Au lendemain des bombardements de Berlin et de la capitulation de l'Allemagne
nazie, en 1945, il s'est trouvé des gens pour ne pas vouloir croire
qu'Hitler était réellement mort. Avec terreur, pour la plupart, avec
espoir pour quelques-uns, ils s'étaient convaincu que le führer avait
pu s'enfuir par quelque passage secret de son bunker, et qu'un jour
il allait revenir.
Il n'est pas revenu, Dieu merci. Mais au fur et à mesure que le temps
passait, que les crimes nazis étaient mieux connus, que l'horreur concentrationnaire
prenait plus de place dans la mémoire collective, que se dissipait l'espèce
de silence hébété qui avait suivi la découverte des camps de la mort,
Hitler opérait tout de même une espèce de retour : un retour en creux,
certes, un retour comme figure inversée, comme contre-épreuve, comme
pôle par excellence du négatif et donc comme obsession. Cet emploi
de figure absolue du Mal, il ne l'avait certes pas volée : personne
n'était plus qualifié que lui pour l'occuper. L'ennui c'est que, redevenu
très présent par ce biais pervers, il allait montrer qu'il pouvait encore
nuire - pas autant que la première fois, sans doute, mais de façon plus
insidieuse, plus captieuse comme il convient à un fantôme, et plus durable
- au point qu'il n'a pas dit son dernier mot. C'est là ce que j'appelle
sa "deuxième carrière".
Le mode de sa présence fantomatique, c'est de constituer le butoir
de toutes les phrases, de toutes les phrases négatives ; l'horizon suprême
de toutes les perspectives de la condamnation ; l'argument ultime de
tout débat qui s'envenime. C'est ce que d'autres avant moi ont appelé
très justement la reductio ad Hitlerum. Et je crois être
assez bien placé pour apprécier la justesse de cette dénomination, et
la puissance de l'instrument polémique lui-même, moi qui me suis vu
traiter, par Mme Laure Adler je crois bien, ou bien était-ce par le
Mrap, de pire que Hitler, rien de moins.
Hitler, dans cet emploi d'arme absolue de langage a servi à condamner
définitivement, ou à réduire au silence, tout ce dont on pouvait dire,
ou dont on croyait qu'on pouvait
dire, ou dont on estimait qu'on pouvait aller jusqu'à insinuer, que ç'avait un rapport, même
infime, avec lui, avec ce qu'il avait fait lui, avec ce qu'il avait
écrit, avec ce qu'il avait pensé. Or, dans ce domaine, accusation vaut
condamnation. Soupçon vaut preuve. Et pour la cible potentielle, risque
encouru vaut perte. Autant dire qu'il s'agissait là d'une arme formidable,
dont on aurait pu croire qu'il n'était pas bon de la laisser entre toutes
les mains. Or elle était en vente libre. Que dis-je ? Elle était distribuée
gratuitement à tous les carrefours, avec mode d'emploi détaillé (c'est
assez simple) et brochure d'encouragement moral à la laisser reposer
aussi peu que possible.
Hitler étant à peu près synonyme de racisme, au premier chef (ne parlons même pas d'antisémitisme), il
suffisait dès lors d'assumer le nom et la position de l'antiracisme
pour pouvoir, intellectuellement, conceptuellement, mais aussi socialement,
et bien sûr politiquement, tuer à vue - ce qui n'eût présenté que peu
d'inconvénient si l'antiracisme s'en était tenu à ce que semblait annoncer
son nom, la condamnation morale du racisme et le combat politique et
militant contre lui, c'est-à-dire contre toute réduction de la personne
à son origine, et contre toute violence, ou humiliation, à elle infligée
du fait de son origine. Mais la présence obsessionnelle de Hitler au
bout de toutes les accusations, de toutes les pensées négatives, de
tous les arguments, conférait à ceux qui l'invoquait trop de grisante
puissance de tir pour qu'ils ne fussent pas tentés d'y avoir recours
en toute circonstance, et, pour ce faire, d'élargir considérablement,
et presque indéfiniment, le champ d'application d'une arme si puissante.
C'est ainsi que l'antiracisme, enivré par la force irrésistible et l'espèce
d'infaillibilité, d'invulnérabilité, que lui conférait l'évocation réelle
ou seulement suggérée de l'épouvantable fantôme Adolf Hitler, se mit
élargir hors de toute mesure son domaine d'intervention et son corpus
doctrinal qui dès lors, bien loin de viser comme à sa naissance le seul
racisme véritable - une tâche pourtant suffisamment lourde, aurait-on
pu penser -, se mêla d'interdire non seulement toute référence aux races,
il va sans dire, mais aussi, peu ou prou, aux ethnies, aux peuples,
aux civilisations, aux cultures diverses, aux origines en général.
Du coup, et du fait d'Hitler, de ce qu'Hitler et le siens avaient fait
à l'histoire, des atrocités incomparables dont ils étaient responsables,
ce sont des pans entiers de la connaissance, de l'histoire, de l'expérience,
de la raison même et du jugement qui s'effondrèrent, disparurent, devinrent
impossibles à mentionner seulement. Pourtant ce dont ils étaient connaissance,
ce dont ils étaient histoire, ce dont ils étaient expérience, ce que
la raison et le jugement politique et moral, en eux, avait cherché
à définir et à ordonnancer, tout cela n'en existait pas moins, n'en
perdurait pas moins dans les profondeurs de l'espace géographique et
du temps, et souvent à leur superficie même, à leurs frontières, dans
leurs quartiers divers, leurs cités, leurs banlieues ; bref n'en continuait
pas moins son labeur historique, parfois sourd, parfois violent - d'abord
sourd, puis violent.
La deuxième carrière d'Adolf Hitler, s'exerçant selon un retournement
terme à terme et purement mécanique des perspectives, a consisté à convaincre
le monde, mais surtout l'Occident, et d'abord l'Europe, qui pour son
malheur avait pu suivre de beaucoup plus près que les autres continents
la première équipée criminelle de ce revenant diabolique, que les distinctions
ethniques et les dimensions héréditaires des civilisations ne comptaient
pas, que les origines n'étaient rien, que les appartenances natives
n'avaient aucune importance, et que même si, par malheur, ces choses-là
avaient une existence réelle et une influence effective sur les affaires
des hommes et des États, il fallait faire comme s'il n'en était rien,
les ignorer en fait et en discours, leur dénier toute pertinence, interdire
qu'il y soit fait référence.
C'est ainsi qu'est né, sous la houlette inversée d'Adolf Hitler, dans
la hantise de lui - hantise qui se révélait, pour le dictateur consumé,
un mode formidablement efficace de la présence - un monde totalement
imaginaire, belle-âmiste, dévot, à la fois onctueux et implacable, tyrannique
et impuissant, qui s'avisa de recouvrir bord à bord le coupable monde
réel, et de le tancer sévèrement quand celui-ci prétendait, en levant
le doigt pour une petite question, ou en exposant sa souffrance, tout
simplement, rappeler sa réalité : on lui déclarait alors, statistiques
à l'appui et menaces de poursuites à la clef, qu'il se trompait totalement
sur lui-même, qu'il ne savait pas ce qu'il disait, qu'il ne voyait pas
ce qu'il voyait, qu'il ne souffrait pas ce qu'il souffrait, que tout
cela était dans sa tête et, à tout hasard, que le niveau montait ; et
s'il avait le mauvais goût d'insister, on déclarait criminelle cette
insistance.
Bien entendu, l'opération de recouvrement n'a pas réussi partout avec
un égal succès. La société ultra-anti-raciste post-hitlérienne, celle
qui, hanté par Hitler, voulait absolument qu'il n'y eût pas de races
mais, en même temps, qu'aux races on ne touchât point parce qu'elles
sont très susceptibles, qu'on ne leur adressât jamais aucune critique
non plus qu'à quoi que ce soit, "ethnies", peuples, "communautés",
religions, cultures civilisations, qui de près ou de loin pourraient
passer pour leur ressembler vaguement ou pour regrouper plus ou moins
exactement les mêmes individus qu'elles, cette société-là, donc, ne
parvint à s'imposer complètement que dans les contrées - l'Europe, essentiellement,
et dans une moindre mesure l'Amérique du nord - que le premier Hitler,
le vrai, celui de la première
carrière, avait sinistrement marqué de son sceau. Ailleurs le fantôme
était beaucoup moins agissant. On peut même dire qu'il y a de très vastes
régions de la planète, très peuplées et très remuantes, au sud et au
sud-est de l'Europe, en particulier, où il ne produisait aucun effet
et ne faisait peur à personne. C'est qu'en ces quartiers-là on n'en
était pas encore à Hitler revenant (revenant à
l'envers comme en Occident, régnant a
contrario, modelant en haut-relief les territoires et les esprits
par son souvenir totalitaire) : à peine avait-on atteint là-bas, malgré
de longs efforts, le premier Hitler, celui de la première carrière.
On était pas du tout au-delà
de lui, obsessionnellement
au-delà comme chez nous, mais encore en deça - même si quelquefois c'est à
peine en deça, il faut le reconnaître : témoin le discours récent
du président de la République iranienne, appelant à la destruction pure
et simple d'Israël.
La situation, en somme, était assez voisine, et elle l'est encore,
elle l'est même plus que jamais, de celle que décrivait François Mitterrand
dans un discours fameux : tous les pacifistes d'un côté, tous les missiles
de l'autre. Tous les ultra-antiracistes experts en reductio ad hitlerum d'un côté, et de l'autre tous les peuples, toutes
les ethnies, toutes les "communautés", toutes les religions,
toutes les cultures, toutes les civilisations qui, n'ayant pas eu affaire
directement au premier Hitler, n'en sont pas plus obsédés que cela et
qui, ne se sentant pas contraints de juger du monde et de ses affaires
en fonction de lui, en réaction par rapport à lui, sont fort indifférents
à son égard, et ne songent pas une seule seconde, dans l'ensemble, à
abandonner leur façon de voir de toujours au motif qu'en de certains
points on pourrait bien accuser ces façons de voir de se recouper un
peu avec les siennes : je veux dire qu'on n'envisage nullement, de ce
côté-là de la barrière entre pacifistes et missiles, entre ultra-antiracistes
et appartenances natives, d'afficher son pacifisme et de penser que
les ethnies ne sont rien, que les communautés de religion ou de civilisation
n'ont pas d'importance, que les origines sont tout à fait dépourvues
de pertinence, ou devraient l'être. Il y a même en ces parages des individus,
j'en ai bien peur, qui ne reculent pas devant le mot race, ni devant la chose, quand ce ne serait
que pour inviter un peu rudement à prendre sûr elle, si j'ai bien compris,
certaines intimités sexuelles.
La chose n'en parlons même pas ; mais le mot, lui, faut-il le rappeler,
est en horreur absolue, et non sans les meilleures raisons de la terre,
à tous les administrés horrifiés du fantôme d'Hitler : race, bien sûr, mais tous ses dérivés aussi
bien, et tous ses plus lointains cousins, même ceux qu'on aurait pu
juger un peu plus présentables. Sous Hitler seconde manière, sous Hitler
renversé terme à terme, sous Hitler terminus
ad quem de tous les raisonnements, tout ce qui relève de l'"ethnique"
sera vomi, surtout si c'est aggravé de la moindre prétention herméneutique.
Sauf peut-être dans les domaines de la cuisine et de la musique, à la
rigueur - et encore, on se méfie
-, il est convenu que l'"ethnique"
n'explique rien, et ne doit en aucune façon être invoqué.
C'est ce mode de pensée post-
et bien sûr farouchement anti-hitlérien
(comment pourrait-il ne pas l'être et comment le pourrions-nous nous-mêmes
?), qui, seul aux commandes depuis trente ou quarante ans, depuis qu'Hitler
a commencé sa seconde carrière, souterraine et renversée, éblouissatament
obscure, oxymorique et ravageuse ; c'est ce mode de pensée, dis-je,
qu'on me saura gré, je l'espère, de ne pas appeler négationniste, mais que je suis assez tenté de dénommer
plutôt dénégationniste ; c'est ce mode de pensée
angelo-bleu-blanc-beur, donc, bellâmo-benettonien, répressivo-touche-pas-à-mon-potiste,
qui a forgé le monde où nous vivons, l'Europe que nous essayons de construire
et qu'il empêche, le pays que nous avions cru nôtre et dont il nous
expliqua qu'il était à qui veut, c'est-à-dire à personne. À l'heure
où ce monde paraît près d'exploser, et ce pays près de s'enflammer avec
des milliers de voitures, avec ses garderies, ses crèches, ses commissariats
et ses cars de pompiers, on n'est plus que tenté de l'incriminer, ce
mode de pensée, et son évident aveuglement, son imprévoyance, sa légèreté
que pour un peu nous nommerions criminelle, oui, ne serait-ce que pour
imiter ses propres façons de s'exprimer (après tout nous sommes ses
enfants).
Lui n'en est pas encore à l'heure du trouble, cependant, et moins encore
de l'examen de conscience. Ethnique ? Ethnique ? Qu'est-ce qu'il peut bien y avoir d'ethnique dans ce qui
se passe ? Le mot ni le concept ne font partie du répertoire de la doctrine
en place, et vous-même feriez bien de vous garder d'y avoir recours.
Que ne dites-vous plutôt, et ne tâchez-vous, de vous convaincre que
ce qui arrive est de nature économique
et sociale ? Cela n'engage à rien et cela ouvre bien des portes.
Et surtout n'aller pas prétendre que l'"économique et social",
indubitable - l'état de délabrement des quartiers et des vies, et le
désespoir qu'il entraîne -, bien loin d'être la cause
des "événements" (comme on disait, et comme on va dire de
nouveau je le sens (après tout les protagonistes sont à peu près les
mêmes, au regard de l'Histoire)), n'est que la conséquence
de la situation ethnique, telle que la manifestent les faits. Si vous
alliez insinuer cela, ce n'est pas votre voiture qui brûlerait, c'est
vous. Et les deux camps pourraient se réconcilier un moment autour de
ce joli feu de joie.
Pourtant, pourtant
L'état économique et social des banlieues, nous dit-on, n'a rien à
voir avec celui du centre des villes, et la condition des enfants et
des petits-enfants d'immigrés, les conditions de vie qui leur sont faites,
sont à cent lieues de celles dont on voit jouir les descendants présumés
des Gaulois (et des Ibères et des Lusitaniens, et des Volsques et des
Samaritains, et des Sorabes et même des Lusaciens). Sans doute, sans
doute
Mais cet état des lieux et cette condition des personnes, s'ils
ne ressemblent guère, c'est vrai, à ceux dont bénéficient les soucheux
des strates antérieures, ils ont beaucoup à voir, en revanche, avec
ceux qui s'observent dans les pays d'origine de cette immigration-là,
et que cette immigration-là, tout "naturellement" dirait-on,
reconstitue à l'identique, ou peu s'en faut, dans les nouveaux territoires
où elle se déploie.
Nous avons cessé d'accueillir des individus, nous nous sommes mêlés
de recevoir des peuples ; et cela d'un coeur d'autant plus léger qu'un
peuple, on ne savait plus trop ce que cela
voulait dire (mais lui oui). Et ces peuples à présent parmi nous, ils
continuent, avec une innocente obstination de peuples (parfois un peu
nocente, tout de même), à se ressembler
à eux-mêmes, bien plus étroitement en tout cas qu'ils ne ressemblent
à ce qui fut le nôtre. De ceci ni de cela ils ne paraissent éprouver
grand regret, d'ailleurs. Ils n'ont pas lu Adolf Hitler, même à l'envers.
Ils n'ont pas beaucoup vu les vieilles bandes d'actualité et les reportages
qui exposent ses forfaits. Leurs enfants semblent répugner, même, à
se voir enseigner le pire de ses crimes. Ce n'est pas notre histoire,
disent-ils. Il n'y a que vous que ça regarde.
L'abomination, combien légitime et fondée, que nous éprouvons à l'endroit
de l'hôte de Berchtesgaden et de Wannsee, c'est elle et ses conséquences,
c'est son influence, plus que tout autre facteur, qui a ouvert aux immigrés,
au moins dans ces proportions-là, le chemin de notre pays : quelle nation,
en effet, sans cette abomination qui commandait toutes nos attitudes
et tous nos raisonnements, quelle nation eût accepté soudain ce que
pendant toute son histoire elle avait refusé de tout son être, le partage
de son sol avec un ou plusieurs autres peuples ? Et pourtant, cette
abomination-là, à laquelle ils doivent d'être ici, les nouveaux venus,
s'ils veulent bien, le plus souvent, la partager du bout des lèvres
(et d'autant plus qu'ils savent tout ce qu'ils lui doivent, et de quelle
utilité elle peut leur être encore), ils n'ont guère l'intention de
la pousser jusqu'aux conséquences extrêmes où elle nous a menés. Eux
savent trop bien ce que c'est qu'être un peuple, et sont très pointilleux
sur la question du territoire.
Il paraît maintenant que ce serait une question d'architecture, la
France qui brûle. L'économique ne suffit plus à tout expliquer, apparemment.
Voilà qu'il est fait recours à l'urbanisme. Nous n'aurions pas assez
bien logés nos hôtes, ou nos nouveaux concitoyens. Nos anciens
concitoyens, pourtant, avaient semblé assez contents, en leur temps,
d'aménagements assez semblables, et plutôt plus rudimentaires, sur lesquels
ils veillaient avec soin. Construirait-on à Clichy-sous-Bois comme on
construit avenue Paul-Doumer, de toute façon, je ne suis pas sûr, pour
ma part, qu'après quatre ou cinq ans ce ne soit pas l'aspect boutteflikien
qui l'emporte; et que les ascenseurs, sociaux ou pas sociaux, fonctionnent
tout à fait comme ils faudrait. L'anti-Hitler a beau dire, les peuples,
qu'il s'agisse d'habiter, de travailler, d'aimer, de se reproduire,
d'administrer les regards ou de gérer les bouts de trottoir, ne disons
rien des escaliers d'immeuble, ont de très solides habitudes. Le nôtre
n'a plus besoin de voyager pour observer de près celles des autres.
Mais il n'a d'yeux que pour pleurer.