plaques tectoniques, qui, autant et plus que les individus,
font l'histoire et donnent éternellement sa lumière au
présent.
Je ferme ici cette longue parenthèse, qui est en quelque sorte
une enclave du précédent éditorial dans celui-ci,
pour dire et répéter qu'à mon avis la dite "question
sociale", et spécialement dans le sens où paraît
l'entendre notre correspondant, est totalement indissociable, non seulement
de l'immigration, qui après tout n'est qu'un épiphénomène,
mais de ce qu'on est tenté d'appeler provisoirement, et faute
de mieux, bien conscient qu'on est des risques qu'on encourt, la "question
ethnique", avec tout ce qu'elle implique d'aspects culturels, religieux,
linguistiques et j'en passe.
Les civilisations, les ethnies, les nationalités, les cultures,
les religions, ne mettent pas au premier plan les mêmes valeurs.
Elles n'ont pas les mêmes façons d'habiter, non seulement
d'habiter la terre mais d'habiter un appartement, un immeuble, une ville,
une "cité", l'espace public. N'ayant pas la même
histoire elles n'ont pas la même relation à l'État,
au pouvoir, au contrat social. Bien entendu leurs traits constitutifs
- sur lesquels on ne peut d'ailleurs généraliser qu'avec
la plus extrême prudence, et tout en restant toujours bien conscient
que ces généralisations ne répondent pas toujours
automatiquement, bien loin de là, très loin de là,
du cas d'individus qui souvent, par leur seule existence, y contredisent
radicalement-, bien entendu les traits constitutifs de ces civilisations,
de ces ethnies, de ces cultures et de ces groupes divers, évoluent.
Mais ce n'est pas au même rythme que les individus, et ce n'est
pas forcément dans le même sens que les évolutions
des autres groupes auxquels ceux-là sont confrontés, ou
associés dans un même État.
On nous fait remarquer, et on a raison, que la misère a toujours
existé. Cela est vrai, certes, mais de cette vérité
il ne s'ensuit pas nécessairement que la misère actuelle
n'est pas liée à l'immigration, qu'elle n'est pas pour
une très large part une misère immigrée.
La France, qui est depuis longtemps, à l'échelle des nations,
un pays riche, était presque parvenue, à l'issue des défuntes
"trente glorieuses", à résorber, de la misère
proprement dite, ce qui peut l'être. Entre les deux époques
de la plus grande audience et de la plus large visibilité de
l'abbé Pierre - audience et visibilité qui l'une et l'autre,
entre autres choses, sont des symptômes, bien entendu
-, il y eut une assez longue période où l'extrême
pauvreté, sans avoir tout à fait disparu, il s'en faut
de beaucoup, avait cessé de pouvoir se confondre, même
provisoirement, avec la "question sociale". Elle était
certes une "question sociale", parmi beaucoup d'autres, mais
il ne serait alors venu à l'esprit de personne, comme ce semble
être venu à l'esprit de notre correspondant, de réduire
à elle la "question sociale" .
Il va de soi que nous ne confondons pas les effets et les causes, les
victimes avec d'éventuels coupables, les exclus avec les responsables
de l'exclusion. Il ne s'agit pas de désigner quiconque à
la vindicte raisonneuse, et surtout pas des individus - sauf peut-être
les politiciens inconscients, les idéologues grisés par
leur belle âme et ses démangeaisons de vertu, les suiveurs,
les lâches, les moutons de Panurge, les amoureux de l'aveuglement
et les Amis du désastre, qui ont laissé se produire et
se conforter, depuis trente ans et plus, une situation dont il était
d'emblée fort évident qu'elle ne pouvait entraîner
que du malheur, de la misère, de l'impuissance et de la violence
: une violence dont nous sommes sans doute bien loin, les récentes
horreurs madrilènes nous le rappellent, d'avoir bue la coupe
jusqu'à la lie.
On en revient toujours au mot qu'il est convenu de trouver malheureux,
et qui n'a contre lui que la platitude piétonnière du
bon sens, de Michel Rocard, selon qui la France ne saurait accueillir,
ou prendre en charge, toute la misère du monde. Rocard lui-même,
certainement, et l'In-nocence avec lui, et sans doute une majorité
de Français, sont néanmoins d'accord pour que la France,
de la misère du monde, prenne plus que sa part. Encore
faut-il lui en laisser les moyens. Or ce sont précisément
ces moyens que la politique immigrationniste lui a ravis.
Aucune nation au monde ne place l'égalité si haut que
la nôtre, qui est allée jusqu'à l'inscrire au centre
de sa devise nationale. Mais il faut bien voir ce que ce terme ronflant
recouvre de méchante rancœur, de vindicte calculeuse, d'horreur
de la réussite des autres, d'indignation prude à leur
bonheur présumé, et surtout de propension fatale à
scier la branche sur laquelle on est assis soi-même.
C'est éternellement la fausse mère du jugement de Salomon
: elle aime mieux un nourrisson coupé en deux, c'est-à-dire
mort, qu'un nourrisson vivant, mais confié tout entier à
une autre.
La haine de la richesse de quelques-uns a détruit, principalement
par le moyen de l'impôt, l'aisance d'une classe assez nombreuse,
mais aussi les conditions même qui avaient fait le prestige culturel
du pays, son intelligence, et peut-être la liberté dont
on y jouissait.
La haine de l'inégalité dans l'éducation (alors
que l'éducation pourrait fort bien être définie
comme l'art d'être inégal, et d'abord inégal
à soi-même, de préférence supérieur)
a fait que presque plus personne n'a reçu d'éducation
digne de ce nom, dans notre pays, que le système éducatif
lui-même s'est effondré, et que pour la culture il n'y
a plus de public, comme le montre tous les jours la télévision,
spécialement en ses émissions "culturelles".
Les mêmes principes rabougris sont en train de détruire
l'hôpital, et peut-être la santé publique : puisque
tout le monde n'est pas également bien soigné, qu'au moins
tout le monde soit mal soigné ; et s'il faut être traités
comme des chiens, qu'au moins nous soyons tous des chiens.
Et les mêmes principes encore, ceux de la vindicte et de la rancœur
agissant d'enthousiasme contre leurs propres intérêts,
font que, au niveau international cette fois, par horreur de l'inégalité
entre les nations, on détruit les conditions de la prospérité
des quelques nations prospères, en transportant chez elles les
conditions, les mœurs, les attitudes civiques, les religions et
les fanatismes qui ont assuré la pauvreté, le malheur
et l'absence de liberté au sein des nations pauvres, malheureuses
et soumises - lesquelles, faut-il l'écrire, ne sont pas le moins
du monde enrichies, ni éclairées, ni soulagées
dans leurs épreuves, bien au contraire, par ce gigantesque processus
qu'on ne peut même pas appeler d'égalisation par le bas,
car c'est plutôt par le vide.
Je me suis fait traîner dans la boue, et tout spécialement
par le rédacteur en chef du Monde, grand spécialiste
d'Haïti, nous a-t-il expliqué, pour avoir écrit,
entre autres choses, que si Haïti, par quelque miracle, avait soudain
pour population celle des Pays-Bas, celle de la Suisse ou celle d'Israël,
ce serait en cinq ou dix ans un pays raisonnablement prospère
et ordonné. Moyennant quoi un journaliste du Monde, à
présent, écrit en toute quiétude la même
chose, mais cette fois à propos d'une demi-douzaine de pays d'Afrique.
A cet indice et quelques autres on pourrait se reprendre à espérer,
et commencer d'imaginer que l'immense voile d'opacité que l'antiracisme
dogmatique a étalé sur la réalité du monde
commence à se soulever par endroits. Mais ce mouvement-là,
même s'il n'est pas une illusion de l'espérance, arrive
bien tard. Et il n'interrompt pas la mise en place innombrable d'un
état de fait qui pourrait bien garantir à notre pays,
en fait de "question sociale" et d'avenir, le présent
d'une Algérie ou d'un Burkina-Faso, voire le passé sans
cesse récurrent d'une Irlande du Nord, d'une Bosnie-Herzégovine,
d'un Kosovo, d'un Liban ou d'un Israël-Palestine mêlés.
Détruire la richesse de quelques-uns n'a jamais assuré
la prospérité de tous. Détruire la richesse d'une
nation ne fait rien pour le bien-être des autres. On n'enrichit
pas l'ensemble d'une population, ou l'ensemble du monde, en commençant
par appauvrir les individus, les États ou les régions
qui eux sont déjà dans la situation qu'on souhaiterait
généraliser, ou très sensiblement élargir.
La France contribuerait autrement mieux aux progrès de la planète,
économiques et autres, en restant la France, et en aidant sensiblement
plus qu'elle ne le fait les pays moins favorisés, qu'en s'ingéniant
à organiser pour elle-même un sort comparable au leur,
qui la rend incapable d'être efficace et généreuse,
et la fond piteusement dans le village universel.
Encore une fois, il n'est pas question de réduire la "question
sociale" à la seule question de l'immigration, même
si l'on retrouve la seconde à toutes les étapes de l'examen
de la première. La "question sociale", c'est aussi,
et peut-être surtout la question du chômage, et plus spécialement
ces temps-ci le problème des chômeurs en fin de droits,
lesquels risquent fort de venir très rapidement grossir le nombre
alarmant des malheureux à propos desquels la "question sociale"
de pose avec la plus précise et la plus dramatique acuité.
Mais la question du chômage est elle-même fort peu séparable
de celle de l'éducation, car on voit tous les jours le système
éducatif français, dans son sinistre naufrage, envoyer
sur le marché des adolescents et de jeunes adultes dont il est
hélas fort évident qu'ils sont pour ainsi dire inaptes
à tout emploi, intellectuellement, techniquement mais aussi idéologiquement,
je n'ose écrire moralement.
La crise de l'éducation a des causes très vastes et très
nombreuses, parmi lesquelles l'effondrement des modèles d'autorité,
la dilution des structures familiales traditionnelles, la révolution
sexuelle, probablement, et ce que j'ai coutume d'appeler le "soi-mêmisme",
cette niaise obsession d'être "soi-même", si fatale
à cette sortie de soi et à cette imposition de la forme
avec laquelle se confond le principe premier de toute éducation.
La crise de l'enseignement ne saurait en aucune façon, donc,
se réduire, à la question de l'immigration, même
s'il est très évident que celle-ci, là encore,
joue un rôle déterminant. Pas plus qu'elle ne peut prendre
en charge à elle seule toute la misère du monde la France
ne peut éduquer la terre entière, et surtout pas chez
elle, dans ses propres écoles. S'y essaie-t-elle, se sont les
rejetons de son propre peuple (s'il est loisible d'en rappeler discrètement
l'existence), qu'elle ne parvient plus à élever.
Nous ne sommes pas si loin des chômeurs qu'il y paraît,
et même des infortunés chômeurs en fin de droits
: car toutes ces choses qui ne doivent pas être vues, et qui ne
doivent être dites, tout ce grand aveuglement organisé
et systématique qui s'est abattu sur la France au nom trompeur
de l'antiracisme, il a quelque chose à voir, et de très
près, avec la parole, et avec son propre effondrement. Dans une
société où l'évidence ne doit pas être
nommée, où c'est au nom d'une pseudo-morale ivre d'elle-même
et de ses discours pétrifiés que la parole est contrainte
au mensonge et à la dissimulation, l'engagement n'est rien, à
commencer par celui de l'État lui-même, qu'on vient de
voir dénoncer arbitrairement des droits acquis, à la façon
d'une compagnie d'assurance en faillite frauduleuse, et réduire
de plusieurs mois, d'un trait de plume, des allocations de secours qui
avaient fait l'objet d'un contrat.
Toute la parole, rien que la parole : voilà ce que souhaite
l'In-nocence, amie de la stricte observance des contrats, et de la juste
observation des faits. Au reste il est assez clair qu'entre l'égalité
tant proclamée et le droit au travail si fort revendiqué
il y a une contradiction. Car à moins d'imaginer que ce soit
l'État, seule entité dont l'inégalité puisse
être admise dans un système d'égalité général,
qui donne du travail à tous ceux qui n'en ont pas (en une sorte
de renouveau des Ateliers nationaux, de fâcheuse mémoire),
on voit mal pourquoi certains individus et les entreprises, qui sont
faites de citoyens comme vous et moi, ni plus ni moins égaux
que tous les autres, seraient tenus d'assurer du travail à d'autres
citoyens leurs égaux, dont le travail ne ferait l'objet, de la
part des premiers, d'aucun besoin. Un tel système ne peut relever
que d'une société féodale, où le suzerain
est tenu, en échange de leur vassalité, d'assurer la protection
de ses vassaux. Ce que réclament sans bien s'en rendre compte
ceux qui exigent de leurs employeurs qu'ils continuent à les
employer même quand ils n'ont plus l'usage de leurs services,
c'est un droit à la servitude, une reconnaissance officielle
de l'inégalité.
L'In-nocence, faut-il le dire, voit autrement le monde, et le pays.
Elle en tient pour le respect des droits acquis, et pour la prise en
charge des citoyens empêchés de veiller sur eux-mêmes,
ou diminués face à cette exigence. Elle n'est pas favorable
à l'allongement indéfini de la liste des ayant-droits,
dont l'afflux réduit à rien les droits de tous, et rend
impossible de satisfaire les besoins des signataires originaux du contrat
social, lui-même vidé de son sens dès lors qu'il
a de plus en plus de bénéficiaires, et presque plus de
contributeurs. La misère du reste du monde, elle souhaiterait
que la France y remédie de son mieux dans le reste du monde,
pourvu qu'on lui laisse les moyens d'en garder les moyens.
L'In-nocence n'est pas ultra-libérale. Elle est très
attachée au service public, et rien ne lui paraît mieux
au cœur de la fonction étatique et gouvernementale que la
protection des citoyens, économique autant que physique, sanitaire
autant qu'écologique. Mais c'est à une protection au service
de la liberté qu'elle songe, et d'abord de la liberté
d'être, d'être plus et d'être mieux ;
ce n'est pas à une protection qui fabrique des clients, des obligés,
des réclameurs perpétuels et des sinécuristes patentés
- ne travaillant de la sorte qu'aux insidieux progrès de la dépendance.